Pourquoi Sony a-t-il chuté ?
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Sony ne parvient pas à surmonter son déclin. En février dernier, la société a drastiquement revu à la baisse ses prévisions de résultat consolidé pour l’exercice 2013, qui devrait générer non plus un bénéfice de 30 milliards de yens, mais 110 milliards de yens de pertes.
Ce résultat négatif est dû à sa division électronique qui perd de l’argent depuis trois ans, en dépit des bénéfices réalisés grâce à la vente de différents actifs, notamment celle de ses participations dans les sociétés M3 ou DeNA, de son siège américain, et de son siège historique à Shinagawa, Tokyo. Aujourd’hui, on se moque parfois de Sony en disant que sa principale activité est la vente d’actifs. Bien que ses téléphones portables et la PS4 lancée le mois dernier connaissent un succès relatif, rien ne donne à penser que la firme a ce qu’il faut pour rebondir, ni qu’elle a mis au point une stratégie d’avenir.
Le 27 janvier dernier, l’agence de notation financière américaine Moody’s a dégradé sa note d’un cran, ce qui place l’action en catégorie spéculative, comme l’avait déjà fait Fitch. Le géant japonais est maintenant marqué du sceau de l’infamie puisqu’il n’est plus considéré aux États-Unis et en Europe comme une entreprise recommandée aux investisseurs.
Attribuer la responsabilité de cette décadence à Hirai Kazuo qui est à la tête de la société depuis avril 2012 ne serait pas raisonnable. À quel moment la situation de Sony a-t-elle commencé à se détériorer ?
2000, la meilleure année de Sony
Du point de vue de ses résultats et du cours de son titre, Sony a connu son apogée en 2000 alors qu’elle était dirigée par Idei Nobuyuki, nommé PDG en 1995, à l’âge de 57 ans, quand il occupait la quinzième place dans la hiérarchie. Il était aussi le premier PDG à avoir fait toute sa carrière chez Sony qui s’apprêtait alors à fêter son cinquantième anniversaire, pour lequel il choisit ces deux slogans, « Regeneration » et « Digital Dream Kids ».
Cela reflétait sa conviction que Sony devait être enthousiasmé par le nouvel environnement technologique, et se transformer en une firme capable de réaliser les rêves de ses futurs clients, les enfants nés dans le numérique.
M. Idei annonça ensuite que le premier pas vers la nouvelle ère était le retour de Sony sur le marché des ordinateurs, et le premier VAIO lancé aux États-Unis en 1996 fut extrêmement bien accueilli. M. Idei était conscient du potentiel d’Internet qui commençait alors à s’imposer et de l’importance de la connectivité des produits Sony tant dans le domaine de l’audiovisuel que de l’informatique. Cela se traduisit par la création en novembre 1995 de Sony Communications Network (appelé aujourd’hui So-net).
Sur le plan des contenus, Sony disposait depuis 1968 de CBS-Sony (par la suite Sony Music) et depuis 1989 de Columbia Pictures (aujourd’hui Sony Pictures) ; sur celui des appareils, il avait le Walkman CD/MD, des consoles de jeux, l’ordinateur portable VAIO, des caméscopes, des appareils photo numérique, et enfin des clés USB. À cette époque, Sony avait la capacité de connecter tous ses produits audiovisuels et informatiques. Si l’on pense que c’est en 2001 qu’Apple a lancé son iPod, on comprend que tout était prêt chez Sony dans la deuxième moitié des années 1990 pour devenir un Digital Dream Kid.
Sony rate son entrée dans l’ère Internet
La posture pionnière de M. Idei fut couronnée de succès : en 2000, au moment de la bulle Internet, Sony réalisa les meilleurs résultats de son histoire et le cours de son action qui se situait autour de 4240 yens à sa prise de fonctions dépassait 13000 yens. Mais le géant japonais ne parvint pas ensuite à lancer de produits révolutionnaires reliés à Internet. Comme il prit aussi un départ tardif dans la production de téléviseurs à écran plat, la gamme des produits Sony commença à manquer de cohérence. Les marchés furent les premiers à percevoir la perte de la rapidité de la société.
Le 24 avril 2003, Sony annonça un résultat opérationnel consolidé inférieur de 100 milliards de yens aux projections, et prévoyait une diminution de l’ordre de 30 % de ses résultats pour l’exercice suivant ( qui se terminait en mars 2004). Dès le lendemain, les investisseurs commencèrent à vendre leurs titres Sony. De nombreuses transactions furent stoppées parce que le cours était descendu trop bas, et à la clôture, il n’était plus que de 3220 yens. Cet épisode est connu au Japon comme le « choc Sony ».
