Le Japon et Taïwan : une histoire d’amour compliquée
Le Japon, deuxième patrie des enfants-ouvriers taïwanais de jadis
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Une invitation à une réunion de classe
En avril dernier, j’ai reçu un fax d’une de mes connaissances taïwanaises, M. Ran. Il m’invitait à une réunion d’un certain « Club Taïwan Kôza », prévue pour le mois de mai.
Je n’en avais jamais entendu parler. Mon ami m’a appris qu’il s’agissait d’un club d’anciens, dont les membres étaient des Taïwanais qui avaient été envoyés très jeunes au Japon pendant la guerre pour travailler dans les usines d’armement japonaises.
Kôza est un ancien canton de la préfecture de Kanagawa. Il abritait jadis de nombreux établissements de l’armée et de la marine impériales japonaises, notamment dans les villes de Sagamihara, Yamato, et Zama où aurait lieu l’évènement. Je lui ai promis que je viendrais et j’ai commencé à m’informer sur ces jeunes Taïwanais venus travailler au Japon
Des jeunes gens recrutés à Taïwan pour venir fabriquer des avions de chasse
Pendant la dernière phase de la Deuxième Guerre mondiale, la majorité des jeunes Japonais avaient été appelés et combattaient sur les différents fronts. Le pays qui manquait de main d’œuvre pour fabriquer du matériel militaire, et notamment des avions de chasse, a fait appel à des jeunes de Taïwan, qui faisait alors partie de l’empire colonial japonais.
Ces jeunes avaient été sélectionnés avec l’accord de leurs parents, sur la base de leurs résultats scolaires, leurs capacités physiques et leurs valeurs morales. Venir au Japon signifiait accéder à une formation de technicien aéronautique et obtenir un certificat de fin d’études secondaires. Comme le Japon prenait en charge tous leurs frais et leur versait aussi un salaire, il y eut de très nombreux candidats.
Le premier groupe d’entre eux, composés de 1 800 jeunes âgés d’environ 14 ans, embarqua en 1943 pour Yokohama dans le port de Kaohsiung, en 1943. Mon ami Ran, alors âgé de 15 ans, en était. Il y eut d’autres départs pendant l’année qui suivit. Au total 8 400 jeunes Taïwanais travaillèrent dans l’arsenal de Kôza.
La création du Club Taïwan Kôza (rebaptisé par la suite « Association d’échanges Taïwan Kôza ») remonte à 1988, l’année qui suivit la levée de la loi martiale à Taïwan. Le premier voyage qu’elle organisa au Japon pour ses membres eut lieu en 1993, pour célébrer le cinquantenaire de leur venue au Japon. Il y en eut un deuxième en 2003 pour le soixantième anniversaire, et celui du 9 mai de cette année marquait le soixante-dixième anniversaire.
Des récits dépourvus de pathétique
Lorsque je suis arrivée à la gare de Higashi-Rinkan où était fixé le rendez-vous, j’ai été frappée par l’enthousiasme de ces anciens jeunes ouvriers. Ils sont montés dans les bus qui devaient les emmener jusqu’au lieu de la réception, avec une santé et une forme extraordinaire pour leur âge, et ont commencé à converser dans un japonais fluide, parfois un peu rouillé, dans lequel figuraient parfois quelque mots de chinois.
Certains étaient venus seuls, d’autres avec leurs enfants ou leurs petits-enfants. De vieux amis qui ne s’étaient pas vus depuis longtemps se retrouvaient.
Ils parlaient d’un passé lointain :
« J’ai quitté mes parents et le climat méridional de Taïwan, rempli d’excitation, et je ne m’attendais pas à ce qu’il fasse si froid au Japon... »
« Nous n’avions rien à manger, j’avais faim... »
« J’ai failli mourir dans un bombardement... »
La manière dont ils évoquaient les épreuves traversées non pas en insistant sur les côtés tragiques mais avec plaisir, en riant, m’a stupéfaite.
Les organisateurs du côté japonais les ont accueilli chaleureusement, sous un tonnerre d’applaudissements. L’ancien premier ministre Mori Yoshirô leur avait adressé un message de bienvenue, et le banquet s’est conclu par un discours du président de l’association, Li Hsueh-feng.
Des enfants-ouvriers qui ont beaucoup donné pour « l’empire »
M. Li raconta qu’à son retour à Taïwan après la défaite du Japon, il avait mené sa vie sans s’intéresser au gouvernement nationaliste et que depuis 1988 il consacrait toute son énergie au club. Il exprima sa fierté d’avoir réussi à organiser le retour au Japon de nombreux anciens enfants-ouvriers en 1993 à l’occasion du cinquantième anniversaire de leur venue à Kôza et termina son allocution en disant que le Japon était sa deuxième patrie. Ce printemps, le gouvernement japonais l’a décoré de l’ordre du Soleil levant, Rayons d’or avec rosette.
J’ai eu l’occasion de parler avec plusieurs anciens enfants-ouvriers. « Nous avons dû affronter le froid et la faim, c’est certain, et travailler dans un pays étranger n’était pas facile, mais nous n’avons fait que ce que nous devions faire en tant que Japonais. » Ils m’ont expliqué que les habitants de Kôza partageaient avec eux ce qu’ils avaient à manger et les invitaient chez eux. L’un d’entre eux m’a dit que le Japon occupait une place à part dans son cœur parce qu’il y avait passé une partie de sa jeunesse.
