Le Japon est-il en train d’opérer un virage à droite ?
« Mild Yankî » ou les nouveaux conservateurs sans conscience politique
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Ces garçons gentils qui ont le look de voyous
Harada Yôhei avoue sa grande surprise devant l’écho que reçoit son livre L’économie des Yankî – Des nouveaux conservateurs centrés sur la consommation depuis sa sortie. Les quotidiens nationaux et les principales chaînes de télévision enchaînent maintenant les éditoriaux et les émissions sur le thème des Yankî, et l’auteur doit faire face à un flot continu de demandes d’interviews. Depuis qu’il a forgé l’appellation « Mild Yankî » pour désigner cette catégorie de jeunes majoritairement dans leur vingtaine, Harada Yôhei approfondit son enquête et son analyse d’un phénomène qui présente des similitudes avec les anciens Yankî, en beaucoup plus sages.
Il faut tout d’abord expliquer pourquoi le mot Yankî (prononciation japonaise du mot américain « Yankee ») en est venu à désigner ici une catégorie de jeunes délinquants. Dans les années 1970-80, des bandes de jeunes traînaient en ville, vêtus de chemises hawaïennes et de pantalons extra-larges qu’ils achetaient à « American Village », une galerie commerçante du quartier de Nanba à Osaka. Leur style qui faisait vaguement américain leur a valu le surnom de Yankî. Puis le sens du mot s’est élargi jusqu’à désigner n’importe quel groupe de voyous, d’abord dans la région du Kansai, puis dans le pays tout entier. C’est l’accent sur « -kî » à la manière d’Osaka, au lieu de sur « yan- », qui fait toute la différence avec le mot « Yankee » qui désigne un Américain.
La figure du voyou en bontan (ainsi que s’appellent ces pantalons d’uniforme de lycée retaillés ultra-larges), coiffé avec une banane « cul de canard » ou frisé « punch perma[nente] » est maintenant passé de mode, jusqu’à avoir quasiment disparu depuis les années 2000. Ce qui caractérise les Yankî d’aujourd’hui, c’est qu’ils sont beaucoup plus soft, gentils et attentionnés.
« Si certains des Yankî d’aujourd’hui chevauchent toujours des motos customisées, ils respectent le code de la route et ne cherchent aucunement à s’affilier avec les gangs de motards. Ils ne s’intéressent pas vraiment non plus aux mangas sur les mauvais garçons, qui étaient si populaires à l’époque. Leur groupe musical préféré est EXILE. Comme les membres de ce groupe, malgré leur look de voyous, ils sont très attentionnés envers leurs amis et font preuve d’empathie vis-à-vis de leur entourage.» D’où le nom de « Mild Yankî » que leur a donné Harada Yôhei.
Une autorité parentale en situation de faiblesse
Depuis les années 2000, l’image des Yankî était associée avec les cérémonies de passage à l’âge de la majorité (qui se tiennent chaque année dans tout le pays autour du 15 janvier) perturbées par les voyous, un phénomène spécifiquement japonais. Or, depuis 2014, ce phénomène lui-même a disparu. Comme le dit Harada Yôhei : « Même à Okinawa, où les perturbations de cérémonies officielles étaient les plus radicales, maintenant, on voit les nouveaux majeurs ramasser les ordures dans le quartier et s’abstenir de toute agitation exagérée. » Effectivement, les Yankî se sont bien adoucis.
Parmi les facteurs qui ont encouragé les Yankî à s’adoucir, il faut noter la situation différente qui frappe la génération de leurs parents. À l’époque, les parents insistaient pour inculquer leurs valeurs à leurs enfants sans discussion : « Travaille bien à l’école, entre dans une bonne université et décroche un emploi dans une grande entreprise. »
Or, le taux de parents bénéficiant d’un emploi à vie n’a cessé de baisser depuis une vingtaine d’année. La base économique qui justifiait l’autorité de ces valeurs a bien fondu, les parents ne peuvent plus imposer leur vision à leurs enfants. « Même parmi les parents ayant un bon diplôme, un licenciement ou une réduction de salaire inopinée n’est plus exclu. Les parents ne sont plus une génération à prendre en haine, ils sont plutôt à plaindre et à protéger. »
Un syndrome Galapagos de quartier
Il est bien difficile de cerner quantitativement le phénomène Mild Yankî. Les journaux et les instituts de sondages effectuent leurs recherches essentiellement par internet aujourd’hui, or les Mild Yankî peuvent s’avérer difficiles à atteindre par des questionnaires en ligne. Les interviews de groupes pour leur part sont généralement organisés dans les centres urbains, comme Harajuku ou Shibuya, mais « les Mild Yankî aiment leur quartier et ne sont pas du genre à faire quelques dizaines de minutes de train pour descendre en ville, explique Harada Yôhei. Ils sont donc également difficiles à cerner par la méthode des interviews. » En fait, les Mild Yankî sont des jeunes qui n’aiment pas s’éloigner de leur quartier natal, de la ville où ils ont grandi, qui aiment leurs camarades et préfèrent vivre tranquillement. Leur préférence va à un mode de vie conservateur et centré sur le local.
Les caractéristiques essentielles du « groupe local » des Mild Yankî sont constituées des anciens camarades de collèges, des parents chez qui ils s’incrustent volontiers en parasites, et du centre commercial le plus proche. « Leur attachement à leur quartier natal n’est pas un nouveau chauvinisme, et ils ne nourrissent pas l’ambition de ressusciter le vieux centre commercial qui périclite. Ils aiment juste passer du bon temps avec leurs copains d’enfance. Et le fait qu’ils aiment leur quartier natal ne signifie pas qu’ils sont animés d’un quelconque sentiment patriotique. »
En théorie des affaires, on parle de « syndrome Galapagos », pour désigner un environnement isolé dans lequel les hôtes ont développé une adaptation optimale, par analogie avec l’écosystème particulier des îles Galapagos du point de vue de la théorie de l’évolution.
