Pourquoi pas un Starbucks dans une bibliothèque publique ?
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Le Culture Convenience Club (Club pour la commodité de l’accès à la culture), maison mère de Tsutaya, la première chaîne de boutiques de location de vidéos et de librairies au Japon, est désormais partie prenante dans la gestion d’une bibliothèque de la préfecture de Saga. La bibliothèque se trouve à Takeo, une ville dont la population ne dépasse pas 50 000 habitants. Depuis que la gestion de la bibliothèque est passée aux mains de l’entreprise privée, le nombre des usagers s’est multiplié par quatre et cette initiative suscite une grande curiosité dans tout le pays. Certains y voient une révolution dans la gestion des bibliothèques et le symbole des efforts de décentralisation du mode de fonctionnement japonais.
Le moteur de cette initiative n’est autre que Hiwatashi Keisuke, le maire de Takeo. Cet homme de 43 ans a mis en chantier un vaste éventail de réformes stratégiques visant à tout réorganiser de fond en comble, depuis la bibliothèque et l’administration hospitalière jusqu’à l’enseignement au niveau local. Takenaka Harukata, un politologue qui a travaillé au ministère des Finances, s’est assis en sa compagnie pour l’interroger sur les motivations de son zèle pour la réforme.
Un succès plus qu'attendu
——La bibliothèque nouvelle formule de la ville de Takeo a ouvert ses portes en avril 2013. Elle a accueilli quelque 260 000 visiteurs au cours des trois premiers mois. Ce succès vous a-t-il surpris ?
HIWATASHI KEISUKE Nous n’aurions jamais imaginé qu’un aussi grand nombre de gens viendraient nous rendre visite. Je pense que la clef de notre réussite réside dans l’agrément et le confort qu’offre désormais la bibliothèque. Et les visiteurs ne rechignent pas à payer 500 yens pour un café au Starbucks qui se trouve à l’intérieur. Ils savent qu’ils économisent environ 3 000 yens en empruntant cinq livres à la bibliothèque plutôt que les acheter en librairie. Voilà pourquoi le café marche bien. Il y a aussi une librairie. On pourrait trouver cela bizarre — pourquoi les gens achèteraient-ils un livre alors qu’il y en a tant à lire gratuitement ? Et pourtant certains de nos usagers ont envie de dépenser un peu d’argent pour acquérir des livres chez nous, peut-être pour la simple raison que la bibliothèque a tant de choses à proposer gratuitement.
——Vos usagers sont-ils en majorité des résidents locaux ?
HIWATASHI Je dirais qu’environ 60 % d’entre eux habitent Takeo, peut-être plutôt 50 % en week-end ou en période de vacances.
Réduire les coûts administratifs
Le bibliothèque de la ville de Takeo a réouvert en 2013 sous la direction du Culture Convenience Club (CCC). Les coûts liés à cette réorganisation ont été pris en charge par la ville de Takeo et le CCC, à hauteur de quelque 450 millions de yens pour la première et 300 millions pour le second. Outre son catalogue d’environ 200 000 titres, la bibliothèque propose aux visiteurs un espace où ils peuvent acheter des revues et des livres, ainsi qu’un café-restaurant géré par Starbucks. Pour se procurer des livres, les usagers peuvent utiliser la carte T-Point, la carte du programme de fidélité du groupe Tsutaya et quelques 60 000 d’autres sociétés adhérentes. Les horaires d’ouverture ont été augmentés de trois heures, la bibliothèque restant ouverte de neuf heures à vingt-et-une heures, tandis que les trente jours de congés annuels ont été supprimés, si bien que la bibliothèque est accessible tous les jours de l’année. Dans la nouvelle formule, les coûts annuels de fonctionnement — soit quelque 120 millions de yens — devraient baisser de 10 millions de yens. Depuis la réouverture, le nombre de visiteurs est passé à environ 2 900 par jour, soit à peu près quatre fois plus que l’année précédente. Quant au nombre de livres empruntés chaque jour, il a en gros doublé, pour atteindre le chiffre de 1 644.
Un espace sans rupture
——Sur quel arrière-plan s’est appuyée la décision de laisser le Culture Convenience Club prendre la direction de la bibliothèque de la ville de Takeo ?
