Le Festival littéraire international de Tokyo
Le monde attend un nouveau Murakami Haruki
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Pendant 3 jours, la littérature mondiale était à Tokyo
——Des personnalités de tout premier plan, tel J.M. Coetzee(*1), Prix Nobel de Littérature, et Junot Díaz(*2), Prix Pulitzer, se trouvaient réunis pour ce premier Festival International de Littérature de Tokyo.
SHIBATA MOTOYUKI La rédactrice en chef de la section littéraire du New Yorker et membre du comité consultatif du festival, ainsi que le rédacteur en chef de Granta, un magazine littéraire britannique édités en huit langues différentes, ont bien voulu recommander ce festival, ce qui nous a permis de réunir à Tokyo les principales figures de la littérature mondiale d’aujourd’hui, y compris de nombreux traducteurs.
——Ce premier festival littéraire au Japon semble avoir connu un grand succès, quel jugement portez-vous sur l’événement ?
SHIBATA S’il nous reste certainement certains points à améliorer, je pense qu’il était très significatif en soi de réaliser cet événement. Tout d’abord pour les lecteurs, je crois que l’expérience d’entendre la voix de nombreux écrivains japonais et internationaux était une précieuse opportunité. Bien sûr, vous me direz que pour des écrivains l’essentiel n’est pas de montrer leur visage ou de parler en public mais que leurs livres soient lus. Mais un moment privilégié comme celui-ci où les lecteurs peuvent entendre la voix des écrivains leur parler comme à l’oreille invite à avoir envie de les lire, et c’est également quelque chose d’important. Je crois que l’expérience a été intéressante pour les lecteurs, surtout que les écrivains étrangers sont de façon générale plus doués que les écrivains japonais pour s’exprimer en public !
——Cela a été également une bonne stimulation pour les écrivains japonais, n’est ce pas ?
SHIBATA Très peu d’occasions comme celle-ci s’étaient présentées jusqu’alors pour les auteurs japonais. Il est toujours bon pour des auteurs d’avoir des liens avec des auteurs étrangers, et cela a été sans aucun doute une excellente occasion d’approfondir leurs échanges. Il est toujours intéressant d’écouter des auteurs raconter comment ils se sont rencontrés, de quoi ils ont parlé entre eux. Ces rencontres peuvent changer la vision d’un écrivain sur son œuvre, sa conception du monde. De tels échanges valent toujours mieux que rien.
——Est-ce parce que peu de leurs œuvres sont traduites que les écrivains japonais ont une tendance à la « galapagossisation » ?
SHIBATA En effet. Qu’un auteur rencontre un autre auteur ne fait pas beaucoup de sens s’il n’a lu aucun de ses livres. La situation est totalement différente s’il a lu au moins une nouvelle en traduction. C’est pourquoi il est important de créer une base pour que les œuvres soient lisibles dans les deux langues. Ainsi un dialogue fructueux aura toutes les chances de se développer entre les auteurs japonais et les auteurs étrangers.
Que peut un traducteur, et que ne peut-il pas faire ?
——Les écrivains n’étaient pas seuls présents pendant le festival, les différents acteurs de l’univers littéraires, éditeurs, traducteurs, relieurs, etc. participaient également. Il y a eu aussi une table ronde sur la traduction.
SHIBATA Une table ronde dont j’ai assuré la modération, à laquelle participaient Ono Masashi et Michael Emmerich. Ono Masashi est écrivain et traducteur de littérature française créole. Michael Emmerich est l’un des plus grands traducteurs actuels, le traducteur vers l’anglais de Takahashi Gen’ichirô et Kawakami Hiromi par exemple. Au cours de la table ronde, l’un des points les plus intéressants était la question : est-il préférable de traduire en faisant sentir le présence du traducteur ou au contraire le traducteur doit-il devenir l’homme invisible ? Personnellement, je suis pour le traducteur homme-invisible, mais il était intéressant d’écouter les avis très pertinents de traducteurs qui sont vraiment les mains plongés dans la littérature la plus exigeante. Certes, la solution du débat n’existe pas, mais je pense que même des lecteurs ordinaires ont profité de la discussion.
——Jusqu’à quel point la traduction peut-elle transmettre l’intention de l’auteur ?