En schématisant un peu, les Mild Yankî s’aventurent rarement au-delà d’un périmètre de 5 km de rayon centré sur leur domicile. Leur monde est circonscrit dans cette zone. C’est un environnement « Galapagos » extrême. Mais le problème le plus grave est une tendance à l’introspection même chez les jeunes qui ont fait des études supérieures longues, qui à proprement parler ne rentrent pas dans la catégorie des Mild Yankî. La diminution drastique du nombre d’étudiants qui partent poursuivre des études à l’étranger est un reflet de cette tendance.
Des conservateurs sans conscience politique
Harada Yôhei admet que le sous-titre de son livre : L’économie des Yankî – Des nouveaux conservateurs centrés sur la consommation a peut-être généré un malentendu. En effet, les médias ont fait un amalgame entre les Mild Yankî et une certaine idéologie politique. « Considérer les Mild Yankî comme une nouvelle classe de conservateurs est un malentendu complet. Il n’y a absolument rien de politique chez les Mild Yankî. Si j’ai parlé d’eux en termes de “conservateurs de nouvelle génération”, je ne parlais que de leur mode de vie effectivement conservateur, pas du tout qu’ils sont porteurs d’une idéologie politique conservatrice. »
En ce qui concerne l’émergence d’un conservatisme extrémiste au Japon, la xénophobie et les discours haineux sont en train de devenir un problème social au Japon. Mais pour Harada, « les Mild Yankî n’ont aucun rapport avec ces discours ni avec les gens qui les diffusent. C’est tout juste s’ils en ont peut-être entendu parler ! »
Harada Yôhei a effectué de nombreuses enquêtes sur le comportement des jeunes dans les différents pays de l’Asie du Sud-Est. « Il y a des jeunes Chinois ou Sud-Coréens qui expriment des sentiments anti-japonais. En Asie du Sud-Est également, certains mouvements contre les étrangers existent. Dans n’importe quel pays, les personnes qui participent à la diffusion de tels discours sont des personnes en difficulté, victimes d’exclusion sociale. Faire porter la responsabilité des difficultés sociales sur des causes extérieures est une attitude commune à n’importe quel pays. À mon avis, si les discours haineux sont une réalité au Japon, c’est une manifestation de ce phénomène. Mais les Mild Yankî sont peu impliqués par cette catégorie. Parce que le Mild Yankî, lui, reste pépère dans son petit coin sans chercher à se mélanger avec des inconnus. »
Il importe peu à Harada Yôhei de coller une étiquette sur les Mild Yankî en tant que groupe social. « Il me paraît plus important de réfléchir à comment faire pour qu’ils se sentent impliqués par les questions politiques. À mon avis, il serait peut-être temps de réfléchir sérieusement à ce qu’il faudrait faire pour ouvrir leur amour borné pour leur environnement immédiat à un intérêt pour la politique et les autres domaines de la société. »
Comment évolueront-ils ?
Quelle évolution attend le phénomène Mild Yankî ? On peut remarquer deux théories sur cette question. « La première est qu’un phénomène pareil surgit également dans le reste de l’Asie. Dans n’importe quel pays, avec le niveau de développement apparaît une catégorie de Nouveaux Rebelles. L’apparition des Mild Yankî actuellement au Japon correspond simplement à un mûrissement de la société japonaise qui a rattrapé la société occidentale avancée des années 1980. Dans des villes comme Shanghai ou Séoul, qui connaissent une croissance économique rapide, il y a très peu de décalage avec la jeunesse japonaise, et des tribus similaires apparaissent d’ores et déjà petit à petit. Aux Philippines ou au Vietnam, pays encore en voie de développement, il n’est pas impossible que des groupes comparables apparaissent dans le futur. »
La seconde théorie est que le phénomène Mild Yankî ne serait que temporaire, sa pérennité à long terme n’est pas garantie. « L’idée derrière cette opinion est que la situation économique risque d’être pire que maintenant, le temps que les Mild Yankî d’aujourd’hui deviennent eux-mêmes des parents. Les parents des Mild Yankî d’aujourd’hui sont la dernière génération ayant bénéficié du système de l’emploi garanti. Une proportion importante des Mild Yankî ont leur père employé. Mais quand on descend à la génération des enfants de baby boomers, et en dessous, alors les taux s’inversent et ce sont les parents en contrat précaire qui deviennent majoritaires. Dans ces circonstances, les enfants de Mild Yankî ne pourront même pas jouer les parasites chez leurs parents, et il est à craindre que leur situation économique devienne très préoccupante. Pour être un Mild Yankî, il faut que la situation des parents soit relativement stable, économiquement. Les enfants de Mild Yankî, placé dans une situation de forte précarité, pourraient bien se radicaliser, et de “Mild”, devenir des “Hard Yankî”. »
On peut donc imaginer que l’évolution de la pauvreté aura un impact très important sur l’avenir des Mild Yankî. Quoi qu’il en soit, Harada Yôhei est convaincu que la compréhension des attitudes et comportement des Mild Yankî est aujourd’hui capitale pour comprendre l’avenir de la jeunesse japonaise et asiatique. Les mots-clés classiques et traditionnels de ce qu’aiment les Mild Yankî, « communauté locale », « relations locales », « parents », « camarades » seront très vraisemblablement les termes essentiels pour une compréhension des jeunes vivants dans la société mature d’aujourd’hui.
(D’après une interview effectuée en japonais le 18 mai 2014. Photographies de Kimura Junko)