Quand gourmandise rime avec plaisir
« Wagyû », le bœuf japonais renommé dans le monde entier
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Le marché en pleine expansion du « bœuf japonais » a poussé les éleveurs d’autres pays à se lancer dans la production d’une viande aussi proche que possible de son modèle, en particulier de sa couleur grisâtre caractéristique (shimofuri) due à la présence importante de graisse dans les muscles. Certains ont réussi à s’implanter non seulement sur le marché japonais mais aussi dans le reste du monde où la demande est grande. L’accord de principe auquel sont parvenus les douze pays du Partenariat Trans-Pacifique (TPP) contribuent davantage à la diffusion dans l’Archipel de wagyû d’importation.
Un marché international dominé par l’Australie
Le mot wagyû (littéralement « bœuf japonais ») désigne quatre sortes spécifiques de bovins de l’Archipel appelés respectivement kuroge washu (japonais à robe noire), akage washu (japonais à robe rouge), Nihon tankaku washu(japonais à petites cornes) et mukaku washu (japonais sans cornes). Ces quatre types sont issus du croisement de vaches d’origine locale avec de nouvelles races introduites au Japon au cours de l’ère Meiji (1868-1912).
Le cheptel wagyû de l’Archipel est constitué à 95 % de kuroge washu et c’est à ce type de bovin que l’on fait le plus souvent référence quand on parle de « bœuf japonais ». Sa viande est réputée pour son extrême tendreté et son aspect marbré de blanc (shimofuri) qui s’explique par la présence de graisse à l’intérieur plutôt qu’à l’extérieur des muscles. Les trois sortes de wagyû les plus prisées sont celles de Kobe (préfecture de Hyôgo), de Matsuzaka (préfecture de Mie) et d’Ômi (préfecture de Shiga). Elles proviennent toutes de « bœufs japonais » à robe noire.
Le Japon a commencé à exporter du wagyû à partir des années 1990, quand les consommateurs aisés de l’Asie du Sud-Est se sont pris de passion pour ce type de viande. Mais les exportations ont cessé à cause de l’épidémie de fièvre aphteuse, qui a touché le Japon et la région en 2010, et de l’accident nucléaire de Fukushima consécutif au tsunami dévastateur du 11 mars 2011. Des éleveurs ont alors entrepris de produire du « bœuf japonais » en dehors de l’Archipel, notamment aux États-Unis et en Australie. Celle-ci a fini par accaparer la totalité du marché constitué par les grands restaurants de pays de l’Asie du Sud-Est, entre autres Singapour, Hong-Kong et la Thaïlande. C’est ainsi que le terme wagyû a cessé de désigner exclusivement un produit d’origine japonaise et qu’il est devenu synonyme de viande bœuf de haute qualité marbrée de blanc.
Uemura Kôichirô, administrateur de Meat Companion – une des principaux grossistes en viande de l’Archipel, dont le siège se trouve à Tachikawa, banlieue ouest de Tokyo – reconnaît volontiers les progrès des éleveurs australiens. « Ils se rapprochent de plus en plus du wagyû d’origine japonaise en ce qui concerne l’aspect marbré de la viande », précise-t-il.
L’Association pour la classification de la viande japonaise (JMGA) a défini quatre critères de qualité pour les carcasses de « bœuf japonais ». En premier lieu, l’aspect marbré (shimofuri) de la viande. Ensuite, sa couleur et son lustre. En troisième lieu, sa consistance et sa texture. Enfin, la couleur, la brillance et la qualité de sa graisse. Le premier de ces critères – dont chacun donne lieu à une notation de 1 (médiocre) à 5 (excellent) – est le plus important. C’est lui qui permet de faire la différence entre différentes pièces de viande.
Uemura Kôichirô est impressionné par la qualité de la graisse intramusculaire de la viande de bœuf australienne. « Si l’on attribue la note 10 au “bœuf japonais”, celle du wagyû australien se situe autour de 5. Le résultat obtenu par l’Australie est remarquable, même si sa viande est encore loin de celle du Japon. »
Depuis 2013, le gouvernement japonais encourage à nouveau les exportations de wagyû. Pour ce faire, il a pris une série de mesures, notamment en organisant des séminaires et des séances de dégustation dans le monde entier. Il a aussi créé un label officiel identifiant clairement le « bœuf japonais » produit dans l’Archipel. Mais le Japon va avoir bien du mal à récupérer le marché international où l’Australie s’est engouffrée. D’autant que le prix du wagyû australien est inférieur de moitié à celui du « bœuf japonais » nippon.