SHIBATA La question de savoir jusqu’à quel point l’intention de l’auteur se transmet au lecteur est une question qui se pose avant même que l’on parle de traduction. La lecture en elle-même peut faire apparaître quelque chose qui dépasse l’intention de l’auteur, et c’est précisément l’intérêt de la littérature. Mais quoi qu’il en soit, disons que la traduction transmet quelque chose, et tout aussi sûrement perd quelque chose. Que transmet-on, que perd-on ? C’est la question que se pose en permanence le traducteur. Dans la poésie, oui sans doute, la partie perdue est importante. Mais dans le roman, si je suis moi-même traducteur c’est parce que je crois qu’on arrive quand même à transmettre l’essentiel.
——Traduire des Haïku doit être difficile, non ?
SHIBATA Par exemple, dans le célèbre haïku Furu ike ya / Kawazu tobikomu / Mizu no oto (Vieil étang / Une grenouille plonge / Bruit de l’eau), on peut remarquer que l’image de l’onde qui s’élargit est donnée par la graphie : Ka-wa-zu (3 syllabes), to-bi-ko-mu (4 syllabes), Mi-zu-no-o-to (5 syllabes), renforcée par le fait que les trois dernières syllabes sont trois syllabes en « o », la voyelle qui exprime le mieux l’idée d’une résonance qui se répand par effet d’assonance. Mais traduisez le poème dans une autre langue, vous perdrez cette assonance. Dans un roman, dont les phrases sont plus longues, on peut se dire : ah, je perds ceci, mais je garde cela, mais dans un haïku de 17 syllabes au total, ce n’est pas tout à fait la même chose. En fait, le roman est un genre à forte redondance. Vous pouvez perdre une certaine partie de l’information, ça tient encore debout.
Le roman japonais a le vent en poupe
——On a également beaucoup parlé de l’idée d’une « littérature transnationale » dans un monde qui se mondialise de plus en plus.
SHIBATA Pour ne parler que des États-Unis d’Amérique, mis à part les revues littéraires, seuls le Harper’s et le New Yorker parmi les magazines généralistes publient des textes de fictions. Or, l’écrivain le plus publié par le New Yorker au cours des 2 ou 3 dernières années est probablement l’auteur chilien Roberto Bolaño(*3). En deuxième position vient Murakami Haruki, puis l’auteur canadienne Alice Munro(*4) et l’auteur irlandais William Trevor(*5). Dans ce magazine qui passe pour représenter l’essence de la culture américaine, les auteurs les plus représentés sont des non-américains. En fait, cette ouverture sur la littérature mondiale est une tendance globale.
——On peut d’ailleurs dire que Murakami Haruki est l’un des auteurs les plus représentatifs de cette littérature « cross-border » , un cas exceptionnel parmi les écrivains japonais.
SHIBATA Au Japon, la littérature étrangère en traduction a toujours connu un excédent des importations sur les exportations. Quand j’entends dire qu’il faut augmenter les exportations quantitatives de culture japonaise, je suis plutôt réticent, mais dans le même temps je trouve toujours dommage que les pays étrangers ignorent toutes les choses excellentes qui existent au Japon. Murakami Haruki a fait dans le champ de la littérature ce que Nomo Hideo a réussi à faire dans le domaine du base-ball. Ajoutez à cela le phénomène manga et le succès des dessins animés de Miyazaki Hayao, les anglophones commencent à comprendre qu’il se produit des choses intéressantes au Japon. Ce phénomène n’était pas imaginable il y a vingt ans. Et je me demande si le contexte ne serait pas propice, maintenant. C’est le moment pour les écrivains japonais de présenter activement leurs œuvres à l’étranger.
——Pensez-vous que les romans des auteurs japonais contemporains pourraient être davantage lus à l’étranger ?
SHIBATA Jusqu’à récemment, à l’étranger, c’étaient les œuvres littéraires qui paraissaient liées au Japon ancien et traditionnel de Kawabata Yasunari ou de Tanizaki Jun’ichirô qui plaisaient, autrement dit les œuvres qui, du point de vue des étrangers, « faisaient japonais ». Abe Kôbô représentant une importante exception à cette tendance. Puis, depuis quelque temps, depuis que Murakami Haruki explose dans le monde entier, les choses ont changé. Ce n’est pas pour connaître le Japon que les lecteurs étrangers lisent Murakami Haruki. Ils le lisent parce qu’ils aiment ses romans.
Si un nombre conséquent de romans japonais étaient disponibles pour les lecteurs étrangers, ceux-ci découvriraient l’extraordinaire liberté de la littérature japonaise. Car pour dire les choses un peu brutalement, je pense que le roman japonais jouit d’une plus grande liberté que le roman américain. Le roman anglophone doit respecter strictement un certain nombre de règles, et toute déviance a du mal à se faire reconnaître. Le roman japonais, inversement, est perpétuellement en train de s’écarter de lui-même, et c’est par cela qu’il réussit à exprimer de façon concrète le chaos de la société actuelle.
