L’évolution du Japon depuis 1995, l’année des tournants
Accident nucléaire : le « mythe de la sécurité » se nourrit du refus de tirer les leçons des incidents mineurs
Économie Culture- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Les problèmes de gestion des crises sont apparus au grand jour en 1995
À la fin du XXe siècle, on a beaucoup parlé des crises atomique, biologique et chimique (ABC). Ajoutez les désastres naturels (D) à la liste et vous avez les crises ABCD. Or le Japon a connu ces quatre formes de crise au XXe siècle. En fait, il les a subies toutes les quatre rien qu’en 1995.
Le Grand tremblement de terre de Hanshin-Awaji (D), qui a frappé la région du Kansai, à l’Ouest du Japon, en janvier 1995, a été suivi en mars par l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo, un acte de terrorisme biochimique (B,C) perpétré par la secte Aum Shinrikyô. Et un incident atomique (A), certes mineur en comparaison de l’accident survenu en 1999 à Tôkaimura, qui a fait deux morts, et de la catastrophe enregistrée en 2011 à la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, s’est produit en décembre quand une fuite de sodium dans le système de refroidissement a provoqué un incendie au réacteur expérimental à neutrons rapides de Monju, dans la préfecture de Fukui.
C’est ainsi que les problèmes affectant la gestion des crises au niveau de l’État japonais sont devenus manifestes en 1995. Il se trouve malheureusement que les leçons qui auraient dû être tirées cette année-là n’ont produit aucune amélioration ultérieure.
La catastrophe de Fukushima aurait pu être évitée
Quelles leçons fallait-il précisément tirer de l’année 1995 ? La première chose à relever, c’est qu’aussi bien le gouvernement que le peuple japonais, qui s’étaient reposés jusque-là sur le mythe de la sécurité absolue, n’avaient jamais envisagé de se trouver confrontés à un scénario catastrophique. Ce constat s’est imposé à chacune des crises. Bien sûr, la sonnette d’alarme a été tirée ici ou là, mais les instances officielles fonctionnaient selon des procédures établies, fondées en règle générale sur des hypothèses enracinées dans le mythe de la sécurité. Et la remise en question de ces hypothèses constituait un sujet tabou, du moins en interne.
Malgré le démenti flagrant que les crises successives de 1995 ont apporté au mythe de la sécurité, elles n’ont été suivies d’aucune initiative en vue de mettre sur pied un dispositif de gestion des crises laissant la moindre place à l’éventualité d’un risque. Nombre de secteurs, refusant de regarder la réalité en face, ont en fait continué de s’abriter sous le parapluie du mythe de la sécurité.
La carence la plus grave à cet égard est à relever dans l’industrie nucléaire. Peut-être la catastrophe provoquée à la centrale de Fukushima Daiichi par le tsunami de 2011 n’aurait-elle pas eu lieu si l’industrie nucléaire avait tiré les leçons des accidents passés, s’était libérée du mythe de la sécurité absolue et avait pris les mesures qu’imposait la raison. L’attachement aveugle de ce secteur au mythe de la sécurité est en outre responsable du caractère extrême de l’hostilité au nucléaire manifestée par l’opinion publique en réaction à l’accident.
L’origine du mythe de la sécurité
Vue la forte aversion que les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki avait suscitée chez les Japonais à l’égard de tout ce qui relevait du nucléaire, le gouvernement a opté pour une politique nucléaire qui visait avant tout à établir – à travers la Loi fondamentale de 1955 sur l’énergie atomique – que l’usage du nucléaire à des fins pacifiques était acceptable, après quoi il a justifié ce principe par le mythe de la sécurité. Il a trompé les citoyens en les amenant à croire que le nucléaire n’était pas du tout dangereux, et toute contestation de ce dogme est dès lors devenue irrecevable. On est en droit de dire que les décideurs politiques ont poussé le refus d’envisager les mesures de sécurité à un tel degré qu’ils ont mis la question de la gestion des crises nucléaires à l’index. Or cette approche était dénuée de tout fondement scientifique. Nous autres, spécialistes de la gestion des crises, les avons prévenus à plusieurs reprises, mais ils sont restés campés sur leurs positions, ce qui m’incite à penser que les gouvernements libéraux-démocrates successifs portent une lourde part de responsabilité.
C’est en 1974, à l’occasion de l’échec du voyage d’essai du navire nucléaire Mutsu, qu’il est devenu clair que ni les autorités japonaises ni l’industrie du nucléaire n’étaient prêtes à faire face à une crise. À l’époque, j’étais à la tête du département de la sécurité de l’Agence nationale de police, et j’ai donc pu voir se dérouler les événements depuis les coulisses.