De plus, le lancement à temps pour les ventes de fin d’année du Sugoroku, un nouvel enregistreur de DVD sur lequel la firme comptait pour se refaire, coïncida avec celui de la PSX, une console de jeux avec un disque dur, conçue par Sony Computer Entertainment et capable elle aussi d’enregistrer des DVD. Les deux produits se cannibalisèrent. Cet échec mit cruellement en lumière l’absence de leadership interne, indispensable pour harmoniser le travail des différentes divisions de Sony.
Piège du succès et conflit d’intérêts
Pourquoi Sony qui disposait en 2003 d’une gamme de produits de loin supérieure à celle d’Apple n’a-t-il par réussi à tous les connecter à Internet ? Si l’on étudie de près ce qu’était alors Sony, on comprend que cet échec est avant tout la conséquence de ses succès passés.
Le géant japonais était alors le premier producteur mondial de disques compacts (CD) et ses walkmans CD/MD (mini-discs) avaient un grand succès. Les deux formats, CD et MD, avaient été mis au point sous la direction d’Ôga Norio, le PDG qui avait précédé M. Idei à la tête de Sony. Un appareil basé sur un disque dur comme l’était l’iPod rendait obsolète CD et MD, et ne pouvait que signifier la fin des ventes de CD et de Walkman MD.
Par ailleurs, les intérêts de Sony Music qui avait dans son catalogue de nombreux artistes influents, à commencer par Michael Jackson, étaient en conflit avec la distribution de musique sur Internet. Parce qu’ils voyaient alors comme leur principale activité créatrice la réalisation d’albums autour d’un concept unique, les artistes n’envisageaient nullement de vendre des titres un par un sur Internet. Pour les maisons de disques, ce genre d’albums présentait un autre avantage car ils permettaient de vendre au sein d’un seul ensemble des titres qui n’avaient aucune chance de réussir séparément. De plus, personne ne savait comment protéger les droits d’auteurs, un élément crucial pour l’industrie musicale, dans le cas de la musique diffusée en ligne.
Dans le domaine des téléviseurs, Sony était confronté à un autre dilemme. Le tube Trinitron Superflat, mis au point en 1996, lui avait permis de lancer des téléviseur avec un écran plat à tube cathodique, et ceux de sa série WEGA connaissaient alors un grand succès à travers le monde entier. Même si Sony savait que les écrans à cristaux liquides finiraient par l’emporter, la firme hésitait à abandonner une technologie qui lui rapportait au profit d’une nouvelle qui exigerait d’énormes investissements et dont le succès n’était pas garanti. Cela revient à dire que le succès du Trinitron Superflat est en d’autres termes à l’origine de son départ tardif dans les écrans à cristaux liquides.
Ainsi, Sony était confronté à des conflits d’intérêts entre les modèles économiques à l’origine de son succès d’une part, et le passage au numérique et à Internet de l’autre. Ces conflits l’empêchaient d’innover. Prisonnière de ses succès passés, Sony avait de grandes difficultés à évoluer et à adopter des innovations qui lui paraissaient un reniement.
L’échec de la réforme de gouvernance
L’opposition entre les divisions qui font de leur propre réussite leur priorité et une direction centrale qui recherche la prospérité de l’ensemble est ce qui crée le piège du succès. Mais à partir de 1997, M. Idei a mis en place une structure de décision qui dépassait les conflits d’intérêt entre les différentes divisions, par la dissociation des fonctions de supervision coordonnant l’ensemble de la gestion de celles de l’exécutif qui coordonne les divisions. En détachant l’élaboration de la stratégie d’entreprise qui impulse la direction de l’ensemble de la société, et l’exécution des activités du quotidien, il disposait d’un système capable de réaliser le monde des Digital Dream Kids, dès qu’il en aurait pris la décision.
Malgré ce système, le plan de redressement conçu par M. Idei et la direction centrale a échoué, et les pertes de la division électronique ont continué. Le cours de l’action est descendu jusqu’à 3000 yens, et en juin 2005, les critiques acerbes de la gestion de M. Idei par les anciens employés de Sony et par son personnel, ainsi que celles venant des médias japonais et étrangers, l’ont conduit à démissionner. Il est alors devenu conseiller suprême de la direction de la société.
M. Idei ne s’est pas contenté de ne pas assumer ses responsabilités vis-à-vis de l’échec de sa gouvernance, il a aussi fait un choix incompréhensible au moment de désigner son successeur. En effet, bien que l’insatisfaction du marché et des clients soit dirigée contre la division électronique à l’origine des pertes, et contre les produits de Sony qui ne pouvaient être connectées, Howard Stringer, le dirigeant de la division cinéma, a été sélectionné pour succéder à M. Idei.