S’ils sont présentés de façon très minutieuse, dans des traductions de qualité, je crois possible que nous assistions bientôt à un boum de la littérature japonaise, comparable au boum de la littérature latino-américaine que le monde de l’édition a connu dans les années 1970(*6). L’énergie qui anime la littérature japonaise aujourd’hui est tout à fait comparable à celle que montrait la littérature latino-américaine à l’époque.
——Pour terminer, M. Shibata, qu'est-ce que « traduire » selon vous ?
SHIBATA Oh, pour moi, c’est un amusement, un plaisir (rires). C’est le jeu le plus amusant que je connaisse. Je m’amuse à le faire, les lecteurs y trouvent du plaisir, et les auteurs me disent merci ! Les critiques littéraires, pour les écrivains, sont des sortes d’amis-ennemis, mais les traducteurs, eux, sont toujours de leur côté !
——Vous avez écrit quelque part que pour l’écrivain, le traducteur est comme « un nain qui travaille la nuit ».
SHIBATA C’est vrai ! Par rapport à tous ces grands écrivains américains, je suis tout à fait un nain, en plus avec le décalage horaire, je travaille au milieu de la nuit (rires).
Propos recueillis par Kondô Hisashi (nippon.com)
Photograophies : Ôsawa Hisayoshi, Kawamoto Seiya, Ôkubo Keizô, Kodera Kei
Remerciements à la Nippon Foundation.
(*1) ^ J.M. Coetzee : Né au Cap, en Afrique du Sud, en 1940. Il est devenu écrivain après avoir travaillé pour une société d’informatique au Royaume-Uni. Prix Booker en 1983 avec Michael K, sa vie, son temps, puis en 1999 avec Disgrâce, premier écrivain à recevoir deux fois ce prix. Prix Nobel de littérature en 2003. Auteur de L'Homme ralenti, L’Âge du Fer, En attendant les Barbares, etc. Au Festival International de Littérature de Tokyo, il a, pour la première fois, donné une lecture publique de L'enfance de Jésus.
(*2) ^ Junot Díaz : Né en 1968 à Santo Domingo (République Dominicaine). Vit aux États-Unis depuis l’âge de 6 ans. Son premier recueil de nouvelles, Los Boys, en 1996, attire l’attention sur lui. La brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao, son premier roman en 2007, reçoit le Prix des Critiques Américains et le Prix Pulitzer en 2008. Actuellement enseignant au MIT. Grand fan de manga et d’animés japonais.
(*3) ^ Roberto Bolaño : Né en 1953 à Santiago du Chili, il a grandi au Mexique. Décédé à l'âge de 50 ans en 2003, sa réputation internationale a constamment grandi depuis sa mort. Prix de l’Association des Critiques Américains en 2008. Œuvres principales : 2666, Les Détectives sauvages, Appels téléphoniques, etc.
(*4) ^ Alice Munro : Née en 1931 dans une petite ville rurale de l’Ontario, Canada. Devenue écrivain après avoir gérée une librairie. Considérée comme un maître de la nouvelle. Nommée parmi les « 100 personnes les plus influentes dans le monde » en 2005 par le magazine Times. Prix Booker international en 2009. Parmi ses œuvres : Un peu, beaucoup, pas du tout, Du côté de Castle Rock, etc.
(*5) ^ William Trevor : Né en 1928 dans le comté de Cork en Irlande. Après avoir été enseignant, sculpteur, rédacteur, il est devenu écrivain. Considéré comme le meilleur auteur de nouvelle vivant. Parmi ses œuvres : The Virgin's Gift, A Bit On the Side, IrlandeStories, etc.
(*6) ^ Boum de la littérature latino-américaine : Dans les années 1960 sont apparues, venant d’Amérique Latine, de nombreuses œuvres de très grande qualité. Leur forme expérimentale aussi bien que leur contenu d’une grande profondeur séduisent les lecteurs du monde entier. Le « réalisme magique » en particulier, une esthétique qui se démarque du réalisme occidental, influencera grandement toute la littérature mondiale. Parmi les écrivains majeurs de cette école, citons Gabriel Garcia Marquez (né en 1927, Colombie), Jorge Luis Borges (1899-1986, Argentine) ou Mario Vargas Llosa (né en 1936, Pérou).
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