La farce du riz gluant
Au moment où le vaisseau nucléaire s’apprêtait à quitter son port d’attache d’Ôminato, à Mutsu, dans la préfecture d’Aomori, l’opposition de la population locale a pris une ampleur extraordinaire. Elle protestait vigoureusement contre les dégâts que la pollution générée par le navire allait infliger aux réserves de coquilles Saint-Jacques, abondantes dans la région, malgré l’absence d’argument scientifique à l’appui de cette affirmation. La manifestation très animée prit une tournure festive et les pêcheurs burent tant que les boutiques locales ont pratiquement épuisé leurs stocks de bouteilles de saké. Après quoi, galvanisés par l’alcool, ils s’attachèrent avec des cordes à l’ancre du Mutsu et alignèrent leurs bateaux devant la proue du navire de façon à l’empêcher de quitter le port.
Le Mutsu profita de l’approche d’un typhon pour trouver une brèche dans le blocus. Une fois en pleine mer, des essais furent entrepris en vue de déclencher une réaction nucléaire contrôlée. L’Agence japonaise de développement des navires nucléaires, qui menait l’expérience, et l’Agence des sciences et de la technologie (AST) débordaient de confiance. Toutefois, il se produisit une petite fuite, due à un défaut du blindage du réacteur contre le rayonnement. Dans le monde de la technologie, les problèmes en phase de mise au point sont fréquents et il aurait suffi que les opérateurs adoptent quelques mesures relevant du bon sens pour qu’ils soient à même de régler ceux qu’ils ont rencontrés. En l’occurrence, la mesure à prendre consistait simplement à couvrir la fuite radioactive avec un placage de plomb. Mais les opérateurs à l’œuvre sur le Mutsu partaient du principe qu’il n’y aurait pas de problème et ils n’étaient pas préparés à ce que quoi que ce soit tourne mal.
Alors que le Mutsu errait sans destination précise, les opérateurs, faute d’autre option, tentèrent de colmater la fuite en utilisant des borates, connus pour leurs capacités d’absorption des neutrons, mélangés à du riz gluant destiné au repas du soir ! Au début, comme personne ne voulait s’approcher de la zone problématique, ils essayèrent de projeter le mélange. Comme on pouvait s’y attendre, cela n’a pas bien marché. Des chercheurs subalternes ont alors été chargés de colmater la fuite à la main. On dit qu’ils ont célébré la cérémonie du verre d’eau d’adieu, pour le cas où ils ne survivraient pas. Sachant que ces gens-là étaient impliqués dans la mise au point d’équipements nucléaires, cette affaire a quelque chose de pathétique.
Le téléphone qui n’a pas sonné
En négligeant d’envisager les scénarios catastrophiques, les planificateurs avaient à l’évidence fait preuve d’imprévoyance. Mais ce n’était pas le seul problème. L’excès de confiance qui les portait à nier la possibilité des accidents explique aussi la présence à bord du Mutsu d’un grand nombre de représentants des médias, qui ont rendu compte en détails des événements grotesques qui s’y sont déroulés, transformant par la même occasion cette affaire en une clownerie bien malvenue.
Quand la fuite radioactive s’est produite, je me trouvais dans le bureau de Kinji Moriyama, alors directeur général de l’AST. Les manifestations avaient été si virulentes que l’Agence de sécurité maritime avait perdu le contrôle de la situation, si bien que les ministres responsables, décidés à traiter l’événement comme une simple question de police, avaient envoyé sur place la brigade anti-émeute de la préfecture d’Aomori et une équipe d’urgence chimique du Tôhoku. D’où ma présence dans le bureau de M. Moriyama, en tant que représentant de la Commission nationale de sécurité publique.
Sur son bureau, il y avait une bonne dizaine de téléphones, dont un rouge. « Sassa », me demanda-t-il, « Savez-vous à quoi sert ce téléphone ? » « Sert-il à appeler les pompiers ou quelque chose de ce genre ? », voulus-je savoir. « Non », me répondit-il, « il me relie directement au capitaine du Mutsu. S’il y a le moindre problème, je serai le premier averti. On pourra alors réfléchir à la meilleure façon d’y faire face. » Plus tard, quand je lui ai demandé ce qui s’était passé avec la ligne directe, il m’a dit qu’elle n’avait jamais sonné. C’est pathétique. Les premières nouvelles de l’accident sont venues de la télévision, avant que l’AST – l’autorité de surveillance – ou la police ne sache quoi que ce soit.