HIWATASHI À la fin du mois de décembre 2011, j’ai vu une émission de télévision consacrée à une librairie de Daikanyama, à Tokyo, gérée par le CCC. Par l’intermédiaire d’un ami, j’ai essayé de rencontrer Masuda Muneaki, le président de CCC, mais c’est avec le vice-président que j’ai obtenu un rendez-vous. En m’y rendant, je suis tombé sur M. Masuda, qui marchait sur le même trottoir que moi. Conscient que je n’aurais peut-être pas d’autre opportunité, je l’ai abordé directement et lui ai dit : « Je veux que votre entreprise prenne en charge notre bibliothèque de Takeo. » À ma grande surprise, il m’a répondu : « c’est exactement ce que je voulais faire. » Pourquoi ? Parce que, m’a-t-il dit, les bibliothèques et les hôpitaux sont ce qu’on peut faire de mieux en matière de service public et que, comme la gestion des hôpitaux devait m’occuper à plein temps, il serait ravi de s’occuper pour nous de la bibliothèque. C’est ainsi que tout a démarré — dehors, par un beau jour d’hiver ensoleillé, sans aucune consultation ou décision préalable.
——La bibliothèque s’est-elle avérée conforme à ce que vous en attendiez ?
HIWATASHI Elle s’est avérée exactement conforme à l’image initiale que M. Masuda avait ébauchée sur un morceau de papier. Par dessus tout, nous tenions à la continuité de l’espace. Du point de vue d’un fournisseur, peut-être aurait-il été plus commode de tracer une ligne de démarcation entre l’emplacement réservé à la consultation des livres et celui consacré à la vente, mais ce que souhaitent les usagers, c’est un endroit confortable et d’un seul tenant. En fusionnant les différentes zones en un lieu unique, nous avons pu créer un espace plus libre.
——Est-ce M. Masuda qui a eu l’idée d’intégrer un café Starbucks dans la bibliothèque ?
HIWATASHI C’est un point sur lequel nous sommes tombés d’accord. Starbucks sait faire le meilleur usage possible de l’espace. Et voilà le résultat, on peut constater que le café s’est parfaitement intégré dans la bibliothèque. Je ne pense pas qu’il existe une seule entreprise capable de rivaliser avec Starbucks en ce qui concerne l’utilisation de l’espace — en tout cas aucune entreprise japonaise.
Nous sommes une petite ville de quelque 50 000 habitants. Pour que la nouvelle bibliothèque soit attractive, il nous fallait une histoire susceptible de mobiliser les imaginations. Nous avons eu l’idée de créer le premier café-bibliothèque du Japon, voire du monde. Tel était le principal élément de notre projet. Nous avons demandé au CCC de se charger des négociations avec Starbucks. Dans des cas comme celui-ci, il est à l’évidence important de mettre à contribution l’expertise d’autres gens.
Toucher la jeune génération
——Une autre caractéristique propre à la bibliothèque, c’est que les gens peuvent se servir de leurs cartes T-Point. Comment vous est venue cette idée ?
HIWATASHI La majorité des gens qui fréquentent la bibliothèque ont la soixantaine, alors que ce sont plutôt les adolescents qui utilisent la carte T-Point. Nous nous sommes dit que l’autorisation des cartes pourrait offrir une bonne façon de toucher une tranche d’âge que nous n’avions pas réussi à intéresser jusque-là. Mais nous voulions aussi faire avancer les choses. Les jeunes ont l’habitude de se servir de la carte et cela économise du temps pour les employés.
——Comment la mairie a-t-elle réagi à l’existence de la nouvelle bibliothèque ?
HIWATASHI C’est le chef du bureau de l’enseignement qui a la responsabilité des services de la bibliothèque à la mairie. Au début, tout cela le laissait un peu perplexe, mais après une rencontre avec l’équipe du CCC et plusieurs visites à la librairie de Daikanyama, il s’est rendu compte que les gens de Tsutaya avaient le profil qu’il fallait pour ce travail. Pour que l’esprit des gens puisse changer, je pense qu’ils doivent voir les choses de leurs propres yeux.
On ne doit jamais oublier que notre travail consiste à donner satisfaction aux gens qui ont besoin de notre aide maintenant. À cet égard, nous sommes à la même enseigne que les médecins. Quand j’étais étudiant, j’ai travaillé comme précepteur du petit-fils de Takeshita Noboru, l’ancien premier ministre. Un jour, il m’a donné des conseils personnels. Il m’a dit qu’il était important de faire les choses au moment opportun et que, plutôt que de me préoccuper de mon propre sort, je devais me consacrer entièrement au bien des autres. C’est quelque chose que je n’ai jamais oublié. Je m’efforce de faire en priorité de la place aux gens qui offrent leur assistance. Une fois le chemin tracé, les autres suivent naturellement.
Les grandes lignes du projet
——L’idée qu’il importait de « créer une histoire » vient-elle de l’expérience que vous avez acquise en travaillant pour l’État ?
