Les nombreuses facettes des relations entre le Japon et la Chine
Les problèmes maritimes et l’avenir des relations sino-japonaises
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Depuis quelques années, les initiatives prises par la Chine pour renforcer sa marine de guerre et sa présence maritime suscitent un regain d’inquiétude en ce qui concerne la stabilité de la région Asie-Pacifique. Les revendications territoriales de la Chine, qui vont à l’encontre de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, et l’intensification des frictions avec le Japon à propos des îles Senkaku figurent désormais tout en haut de la liste des problèmes régionaux.
Les tentatives chinoises de modifier les rapports de force dans l’Asie-Pacifique
La Chine tente de modifier les rapports de force dans la région en mettant en œuvre une stratégie d’interdiction d’accès (A2/AD en anglais, pour anti-acces and area denial) conçue pour priver les États-Unis de toute influence militaire dans le voisinage des eaux territoriales chinoises et dans l’Océan pacifique occidental. Face à cette menace, les États-Unis ont entrepris de rééquilibrer leurs stratégies diplomatique et défensive en faveur de la région Asie-Pacifique. Dans ce contexte, les divergences entre les points de vue officiels et la montée des nationalismes au Japon et en Chine ont eu un impact négatif et fermé les voies qui auraient pu conduire à un réchauffement des relations entre les deux pays.
Les agissements de la Chine dans les eaux qui bordent les îles Senkaku et la multiplication des cas de traversée de l’Archipel des Ryûkyû par des avions et de bâtiments des forces armées chinoises s’engageant dans le Pacifique occidental posent désormais au Japon un grave problème de sécurité régionale. Les tensions sont telles qu’un simple malentendu risque de conduire à une altercation entre navires de la marine chinoise et des Forces maritimes d’autodéfense du Japon. Il est urgent de prendre des mesures pour éviter que de telles situations surgissent à l’improviste entre le Japon et la Chine, et pourtant aucun signe de progrès n’est en vue à cet égard. Dans l’article qui suit, je me propose de mettre à contribution l’expérience que m’ont procurée mon service dans les FMAD et mon implication, en tant qu’officier en retraite, dans les relations sino-japonaises pour examiner les questions de sécurité régionale liées à l’état actuel de ces relations ainsi que les perspectives d’amélioration qu’on peut entrevoir.
Les îles Senkaku : le pire est-il derrière nous ?
Les relations bilatérales ont atteint un point bas en septembre 2012, quand le Japon a « nationalisé » trois des îles Senkaku en les achetant à leur propriétaire privé, initiative qui a suscité une poussée de nationalisme en Chine et une vague de manifestations anti-japonaises. Les entrées de navires de la marine chinoise dans les eaux qui bordent les Senkaku ont commencé en 2008 et Pékin y a mis en place des patrouilles après qu’un bateau de pêche chinois eut éperonné un garde-côte japonais en 2010. Les tensions entre les deux pays se sont exacerbées en décembre de la même année, à l’occasion de la première intrusion d’un avion militaire chinois dans l’espace aérien au-dessus des îles. En juillet 2013, les autorités chinoises ont fondé le Bureau de police maritime, un organe unifié chargé de faire respecter le droit maritime. Le nouveau bureau, parfois appelé « China Coast Guard » en anglais (Garde côtière chinoise »), regroupe quatre organisations, jusque-là séparées, responsables de l’application du droit de la mer : la Surveillance maritime de la Chine (dépendant de l’Administration océanique nationale, ministère de la Terre et des Ressources), la Garde côtière chinoise (ministère de la Sécurité publique), le Commandement de l’application du droit de la pêche (Bureau de la pêche, ministère de l’Agriculture) et le Bureau de lutte contre la contrebande (Administration générale des douanes). Entre la date de la nationalisation des îles et le mois d’avril 2014, la marine nationale chinoise a fait cinquante incursions dans les eaux territoriales entourant les Senkaku.
En réaction à la présence de bâtiments chinois dans ces parages, la Garde côtière japonaise a mis en place des patrouilles régulières de navires. Elle surveille donc les activités des bâtiments chinois, mais son statut d’organe chargé de faire respecter le droit l’autorise uniquement à intervenir dans les incidents de nature civile. La Loi sur la Garde côtière du Japon stipule que son rôle consiste à « garantir la sécurité maritime », et sa mission ne s’étend pas à la défense des eaux territoriales. N’étant pas autorisée à recourir à la force contre des navires d’une flotte étrangère engagés dans des activités illégales, ses moyens d’action se limitent à émettre des avertissements et à demander aux bâtiments de quitter la zone. En fait, les navires de patrouille de la Garde côtière veillent à la sûreté et à la sécurité au voisinage des Senkaku et maintiennent un minimum de contrôle japonais sur les îles en freinant les incursions et en limitant la durée de la présence des navires chinois dans les eaux avoisinantes.