Le prix du silence
Le Mutsu se vit refuser le retour au port d’Ôminato, site des premières manifestations. Les autres ports, on peut le comprendre, firent de même et le navire continua son errance, semant le désordre parmi les dockers et les pêcheurs partout où il passait. En tant que chef du département de la sécurité, je me souviens de la précipitation dans laquelle j’ai dû envoyer une unité de police à chaque fois que cela s’est produit.
C’était une pénible situation, dans laquelle toutes les coopératives de pêche demandaient des dédommagements. Kanemaru Shin, président du Conseil général du PLD, a géré le problème par la politique du donnant-donnant, en déversant de l’argent sur le secteur de la pêche, pour le réduire au silence. Mais les demandes du secteur n’avaient pas de fin ; il exigeait que le Mutsu soit envoyé à la ferraille et que toutes les installations portuaires concernées, y compris le quai désigné, soient détruites et remises dans leur état originel.
En dépit de la violence du choc, toutefois, les responsables du nucléaire au sein du gouvernement n’ont rien fait pour améliorer leurs performances en termes de gestion des crises, alors qu’ils auraient pu, par exemple, constituer des réserves de véhicules spécialement équipés pour les urgences ou mettre en place des contrôles généralisés pour vérifier que les installations nucléaires ne présentaient pas de défauts. Les brumes du mythe de la sécurité sont descendues une fois de plus, oblitérant toute éventualité d’accident. Telle a été l’issue de l’épisode du Mutsu.
Pas de responsabilité humaine ?
L’AST a continué de superviser le développement du nucléaire, mais elle s’est montrée incapable de faire face aux incidents sérieux (jiken) comme aux accidents (jiko) survenus dans les installations nucléaires. Il faut dire qu’elle ne disposait d’aucune équipe nommément chargée de le faire. Et, de par sa nature même, l’agence n’avait aucune notion de ce qu’est un « incident » ou un « accident ».
Cette carence a sauté aux yeux après l’incendie provoqué en 1995 au réacteur expérimental à neutrons rapides de Monju par une fuite de sodium en fusion. Lors d’une conférence de presse, un conseiller de l’AST a déclenché un tollé en parlant de jishô (« cas » ou « phénomène ») à propos de Monju. « Qu’est-ce que vous entendez par “cas” ? » voulut savoir un journaliste. « C’est d’un “incident” ou d’un “accident” que vous devriez parler. » Mais le conseiller ne voulut pas en démordre : « Selon les règles de l’AST, il s’agit d’un “cas”. Un accident qui provoque des blessures ou la mort est un incident et, si une machine est endommagée ou détruite par un incendie, c’est un accident. Mais une fuite de sodium est considérée comme un cas, et non comme un incident ou un accident. »
En écoutant cette explication, je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’elle était complètement idiote. Peu après, j’ai explicitement dit dans les journaux et à la télévision qu’il était inopportun d’utiliser le mot jishô, qui rangeait un feu de sodium dans la même catégorie de phénomènes naturels que les tempêtes et la foudre. Cela revenait à nier la responsabilité humaine. Si les règles internes à l’AST mettaient un incendie survenu dans une centrale nucléaire sur le même plan qu’une tempête ou un coup de tonnerre, l’agence devait changer de règles.
Par la suite, j’ai reçu une longue lettre manuscrite du conseiller qui s’était exprimé lors de la conférence de presse. Faisant montre d’une étrange persistance à justifier sa description, il me demandait si j’avais lu les règles internes et affirmait que le terme employé était le bon puisque c’est ainsi qu’il était formulé dans les règles.
Une voix solitaire
Tanaka Makiko était directrice générale de l’AST quand le Grand tremblement de terre d’Hanshin-Awaji a frappé, moins d’un an avant l’accident de Monju. Elle a été la seule à poser des questions sur la capacité des centrales nucléaires à résister aux séismes et à suggérer que des vérifications soient faites. Mais les autorités locales, par crainte que ces vérifications ne génèrent des rumeurs sur la vulnérabilité des centrales et n’abondent dans le sens du mouvement antinucléaire, ont toutes clamé en chœur que « les tremblements de terre ne présentaient aucun risque. » Le gouvernement a adopté la même position.
L’état de préparation des centrales nucléaires aurait dû faire l’objet d’un suivi minutieux. Si tel avait été le cas, il existe de fortes chances que l’accident du 11 mars 2011 à la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi ait pu être évité.
(À suivre)
sécurité séisme crise catastrophe nucléaire accident gestion