HIWATASHI Exactement. Je m’efforce toujours de faire les choses à ma façon. Les fonctionnaires ont tendance à accorder une importance excessive à ce que pensent les autres. Et ceci a souvent des répercussions sur les idées qu’ils émettent. Leurs initiatives ont souvent quelque chose de médiocre ou de terne. Elles n’ont rien qui puisse séduire l’imagination de qui que ce soit. Il me semble que j’ai tendance à me concentrer sur l’aspect visuel des choses. C’est à partir d’une image visuelle très claire que j’ai tracé les grandes lignes de ce qu’on pourrait appeler les trois premiers chapitres de notre histoire. Après quoi les administrateurs ont peaufiné les détails. Je m’attache à clarifier ce à quoi nous sommes censés arriver au final. Les administrateurs sont doués pour calculer les choses à rebours, à partir du point d’arrivée, mais le rôle des politiciens consiste à tracer les grandes lignes du projet.
Cela veut dire que la mise au point d’un projet concret de bibliothèque n’est pas quelque chose que j’ai fait tout seul. C’est le fruit d’un travail de groupe auquel a participé toute l’équipe de la mairie. C’est seulement par leur travail que les gens peuvent affiner leurs compétences. Normalement, les fonctionnaires régionaux ne sont pas sous les feux de la rampe, et quand leurs mérites sont un tant soit peu reconnus, ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Au bout du compte, le CCC m’a dit : « Vous n’êtes pas obligé de consacrer tout votre temps à la bibliothèque, mais nous aimerions vraiment que les trois employés de la mairie responsables du projet continuent de s’en occuper. » En fait, j’ai été très heureux d’entendre cela, et les trois employés en question ont été transportés de joie. L’impact que de nouvelles têtes peuvent avoir sur leurs collègues de travail est énorme. C’est un apport d’énergie dont les collectivités locales n’avaient pas encore bénéficié.
Transformer les services publics
——Quel est votre prochain objectif ?
HIWATASHI La prochaine étape, c’est le bâtiment de la mairie. Nous envisageons, par exemple, d’enlever le guichet à l’entrée et de le remplacer par un espace attrayant, peut-être une boutique de fleuriste ou quelque chose du même genre. Nous voulons établir un lien avec le concept sur lequel repose la bibliothèque, de façon à ce que les gens passent à la mairie même s’ils n’ont rien de particulier à y faire. À propos de Takeo, certains ont parlé d’une « révolution de la bibliothèque », mais je pense que dans les dix ou vingt prochaines années, on l’appellera une « révolution de l’utilisation des espaces publics ». La seconde étape de ce mouvement va concerner les bâtiments publics. Pour ce qui est de notre mairie, j’aimerais que nous concevions un plan en forme de cuvette. Le design moderne, avec ses chaises et ses tables en fibre acrylique et ses cloisons en verre, pourrait renforcer la motivation des fonctionnaires et offrir aux gens une vision claire du travail qui se fait à l’intérieur. Le rôle que peut jouer un espace particulier est très important. Jusqu’ici, les instances régionales n’ont pratiquement pas pris en considération cette question — ou, si elles l’ont fait, elles n’ont pas su trouver les bonnes réponses.
——Y a-t-il d’autres tâches auxquelles vous souhaitez vous atteler ?
HIWATASHI L’éducation en tout premier lieu. À partir du mois d’avril, nous allons distribuer des ordinateurs tablettes aux enfants des écoles et collèges. Je veux que les cours s’améliorent pour les enfants. Lorsque j’étais jeune, il m’arrivait souvent de rester à la maison plutôt que d’aller à l’école. Et mes parents ont dû me retirer du jardin d’enfants pour la simple raison que je ne supportais pas les activités de groupe. Même à l’université, je vivais tellement reclus que j’ai failli attraper des escarres [rires]. C’est peut-être en réaction à cette époque que j’occupe aujourd’hui une position sociale comme celle de maire.
Pour être honnête, je dois dire que le gouvernement central ne m’intéresse pas du tout. Le fondement de tout, c’est les autorités locales. Je crois que si nous concevons des projets audacieux qui étonnent vraiment les gens, les initiatives peuvent se répandre et prendre une telle ampleur que l’ensemble du Japon s’en trouvera changé. Il n’y a rien en vérité qu’on ne puisse accomplir dans le cadre des collectivités locales. En fait, 99 % des choses sont possibles. La preuve en est que, dans le cas de notre bibliothèque, nous n’avons pas eu à faire appel aux ministères du gouvernement central. L’autorité des collectivités locales a fait un grand bon en avant — à tel point que je devrais plutôt dire 100 % que 99 %.
——Qu’y a-t-il encore d’inadéquate ?
HIWATASHI Eh bien, il ne suffit pas de disposer des bons outils. Agir comme un bulldozer pour arriver à ses fins ne sert qu’à créer le chaos et ne mènera nulle part les autorités locales. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est plutôt d’une méthode proche du maniement de la lance. C’est l’attitude que nous essayons d’adopter.
(Extrait d’une interview effectuée en japonais le 11 juillet 2013 dans la bibliothèque municipale de Takeo. Photographies de Nishida Kayo.)