Ces anciens enfants-ouvriers étaient nés japonais, et ils avaient fait leur devoir vis-à-vis de leur « patrie ». Ils se sentaient japonais, et même après la guerre, une fois qu’ils étaient devenus citoyens d’un autre pays, ils ont continué à en être fiers, sans jamais oublier la gentillesse avec laquelle ils avaient été reçus au Japon. Leurs liens avec ce pays demeuraient vivants en eux.
Le Japon toujours présent dans les cœurs
Pendant que Taïwan était sous occupation japonaise, de 1895 à 1945, le japonais était la langue d’enseignement, et la culture japonaise dominait. Il est impossible de parler des relations entre les deux pays sans évoquer cette histoire. La génération qui a connu cette période est celle de ces anciens enfants-ouvriers dont la moyenne d’âge est aujourd’hui de 85 ans.
Mon père est taïwanais. Né en 1928, il a connu cette époque. J’ai écrit un livre sur sa vie, Ma boîte, dont la traduction chinoise est parue à Taïwan en mars dernier.
En l’écrivant, j’ai découvert à travers l’histoire de mon père les relations entre le Japon et Taïwan, auxquelles je ne m’étais jamais intéressée. Cela m’a fait réfléchir au problème d’identité ressenti par mon père et les gens de sa génération, qui ont vécu des temps très agités qui leur ont fait se demander s’ils étaient japonais ou taïwanais.
Après la guerre, cette interrogation a troublé mon père au point qu’il n’a pu se concentrer sur son travail et a souffert de dépression. Dans mon esprit, la silhouette de ces enfants-ouvriers s’est superposée à celle de mon père, pour qui avoir deux patries était un tourment. Les gens de sa génération avaient chacun leur opinion sur le Japon, mais sa présence dans leur cœur était une réalité indéniable.
Taïwan et le Japon : une relation fraternelle qui dure depuis plus d’un siècle
Aujourd’hui, la plupart des Japonais associent probablement deux choses au nom de Taïwan, les massages et des raviolis à la vapeur xiǎolóngbāo. Ils ne perçoivent pas Taïwan comme un pays particulièrement proche du Japon, d’où la surprise ressentie par beaucoup d’entre eux, comme moi au demeurant, en apprenant que Taïwan avait été le pays qui avait fourni le plus important soutien financier au Japon après le grand tremblement de terre du 11 mars 2011.
Je ne voudrais pas que les Japonais se satisfassent de penser que c’est parce que les Taïwanais sont pro-japonais. Non, il faut comprendre qu’ils l’ont fait parce qu’il y a là-bas des associations comme le Club Taïwan Kôza, et aussi parce que les deux pays ont une histoire commune qui n’a pas été sans leur apporter des souffrances. Je me suis rendu compte que sans ces souvenirs digérées lentement avec le passage du temps, les relations nippo-taïwanaises ne seraient pas ce qu'elles sont aujourd'hui.
Peut-être est-ce parce que je n’ai qu’une sœur, mais à mes yeux, les relations entre nos deux pays ressemblent à celles qui unissent deux sœurs.
Après le 11 mars, Taïwan a agi comme une grande sœur en offrant au Japon plus de soutien que n’importe quel pays au monde. L’inverse s’était produit en 1999, lorsque Taïwan a subi un grave tremblement de terre, et que le Japon avait été le premier pays à envoyer des équipes de secours.
Oui, les deux pays sont comme deux sœurs qui s’entraident, et qui parfois se disputent sans que cela ne détruisent leurs liens. Elles retrouvent ensuite leur bonne entente.
L’héritage des enfants-ouvriers
« Ô, combien loin de la patrie sommes-nous... » ; c’est un passage de la chanson du club chantée par les participants pendant le banquet. Parmi près d’un millier de personnes présentes dans la salle, des Taïwanais et des Japonais, ceux qui chantaient le plus fort, c’était évidemment les anciens enfants-ouvriers. J’ai vu des larmes dans les yeux de mon ami Ran à ce moment-là. Il devait se souvenir du passé.
1 400 anciens enfants-ouvriers avaient fait le déplacement en 1993 pour fêter le cinquantième anniversaire de leur arrivée au Japon. Ils étaient 740 pour le soixantième, et seulement 250 pour le soixante-dixième. En 2023, leur âge moyen sera de 95 ans. Personne ne peut dire combien seront encore capables de faire le voyage. La crainte que cet anniversaire soit le dernier auquel ils pourraient participer a été exprimée par de nombreuses voix en mai dernier.
Je ne voudrais pas que ce soit le cas. Même s’il ne devait en rester qu’un seul, je voudrais qu’il fasse le déplacement, et même s’ils disparaissent tous, je voudrais que le club continue à exister pour que nous fassions vivre l’héritage qu’ils nous laissent, pour que nous nous souvenions longtemps de leurs vies qui symbolisent le lien entre les deux pays. J’ai l’intention de faire ce que je pourrai pour que cela arrive.
(D’après un original en japonais écrit le 17 mai 2013. Photo de titre : Hitoto Tae en visite à Jiufen, une ville du nord de Taïwan, prise par Kumagai Toshiyuki.)