Le processus de la mondialisation du wagyû
Le wagyû a fait pour la première fois son apparition en Australie en 1989 sous la forme de sperme et d’embryons congelés en provenance des États-Unis où des éleveurs et des universités avaient importé du bétail japonais de type wagyû pour effectuer des recherches, dès le milieu des années 1970.
Entre 1989 et 1999, David Blackmore qui est considéré le « père du wagyû australien » a été à l’origine de 80 % des importations de ce type de matériel génétique. Il s’était pris de passion pour le wagyû en 1988, en visitant la ferme expérimentale de l’Université A&M du Texas où se trouvaient des bovins importés du Japon aux USA à des fins de recherches. C’est alors qu’il a pris la décision d’élever ce type de bétail en Australie. En 1992, il a fait la connaissance de Takeda Shôgo, un éleveur d’Hokkaidô qui lui a procuré le sperme et les embryons congelés dont il avait besoin et a par ailleurs exporté du bétail sur pied de type wagyû aux États-Unis jusqu’en 1996. Et en 1994, les deux hommes ont signé un contrat d’exclusivité pour l’import-export de matériel génétique.
Takeda Shôgo s’est lancé dans ce type d’exportations parce qu’il souhaitait faire connaître le goût unique et sublime du wagyû au reste du monde. Mais les autres éleveurs de l’Archipel n’étaient pas de cet avis parce qu’ils ne voulaient pas que les secrets du « bœuf japonais » sortent du pays. Tant et si bien que l’Association nationale de certification du wagyû a sommé Takeda Shôgo de cesser ses agissements avant de l’exclure, en 1997, parce qu’il avait refusé de se plier à ses exigences.
Le comportement singulier de l’éleveur d’Hokkaidô a suscité des réactions contrastées au Japon, bien qu’il n’ait violé aucune loi ou règlement. Si Takeda Shôgo a indéniablement contribué à faire connaître la culture culinaire japonaise à l’étranger, certains lui ont reproché de s’approprier et de vendre une partie du patrimoine culturel du Japon et ce faisant, d’agir contre les intérêts de la nation.
Entre 1992 et 2006, David Blackmore a réussi à constituer un cheptel de wagyû de pure souche – au moins 93,50 % du patrimoine génétique des kuroge washu japonais – de plus de trois mille têtes.
En 1990, il a fondé l’Association australienne du Wagyu qui, à l’instar de son homologue japonais, s’est fixé pour objectif d’imposer des normes de qualité rigoureuses et d’encourager les progrès de la reproduction et de l’élevage des wagyû. D’après cette association, l’Australie compterait à l’heure actuelle quelque 300 000 animaux de ce type, soit environ 1 % du nombre total de bovins du pays, qui est de 30 millions de têtes.
Le cas particulier du wagyû américain
Comme on l’a vu dans les lignes précédentes, le premier pays à importer du bétail sur pied japonais de type wagyû a été non pas l’Australie, mais les États-Unis. En 1976, l’Université du Colorado a réussi à obtenir du Japon quatre taureaux wagyû – deux à robe noire et deux à robe rouge – à des fins de recherches.
Les éleveurs américains ont croisés les quatre bovins avec des vaches locales. Les croisements répétés de wagyû de pure souche et de vaches métissées leur ont permis d’obtenir des animaux ayant plus de 93,5 % de sang wagyû. Entre 1976 et 1998, les éleveurs de l’Archipel ont envoyé 247 têtes de « bœuf japonais » et 13 000 doses de sperme de wagyû congelé aux États-Unis. Mais à partir de 1999, le Japon a mis fin à ces exportations pour protéger le patrimoine génétique de cette race bovine.
Quand ils ont commencé à importer du matériel génétique du Japon, les Américains envisageaient d’exporter le bœuf wagyû « made in USA » au Japon. Mais cette viande n’a eu aucun succès dans l’Archipel. Les éleveurs des États-Unis ont alors renoncé à leur premier projet et ils se sont tournés vers le marché américain. Depuis lors, ils s’efforcent d’encourager leurs compatriotes à consommer ce bœuf de haute qualité.