Le nouveau PDG avait affirmé sa volonté d’unifier les produits Sony grâce à Internet, avec le slogan « Sony United », et il aurait pu avoir un rôle positif, mais il n’avait pas la capacité d’un ingénieur pour imaginer comment réaliser cet objectif. Chûbachi Ryôji, un ingénieur de formation, fut simultanément nommé directeur des opérations, dans le but de surmonter les difficultés techniques, mais les deux hommes ne réussirent jamais à véritablement travailler de concert.
Ils démissionnèrent tous les deux lorsque les pertes totales de Sony pour l’exercice 2012 atteignaient 919,3 milliards de yens. Le cours de l’action qui se situait à 3000 yens environ au moment de leur nomination dégringola un temps en-dessous de 1000 yens, et cela fit perdre beaucoup d’argent aux actionnaires. Ils n’en furent pas moins nommés administrateurs et reçurent d’importantes compensations sans assumer leurs responsabilités dans cet échec.
Décalage entre la stratégie et les capacités de gestion
Le déclin de Sony soulève plusieurs questions, notamment celle du décalage entre la stratégie recherchée et les capacités de gestion, ou encore l’ambiguïté de la responsabilité managériale. Ces problèmes affectent les autres fabricants japonais.
Le « choc Sony » avait mis en évidence la nécessité de reconstruire la division électronique et de réaliser une intégration lisse des matériels et des contenus. C’était ce que signifiait le slogan Digital Dream Kids, l’objectif d’un Sony United. Mais ni M. Idei, ni M. Stringer (ni même le nouveau PDG de Sony, M. Hirai) n’étaient des ingénieurs.
Cette splendide vision n’aurait-elle pas été proclamée alors que manquaient l’enthousiasme pour la technologie, indispensable pour la réaliser, et l’audace nécessaires pour prendre les inévitables risques ? La lecture de la biographie de Steve Jobs conduit à la conclusion que pour arriver à créer ce genre d’intégration, il faut savoir se soucier du plus petit détail pour garantir que tous les éléments fonctionnent parfaitement ensemble.
Au moment de changer de paradigmes technologiques, un dirigeant capable de faire preuve d’une obstination implacable pour les détails des nouveaux équipements et leur mise en réseau vaut mieux qu’une personne sachant formuler de magnifiques slogans et des discours impressionnants. Il existe malheureusement dans les entreprises japonaises du secteur de l’électronique un grand décalage entre la stratégie d’entreprise nécessaire et les capacités managériales.
Sony et Panasonic ont tous les deux laissé filer les pertes
Un autre point qui pose problème est le traitement opaque de la prise de responsabilité de la direction. M. Idei et M. Stringer se sont occupés de choisir leur successeur au sein du conseil d’administration, dont ils sont restés membres après avoir quitté la fonction de PDG. Ils ont tous deux bénéficié de considérables indemnités de départ et de retraite. Cela n’a plu ni aux employés licenciés à cause de la détérioration des résultats de l’entreprise ni aux actionnaires qui avaient perdu de l’argent pour les mêmes raisons. Cette question a été abordée au moment de leur départ et elle a suscité de violentes critiques des assemblées générales, mais elle ne les pas empêchés de devenir respectivement conseiller auprès de la direction et président du conseil d’administration.
Panasonic qui a vu ses pertes atteindre 700 milliards de yens deux ans de suite se montre tout aussi irresponsable. L’ancien PDG Nakamura Kunio, l’homme qui a pris les décisions qui ont conduit à ses pertes colossales, est devenu après sa démission administrateur de la société et a continué à exercer un pouvoir considérable sur la société, une pratique initiée par le fondateur, Matsushita Kônosuke. Que ces deux sociétés qui ont été des géants de l’électronique lorsque le Japon dominait cette industrie ne demandent pas de compte aux hommes qui les dirigeaient quand elles ont perdu tant d’argent suffit à discréditer la gouvernance d’entreprise japonaise.
Pour analyser les relations de cause à effet à l’origine de ce choix de successeurs non qualifiés, d’un système aussi irresponsable, il faudrait disposer de documents internes et conduire des entretiens avec les personnes impliquées. Mais ces problèmes ne doivent en aucun cas être considérés comme des phénomènes isolés ou des questions de personnes. Si les entreprises japonaises veulent connaître une évolution favorable, elles doivent les envisager comme étant liées à la gouvernance d’entreprise.
(D’après un original en japonais écrit le 20 mars 2014.)
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