Comment un homme ordinaire nommé Sugihara Chiune est devenu un héros
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Un contexte cosmopolite et multiculturel
Sugihara Chiune, le héros du film Persona Non Grata de Cellin Gluck, est un diplomate japonais qui a permis à six mille Juifs d’échapper aux nazis pendant la Seconde Guerre mondiale en leur fournissant généreusement des visas, contrairement aux ordres qu’il avait reçus. Après la guerre, il a quitté ses fonctions à la demande du ministère des Affaires étrangères japonais (MOFA) et mené une existence obscure pratiquement jusqu’à la fin de sa vie, en 1986. Mais un an avant sa mort, l’État d’Israël lui a décerné le titre de « Juste parmi les nations » en raison de son comportement héroïque pendant la guerre. Et en 1991, le MOFA l’a rétabli dans ses fonctions à titre posthume. Sugihara Chiune est à présent célèbre non seulement dans son propre pays mais aussi dans le monde entier. Depuis quelques années, on le qualifie même de « Schindler japonais » en référence à Oskar Schindler (1908-1974), l’industriel allemand qui a sauvé mille deux cents Juifs et dont l’histoire a été immortalisée par le film de Steven Spielberg La Liste de Schindler, tourné en 1993.
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La première mondiale de Persona Non Grata a eu lieu le 13 octobre 2015 à Kaunas, en Lituanie, où se sont déroulés les faits. La version japonaise, intitulée Sugihara Chiune, est sortie sur les écrans de l’Archipel le 5 décembre suivant. Le film raconte le combat que Sugihara Chiune, alors vice-consul du Japon à Kaunas, a mené en secret pour fournir à des milliers de Juifs des visas qui leur ont permis d’échapper aux nazis. L’acteur Karasawa Toshiaki (1953-) incarne le héros que ceux qui l’on connu à l’époque appelaient Senpo – la lecture « chinoise » des caractères composant le prénom du vice-consul étant plus facile à prononcer que Chiune, la lecture « japonaise ». Koyuki (1976-) joue quant à elle le rôle de Yukiko, l’épouse de Sugihara Chiune(*1). Le reste du casting est composé non seulement d’acteurs japonais mais aussi de comédiens polonais de tout premier plan, ce qui contribue au réalisme et à la profondeur du film.
Cellin Gluck, le réalisateur, est né au Japon d’un père Juif américain et d’une mère américaine d’ascendance japonaise. C’est là qu’il a grandi et qu’il a vécu jusqu’à la fin de ses études secondaires où il est allé aux États-Unis. Il a choisi de filmer Persona Non Grata en Pologne avec une équipe essentiellement locale. L’œuvre de Cellin Gluck s’inscrit donc dans un contexte cosmopolite et multiculturel, comme sa vie et sa carrière. Et c’est sans doute l’un de ses côtés les plus subtils et les plus passionnants. Nous avons demandé au cinéaste quels étaient ses objectifs lorsqu’il a tourné Persona Non Grata et ce que ce film signifie pour lui.
La décision héroïque d’un homme ordinaire
Quand il a décidé de faire Persona Non Grata,Cellin Gluck n’avait pas simplement l’intention de raconter l’histoire d’un héros ou d’un personnage extraordinaire. Il voulait avant tout comprendre comment un être humain est amené à prendre une décision héroïque quand il se trouve face à un problème très grave.
« Les gens ordinaires sont parfois confrontés à des situations exceptionnelles. Et ce sont les circonstances extraordinaires qui font que les hommes se transforment en héros », explique Cellin Gluck. « Sugihara Chiune a décidé que pour lui, il n’y avait pas d’autre choix, à ce moment-là. Il ne s’est pas vanté de ce qu’il a fait. Il a simplement agi comme il l’entendait. Et c’est ainsi qu’il a sauvé des milliers de personnes – dont les descendants doivent aujourd’hui se compter par dizaines de milliers – et qu’il est devenu un héros. »
Avant de se lancer dans cette aventure, Cellin Gluck ne savait pas grand-chose de Sugihara Chiune. Il avait lu un livre intitulé Le Plan Fugu – un projet de la fin des années 1930 qui avait pour objectif de convaincre les Juifs d’aller s’installer dans des territoires occupés par les Japonais, notamment en Mandchourie –, où il était question de ce diplomate(*2). « Je m’étais dit que ce devait être lui qu’on appelait le Schindler japonais », raconte-t-il.
Cellin Gluck a ensuite cherché à s’informer sur Oskar Schindler que l’on compare si volontiers à Sugihara Chiune. Il a alors découvert que l’histoire des deux hommes n’était pas tout à fait la même. « Oskar Schindler a sauvé des Juifs qui travaillaient dans son usine, des gens proches de lui, alors que Sugihara Chiune a secouru des gens qu’il ne connaissait même pas », précise-t-il.
(*1) ^ Sugihara Yukiko est l’auteur d’un livre intitulé Rokusennin no inochi no viza qui a été traduit en français par Karine Chesneau et publié en 1995 aux éditions Philippe Picquier, sous le titre Visas pour 6000 vies.
