Tanaka Kakuei, ou le conservatisme modéré

Politique

Hayano Tôru [Profil]

Plus de vingt ans après sa mort, Tanaka Kakuei (1918-1993), Premier ministre du Japon de 1972 à 1974, bénéficie d’un regain de popularité. Hayano Tôru qui en tant que journaliste a suivi pendant vingt ans le parcours de cet homme politique hors du commun explique les raisons du retour en grâce de celui que l’on a qualifié de « shôgun de l’ombre ».

Une carrière politique fulgurante

Le 16 décembre 2013 a coïncidé avec le vingtième anniversaire du décès de l’ancien Premier ministre Tanaka Kakuei. Cette date n’a donné lieu à aucune commémoration publique particulière. Mais quand les Japonais regardent leurs dirigeants politiques actuels, ils ont souvent la nostalgie de celui qu’ils désignent familièrement sous le nom de « Kaku-san ». Le vingtième anniversaire de la disparition de Tanaka Kakuei semble avoir suscité une sorte d’engouement pour le « conservatisme modéré » qu’il incarnait et qui n’est plus guère représenté dans le monde politique japonais d’aujourd’hui.

« Kakuei » ou « Kaku-san », comme l’appellent encore volontiers les Japonais en signe d’affection, était un homme du peuple. Sa carrière politique fulgurante a coïncidé avec l’époque où le Japon s’est relevé du désastre de l’immédiat après-guerre avant d’entrer dans une phase de haute croissance et de prospérité économique.

Tanaka Kakuei a vu le jour le 4 mai 1918 à Futada, un village rural pauvre situé au bord de la mer du Japon, dans la préfecture de Niigata. Il a abandonné ses études à l’âge de quinze ans, alors qu’il était encore au collège, pour monter à Tokyo où il a vécu de petits métiers avant de fonder avec succès une entreprise du bâtiment. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, il s’est lancé dans la politique et a été élu à la Chambre des représentants par la troisième circonscription de Niigata en 1947, alors qu’il n’avait que vingt-neuf ans. La carrière fulgurante de Kaku-san a connu son apogée en 1972, quand il a accédé au poste de Premier ministre. Elle lui a valu le surnom d’Ima-taikô (« le taikô(*1) d’aujourd’hui (ima) ») en référence à Toyotomi Hideyoshi (1537-1598) un guerrier d’origine très modeste qui s’est lui aussi hissé jusqu’au sommet du pouvoir.

Le second gouvernement formé par Tanaka Kakuei en décembre 1972, après les élections générales du 10 décembre. Le Premier ministre est au centre, au premier rang. (Photo : Jiji Press)

Mais Tanaka Kakuei s’est également illustré par une étonnante capacité à réunir des fonds à des fins politiques tant et si bien qu’il a été souvent qualifié de « ploutocrate ». Il a même été accusé d’avoir accepté des pots-de-vin et arrêté, le 27 juillet 1976, pour avoir touché quelque deux millions de dollars (environ 1,46 millions d’euros) à l’occasion de la vente de vingt et un avions Lockheed à la compagnie aérienne japonaise ANA. À l’issue de deux interminables procès, il a été condamné à quatre ans de prison et une amende de cinq cent millions de yens (environ 3,61 millions d’euros). Mais Kakuei est mort en 1993, à l’âge de soixante-quinze ans, avant que la cour suprême, auprès de laquelle il avait fait appel, n’ait statué sur son cas. Pourquoi un homme politique dont la carrière politique s’est achevée par un énorme scandale fait-il l’objet d’un pareil engouement aujourd’hui ?

Un adepte de la politique du compromis

La première raison du regain de popularité de Tanaka Kakuei vingt ans après sa mort, c’est la parution d’un certain nombre d’ouvrages à son sujet. L’un d’eux a été écrit par Satô Atsuko, la fille de sa maîtresse. Ce livre que l’auteur a consacré à Satô Aki, sa mère, est intitulé Aki — Tanaka Kakuei to ikita onna (Aki — la femme qui a vécu avec Tanaka Kakuei). Je viens moi-même de publier un texte qui a pour titre Tanaka Kakuei — Sengo Nihon no kanashiki jigazô (Tanaka Kakuei — Autoportrait nostalgique du Japon de l’après-guerre) parce qu’en tant que journaliste, j’ai eu l’occasion d’observer de près cet homme pendant vingt ans. Asaka Akira, le secrétaire de Kaku-san, a quant à lui fait paraître Kakuei no oniwaban Asaka Akira (Asaka Akira, le portier de Kakuei), une série d’entretiens enregistrés et retranscrits par Nakazawa Yûdai, un journaliste du quotidien Mainichi Shimbun. L’homme politique japonais le plus controversé de l’après-guerre a donné lieu a bien d’autres ouvrages dont Tanaka Kakuei ni kieta yamigane (L’argent sale qui a disparu avec Tanaka Kakuei) de Mori Seiho, et Tanaka Kakuei hiroku (Les carnets secrets de Tanaka Kakuei) de Ôshita Eiji. Cette floraison de textes vingt ans après sa disparition correspond peut-être à une volonté de conserver la mémoire des bons et des mauvais côtés d’un personnage qui fait maintenant en grande partie de l’histoire.

Mais il y a une autre explication à ce phénomène, qui est la frustration, l’inquiétude voire l’hostilité que suscite la politique agressive d’Abe Shinzô, le Premier ministre actuellement en fonction, dont la stratégie de confrontation contraste vivement avec le conservatisme modéré de Tanaka Kakuei. Les Japonais ont la nostalgie du bon vieux temps où Kaku-san savait comment s’y prendre pour régler les problèmes.

(*1) ^ Taikô. À l’époque de Heian (794-1185), taikô était un titre honorifique donné au kanpaku, c’est-à-dire au « régent », quand celui-ci renonçait à sa fonction, la plus élevée de l’État japonais, tout en continuant à jouer le rôle d’une éminence grise. Toyotomi Hideyoshi, le guerrier qui a unifié le Japon à l’époque d’Azuchi-Momoyama (1573-1603), a lui aussi pris le titre de taikô en 1592, au moment où il a cédé sa fonction de régent à son fils.

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Hayano TôruArticles de l'auteur

Né en 1945, dans la préfecture de Kanagawa. Diplômé de la Faculté de droit de l’Université de Tokyo en 1968. Est entré au quotidien Asahi Shimbun où il a exercé les fonctions de rédacteur en chef adjoint, journaliste et chroniqueur. Professeur à l’Université J. F. Oberlin de Machida, à Tokyo, depuis 2010. Auteur de divers ouvrages dont Seiken rapusodi — Abe, Fukuda, Asô kara Hatoyama e (La rhapsodie du pouvoir — de Abe, Fukuda et Asô jusqu’à Hatoyama), et Tanaka Kakuei — Sengo Nihon no kanashiki jigazô (Tanaka Kakuei — Autoportrait nostalgique du Japon de l’après-guerre).

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