Tokyo et Pékin ne veulent pas voir la situation se détériorer davantage
Le litige entre le Japon et la Chine à propos des îles Senkaku a brusquement émergé dans la seconde moitié des années 1960. Puis les tensions se sont peu à peu aggravées jusqu’en 2008, après quoi la situation s’est rapidement détériorée. La décision japonaise de nationaliser les îles a mis les relations à rude épreuve et marqué un point culminant dans l’histoire du litige. Mais, depuis le milieu de l’année 2013, la situation en reste plus ou moins au niveau de la surveillance à vue entre navires de patrouille expédiés par les deux pays dans les parages des Senkaku. On peut y voir un signe de la volonté de Tokyo et de Pékin d’empêcher la situation de se détériorer davantage et de maintenir le statu quo en préalable à l’amélioration des relations bilatérales. Des efforts ont été consentis de part et d’autre pour apaiser l’opinion publique et la Chine, en particulier, a pris des mesures pour réprimer les excès du nationalisme et de l’hostilité au Japon.
En témoigne le fait que ni les FMAD ni la marine chinoise n’ont déployé de navires au voisinage des îles, se contentant toutes deux d’apporter un soutien à des activités telles que la surveillance maritime et de stationner des navires en alerte à distance pour parer aux imprévus. On est en droit de considérer que cette réaction modérée suggère que Pékin a adopté une tournure d’esprit raisonnable, pragmatique, que l’état actuel de ses relations avec Tokyo l’inquiète aussi et que, dans l’espoir de les améliorer, les Chinois ne souhaitent pas voir s’envenimer le litige à propos des Senkaku. Ce signal est bienvenu, mais le Japon n’en doit pas moins rester sur ses gardes et se tenir prêt au cas où les événements prendraient une tournure exigeant le recours à la contrainte ou à la persuasion.
La tension monte dans l’archipel des Ryûkyû et le Pacifique occidental
Si la situation semble s’améliorer dans les Senkaku, la tension monte dans les eaux qui baignent les îles Ryûkyû. Dans leur couverture des incursions de plus en plus fréquentes de la marine et de l’aviation chinoises dans le Pacifique occidental depuis la mer de Chine orientale, les médias japonais ont tendance à faire un amalgame entre cette question et celle des Senkaku, et par voie de conséquence à la confondre avec les « bruits de sabre » autour de ces dernières. S’il est vrai que ces activités s’apparentent à des « bruits de sabre » au sens large du terme, on ne peut pas dire que celui-ci rende compte de leur principal objectif. En fait, c’est surtout dans le cadre d’un projet purement militaire que les Chinois s’y livrent, à savoir la stratégie A2/AD mentionnée plus haut, qui vise essentiellement à faire contrepoids aux capacités des FAD japonaises et de l’armée des États-Unis. Le tableau ci-dessous dresse l’inventaire des passages de bâtiments de la marine chinoise dans l’archipel des Ryûkyû depuis 2008.
En octobre 2013, l’opération « Manœuvre 5 » a réuni les trois principales flottes de la marine chinoise (Flotte de la mer du Nord, Flotte de la mer de l’Est et Flotte de la mer du Sud) pour une série d’exercices de haut niveau dans les eaux qui s’étendent au Sud des Ryûkyû. Pour les bâtiments chinois, ces exercices ont servi (1) à répéter les manœuvres à effectuer pour éviter d’être bloqués par le Japon et les États-Unis lors du franchissement de la « première chaîne d’îles », (2) à remédier à la carence actuelle des capacités antiaériennes et anti-sous-marins de la Chine, (3) à mettre au point des tactiques A2/AD, (4) à instaurer des régions spécifiques d’activité pour les trois flottes principales et (5) à doter l’armée, l’aviation et le Deuxième corps d’artillerie (chargé des missiles stratégiques) d’un terrain de pratique établi. Les Chinois ont certes le droit de mener des exercices dans les eaux internationales, mais leur manque de transparence dans la définition des limites géographiques des manœuvres allait à l’encontre du Règlement international de 1972 pour prévenir les abordages en mer et risquait de provoquer de dangereuses retombées, dans la mesure où la Chine imposait unilatéralement aux pays voisins ses propres normes militaires.