(*2) ^ The Fugu Plan: The Untold Story of the Japanese and the Jews During World War II, Marvin Tokayer and Mary Schwartz, Paddington Press, 1979 (Histoire inconnue des Juifs et des Japonais pendant la Seconde Guerre Mondiale : le Plan Fugu, Pygmalion, 1988).
Le sens précis de l’expression persona non grata
Le cinéaste a également compris que Sugihara Chiune n’était pas le seul diplomate à avoir sauvé des vies en accordant des visas en dépit des instructions reçues. « Le consul chinois de Vienne(*3) et le consul américain de Marseille(*4) ont eux aussi secouru des milliers de Juifs à la même époque », explique-t-il.
Cellin Gluck est très attaché au titre anglais de son film. Dans son acception la plus courante, persona non grata se dit de quelqu’un qui n’est pas le bienvenu. Dans le jargon des ambassades, il s’applique à un membre du corps diplomatique que l’on renvoie dans son pays parce qu’il est devenu indésirable. Et c’est ce qui est arrivé à Sugihara Chiune avant la Seconde Guerre mondiale, quand il a été envoyé en poste à l’ambassade de Moscou. Les autorités soviétiques lui ont refusé l’entrée en URSS sous prétexte qu’il était persona non grata en raison de prétendues activités d’espionnage. « C’est parce qu’il avait lui-même fait l’expérience du mépris et de l’ostracisme » que le vice-consul de Kaunas a été sensible à la détresse des Juifs qui cherchaient désespérément un lieu où se réfugier. Le titre du film Persona Non Grata fait donc référence aussi bien à Sugihara Chiune qu’à tous ceux qui ont été mis au ban de la société et chassés de chez eux durant cette période.
Le réalisateur de Persona Non Grata a délibérément choisi de montrer le héros de son film sous de multiples facettes. Ce faisant, il a donné à son œuvre un ton tout en nuances qui tranche avec celui des superproductions grandioses qu’on a l’habitude de voir sur ce genre de sujet. Et l’interprétation remarquable du personnage de Sugihara Chiune par Karasawa Toshiaki va tout à fait dans le sens de la sobriété de l’approche du cinéaste.
Le contexte historique du film Persona Non Grata
L’Union soviétique a annexé la Lituanie en juin 1940. La Seconde Guerre mondiale avait commencé moins d’un an plus tôt avec l’invasion de la Pologne par l’armée allemande, en septembre 1939. Une partie de l’Europe de l’Ouest était passée sous le contrôle du Troisième Reich et un grand nombre de Juifs tentaient par tous les moyens de fuir les persécutions nazies. C’est ainsi que des milliers de Lituaniens et de Polonais d’origine juive se sont précipités au consulat du Japon de Kaunas, en Lituanie, où Sugihara Chiune était vice-consul. Ils espéraient obtenir un visa qui leur permettrait de traverser l’URSS à bord du Transsibérien jusqu’au Japon, et de là chercher un refuge sûr aux États-Unis ou ailleurs.
Sugihara Chiune a demandé leur avis à ses supérieurs du ministère des Affaires étrangères japonais. Ceux-ci lui ont donné l’ordre d’accorder un visa uniquement aux personnes qui avaient les fonds et les papiers nécessaires pour repartir du Japon vers une autre destination. Mais le vice-consul avait été informé par les autorités soviétiques que le consulat japonais de Kaunas devrait fermer ses portes un mois plus tard. C’est pourquoi il a décidé de donner autant de visas qu’il pourrait avant de quitter les lieux. Dans Persona Non Grata, on voit Sugihara Chiune et les employés du consulat passer des heures et des heures à préparer des visas pour les Juifs. Et le film est d’autant plus émouvant qu’il joue dans le registre de la retenue.
Un film japonais tourné en Pologne
La première mondiale de Persona Non Grata s’est déroulée à Kaunas, le 13 octobre 2015. À la fin de la projection, le film a eu droit à une ovation debout qui a duré cinq minutes.
« Une vieille dame m’a interpelé sur le ton du reproche en me disant que ça ne ressemblait pas du tout à Kaunas », se souvient Cellin Gluck en souriant. « Pourquoi n’avez-vous pas tourné le film ici ? » Le réalisateur n’en est pas moins ravi d’avoir pu filmer en Pologne, où le cinéma est profondément ancré dans la culture du pays.
« La majorité des personnes que Sugihara Chiune a sauvées étaient des Juifs polonais », ajoute le cinéaste. « Tourner en Pologne allait donc de soi, d’autant plus que j’avais à ma disposition des acteurs polonais de grand talent. »
Un film contre l’ostracisme et l’exclusion
Persona Non Grata est consacré à l’évocation des victimes de l’ostracisme et principalement des Juifs, pendant la Seconde Guerre mondiale. Cellin Gluck était particulièrement bien placé pour traiter de ce sujet dans la mesure où ses propres parents ont eux-mêmes subi cette forme de mise au ban de la société.