D’après l’Association américaine du Wagyu dont le siège se trouve dans l’Idaho, l’essentiel des producteurs de wagyû des États-Unis se trouvent au Texas, en Californie, dans l’Orégon, le Missouri et dans l’État de Washington. Le cheptel de bovins wagyû américain se composerait de 3 à 5 mille têtes de « pur-sang », de 5 à 10 mille têtes de « pure race » et de 40 000 têtes ayant jusqu’à 93,5 % de sang wagyû et pour la plupart issues d’un métissage avec la race bovine Angus. À la date du 1er janvier 2014, le département de l’Agriculture américain a évalué le cheptel bovin du pays, toutes races confondues, à 88 millions de têtes, ce qui veut dire que le wagyû ne constitue qu’une part infime, même pas 0,1 %, de ce total.
Les races bovines les plus représentées aux États-Unis sont la Hereford à robe rouge et blanche et l’Angus à robe noire qui est réputée pour sa viande fondante avec une alternance régulière de graisse blanche et de muscles rouges. Le wagyû « made in USA » s’est fait une place aux États-Unis parce que sa viande est plus tendre et plus marbrée que celle de l’Angus et que les Américains manifestent un intérêt de plus en plus marqué pour la cuisine japonaise.
Mais l’authenticité du wagyû vendu sur le marché américain pose problème. En effet, les restaurants des États-Unis n’hésitent pas à proposer de la viande qualifiée de wagyû ou de « bœuf de Kobe » provenant d’animaux ayant tout juste 50 % de sang wagyû. Une telle pratique serait impensable au Japon et en Australie où les normes de qualité sont beaucoup plus rigoureuses.
Le wagyû chinois, un concurrent sérieux
Les Chinois se sont eux aussi lancés dans l’élevage de bœufs de type wagyû. Dalian Xuelong Industry Group, le plus gros fournisseur étranger de l’Archipel en paille de riz – un ingrédient qui fait partie de l’alimentation des « bœufs japonais » – a eu l’idée d’élever des wagyû en Chine à la suite de ses échanges avec l’industrie bovine nippone.
Dalian Xuelong Industry Group a inséminé des « vaches jaunes » (huángniú) de Fuzhou avec du sperme de wagyû importé d’Australie et il a ainsi obtenu une variété métisse qu’il a baptisée xuelong, c’est-à-dire « dragon de neige ». Sa filiale Snow Dragon Beef Co. Ltd a un cheptel de quelque 30 000 têtes de bovins wagyû xuelong qu’elle élève à Dalian, dans la province du Liaoning et à Yantai, dans la province du Shandong. Elle applique la méthode japonaise qui consiste à dorloter les bœufs en les installant dans des étables confortables où ils ont droit à de la musique d’ambiance, des massages et une alimentation constituée de maïs, de céréales et bien entendu, de paille de riz. Les animaux bénéficient de ce traitement privilégié pendant 22 mois après quoi, ils sont abattus.
En 2005, Dalian Xuelong Industry Group s’est associé avec le négociant japonais Kanematsu et l’entreprise nippone spécialisée dans le traitement de la viande Kamichiku pour renforcer sa position dans le secteur du wagyû. Dalian Kanematsu Xuelong Food, l’entreprise conjointe qui en a résulté, dispose d’une usine qui bénéficie à la fois de l’expertise de Kamichiku en matière de transformation de la viande et des compétences de Kanematsu en ce qui concerne la distribution et le marketing.
« Quand on coupe leur viande, on est émerveillé par ses marbrures blanches », avoue Uemura Kôichirô. « Les Chinois ont réussi à faire du bœuf qui a obtenu la note 4 dans notre système d’évaluation de 1 à 5. Je pense que le wagyû xuelong est un véritable défi pour les éleveurs japonais. »
Pour l’instant, la demande intérieure chinoise en matière de wagyû est telle que les producteurs japonais ne sont pas vraiment menacés. Snow Dragon Beef Co. Ltd et les autres éleveurs chinois sont bien trop occupés par le marché intérieur de la Chine. Mais le jour où ils commenceront à s’intéresser au Japon, les producteurs de l’Archipel seront vraiment en danger.