En réaction à cette initiative chinoise, le Japon a déployé des unités d’observation dans les eaux et l’espace aérien avoisinant les manœuvres, en se référant aux accords internationaux qui l’autorisaient à le faire. Il existe toutefois une différence considérable entre le face-à-face de navires de patrouille dans l’archipel des Senkaku et des opérations dans lesquelles les FMAD et la Marine chinoise se côtoient dans un contexte de compréhension limitée de leurs activités mutuelles. À mesure que le temps passe, le deuxième cas de figure est porteur d’un plus grand risque d’incident imprévu et d’une évolution des problèmes de sécurité qui pourrait amener la région au bord du gouffre. Les navires chinois ont été à l’origine de situations potentiellement dangereuses dans le passé, par exemple en braquant un radar de tir sur une frégate japonaise ou en barrant le chemin à des navires de surveillance de la marine américaine. On parle beaucoup des Senkaku, mais l’absence de mesures préventives ou de dispositif de prévention des crises dans la zone des Ryûkyû fait que la situation y est beaucoup plus volatile.
Incidence des passages d’unités de la marine chinoise dans l’archipel des Ryûkyû
Année | 2008 | 2009 | 2010 | 2011 | 2012 | 2013 |
---|---|---|---|---|---|---|
Passages | 2 | 2 | 4 | 5 | 11 | 7 |
Sources : le chiffre pour 2013 a été calculé par l’auteur. Pour les années précédentes, les chiffres proviennent de l’édition 2013 du Bôei hakusho (Livre blanc sur la défense) du ministère de la Défense
Construire un système de gestion des risques
Les litiges à propos des Senkaku, des Ryûkyû et du Pacifique occidental posent, tant pour la Chine que pour le Japon, des problèmes fondamentaux de souveraineté et de sécurité, qui seront donc difficiles à résoudre à court terme. L’instauration de la confiance mutuelle constitue un élément clef du processus de résolution de ces problèmes. Mais les échanges officiels entre les Forces d’autodéfense du Japon et l’armée chinoise ont été interrompus, et les quelques contacts qui existent entre officiers en retraite des deux pays sont les seuls canaux qui restent ouverts. Ma propre expérience de ces échanges m’a certes appris qu’ils contribuent à compenser l’absence d’interactions officielles, mais ils sont un peu marginaux. Les contacts que j’ai eus avec les Chinois m’ont notamment laissé l’impression que, tout en restant intransigeants sur la question des Senkaku, ils ont pris conscience que la direction prise par les événements mène à l’impasse et que le maintien de ce cap est contraire à leurs intérêts nationaux, si bien qu’ils commencent à chercher une façon de sortir de la confrontation. Pour que des progrès concrets puissent avoir lieu, il est urgent que le Japon et la Chine prennent des mesures en vue d’instaurer la confiance mutuelle et mettent sur pied un dispositif de crise.
Le Japon et la Chine feraient bien de se pencher sur l’Accord américano-soviétique de 1972 sur les incidents en mer, un pacte pionnier qui a contribué à instaurer la confiance entre les deux grands adversaires de la guerre froide. L’Accord sur la prévention des incidents en mer signé en 1993 entre le Japon et la Russie a lui aussi amélioré les relations bilatérales et permis de mettre sur pied un dispositif de gestion de crise. C’est un accord de ce genre que le Japon et la Chine doivent forger. À cette fin, les dirigeants des deux pays vont devoir se montrer aussi résolus que ceux des États-Unis et de l’Union soviétique l’ont été à l’époque de la guerre froide. Pour que cette entreprise puisse aboutir, le point clef consistera à maintenir une ligne de démarcation bien nette entre le processus d’instauration de la confiance et le côté émotionnel des problèmes bilatéraux. Les dirigeants du peuple japonais comme du peuple chinois doivent avoir le courage et la magnanimité de traiter le problème des îles Senkaku séparément des autres questions ; c’est seulement à ce prix que nous pouvons espérer voir les relations bilatérales prendre une heureuse tournure.
(D’après un article original en japonais paru le 12 mai 2014. Photographie du titre : Japan Coast Guard.)
▼A lire aussi :
Les menaces chinoises et la stratégie navale du Japon | Edito nippon de Shiraishi Takashi (juillet 2013) |
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