« Quand mon père avait dix-sept ans, il s’est engagé dans la marine américaine en mentant sur son âge parce qu’il voulait “donner une leçon à l’armée allemande”. Ma mère a été placée dans un camp d’internement de l’Arkansas – le Rohwer War Relocation Center – avec d’autres Américains d’ascendance japonaise. Mes parents m’ont l’un comme l’autre raconté toutes sortes d’histoires sur la période de la guerre qui font partie intégrante de ma base de données », raconte le réalisateur. D’après lui, ce contexte familial l’a considérablement aidé lorsqu’il a dirigé les acteurs du film en s’efforçant de rendre leur interprétation la plus crédible possible.
Cellin Gluck s’est aussi souvenu d’une phrase que sa mère lui avait dite quand il était lycéen et qu’il n’a jamais oubliée. « “Dans la vie, tout malheur a des conséquences heureuses.” Être interné dans un camp en tant qu’Américain d’ascendance japonaise a certes été une expérience terrible. Mais d’un autre côté, beaucoup des jeunes qui se sont trouvés dans le même cas que ma mère ont réussi à sortir des camps en s’engageant dans l’armée, en travaillant dans des fermes du voisinage ou en allant étudier dans des universités de l’Est et du Midwest des USA. Un grand nombre d’entre eux ont pu ainsi continuer leurs études supérieures grâce à l’aide et au soutien financier du gouvernement américain, à condition bien entendu, qu’ils fassent preuve de loyauté vis-à-vis de la nation. Ma mère, qui était dactylo avant son internement, a étudié le dessin de mode au Hunter College de New York. Et c’est là qu’elle a connu son futur mari. Si cette rencontre improbable n’avait pas eu lieu, je ne serais pas ici en train de vous parler ! »
Un cinéaste multiculturel
Cellin Gluck est né en 1958 au Japon, dans la préfecture de Wakayama. Il a passé le plus clair de son enfance à Hiroshima et Kobe, à l’exception de quatre années (1966 à 1970) où sa famille a résidé en Iran avec son père, Jay Gluck (1927-2000), un archéologue spécialiste de la Perse et de l’Asie. Bien qu’élevé au Japon et parlant couramment la langue de l’Archipel, le jeune garçon a toujours été traité par les Japonais comme un étranger (gaijin) si bien qu’il se considérait comme un Américain. « Avant d’aller aux États-Unis pour y faire des études supérieures, je n’avais jamais pensé que je pouvais être considéré comme un Américain d’origine asiatique », explique-t-il. Le jeune homme est donc tombé de haut, le jour où on lui a proposé de rejoindre le cercle des étudiants Américains d’origine asiatique de son université.
Le réalisateur a longtemps aimé se considérer comme un « enfant de troisième culture » (Third Culture Kid), un terme utilisé pour désigner ceux qui, ayant passé leurs années de formation en dehors du pays natal de leurs parents, constituent de ce fait une passerelle entre leurs deux cultures. « Mais maintenant, confie-t-il, je pense qu’il vaut beaucoup mieux parler d’enfants multiculturels ou d’enfants du monde. »
Outre le comportement héroïque de Sugihara Chiune, Persona Non Grata évoque un autre épisode de la Seconde Guerre mondiale qui tient particulièrement à cœur à ce cinéaste « multiculturel ». Il s’agit de la libération des rescapés d’une partie du camp de concentration de Dachau par le 522e bataillon d’artillerie de l’armée américaine, dont tous les hommes étaient d’origine japonaise. Ce bataillon faisait partie du 442e régiment d’infanterie (RTC), une unité presque entièrement constituée de soldats américains d’ascendance japonaise qui avaient été pour la plupart internés au préalable dans des camps en tant qu’ennemis de la nation, après l’entrée en guerre des USA consécutive à l’attaque de Pearl Harbor du 7 décembre 1941. Le 442e RTC était particulièrement réputé pour son courage. Et dans l’histoire de l’armée américaine, c’est aussi le régiment d’infanterie qui a été le plus décoré pour l’étendue et le nombre des services rendus, et un de ceux où les pertes ont été les plus élevées.
Cellin Gluck a mis toute son âme dans la scène de Persona Non Grata où l’on voit des soldats américains d’ascendance japonaise secourir un jeune Juif du camp de Dachau. Un moment empreint d’une signification toute particulière pour lui. L’histoire extraordinaire de sa famille donne encore plus de poids et d’impact émotionnel à cet épisode particulièrement poignant et à l’ensemble de son film.
(D’après un texte rédigé par Itakura Kimie, sur la base des propos recueillis par Harano Jôji à Tokyo le 24 novembre 2015. Photos de l’interview : Ohtani Kiyohide. Photo de titre avec l’aimable autorisation de la commission de production de Sugihara Chiune, une scène du film Persona Non Grata [à gauche] ; Cellin Gluck pendant le tournage du film en Pologne [à droite].)▼A lire aussi
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