La vogue de la viande rouge : une réelle menace pour le wagyû
Les producteurs de wagyû de l’Archipel ont mis l’accent sur l’importance de l’aspect marbré très persillé de leur viande à partir du moment où le commerce international a été libéralisé. En avril 1991, le Japon a remplacé ses quotas d’importation par des droits de douane, en promettant de les abaisser progressivement, et il a commencé à autoriser les grossistes et les détaillants à importer directement du bœuf provenant de producteurs étrangers. Jusque-là, une agence du gouvernement avait le monopole des importations en vertu d’un système de quotas et elle veillait à maintenir des prix élevés pour le bœuf importé qui transitait par ses services.
L’ouverture des marchés signifiait que le volume du bœuf importé allait augmenter et que les prix de détail baisseraient. La production courante de bœuf de l’Archipel ne ferait pas le poids face aux importations à bas prix. Les éleveurs japonais ont donc misé sur le wagyû en insistant sur sa qualité et c’est ce qui leur a permis de s’en sortir. À l’heure actuelle, la viande de bœuf marbrée de niveau 4 ou plus représente 60 % de la production japonaise.
Mais les producteurs de « bœuf japonais » sont à présent confrontés à une nouvelle menace. Les habitants de l’Archipel sont en effet de plus en plus nombreux à préférer la viande rouge non persillée. Le wagyû était en général servi avec tout un assortiment de mets raffinés. Mais des chaînes de restaurants, entre autres Ikinari Steak, proposent maintenant des formules très simples constituées de steaks de bœufs de quelque trois cents grammes sans accompagnement.
Ikinari Steak, qui dépend de Pepper Food Services de Tokyo, a ouvert son premier restaurant en décembre 2013 à Ginza, en plein centre de la capitale japonaise, En juillet 2015, le nombre de ses succursales est passé à 50. Avec au menu, du bœuf australien nourri aux céréales, destiné au marché japonais et de l’Angus en provenance des États-Unis.
« Jusqu’à présent, on servait le wagyû en portions de 50 à 60 grammes présentées avec de multiples petits plats d’accompagnement », ajoute Uemura Kôichirô. « Le bœuf japonais est un mets raffiné que l’on savoure en compagnie d’autres ingrédients. Pas de la nourriture que l’on engloutit. Quand on veut se remplir la panse, mieux vaut choisir la viande rouge dont la consistance et la saveur sont plus légères. »
Le wagyû doit aussi faire face à la concurrence de la viande rouge en dehors de l’Archipel. À l’extérieur du Japon, les gens aisés sont les plus grands consommateurs de wagyû. Mais ils sont de plus en plus enclins à considérer la viande de bœuf marbrée japonaise comme un apport considérable de graisse animale et de ce fait, à éviter d’en manger.
La viande rouge sans marbrures constitue donc une menace pour le wagyû à de multiples égards. Si la tendance actuelle en sa faveur se confirme, l’avenir du « bœuf japonais » risque d’être compromis aussi bien dans l’Archipel que dans le reste du monde.
Mettre l’accent sur la saveur incomparable du wagyû japonais
Comment le wagyû japonais va-t-il pouvoir surmonter ce problème ? « À l’heure actuelle, les critères de qualité du wagyû portent essentiellement sur son apparence », répond Uemura Kôichirô. « Or ce qui intéresse avant tout les consommateurs, c’est le goût de la viande, pas son aspect. Les producteurs japonais sont donc en train de faire des recherches pour mieux répondre à l’attente de la clientèle. Ce qui implique une étude scientifique non seulement de la consistance, du moelleux et de l’onctuosité dont dépendant la saveur du wagyû, mais aussi de l’odeur délicate qui se dégage de la viande au moment de la cuisson. Les résultats de ces recherches devraient nous permettre de mieux faire connaître le wagyû et de conforter sa position sur le marché. »
Les producteurs de wagyû japonais sont conscients que le moment est venu de développer la demande extérieure. À l’heure où la population de l’Archipel est sur le déclin, le marché intérieur japonais n’offre guère de perspectives encourageantes. Par ailleurs, vendre de la viande aussi marbrée de graisse que celle du wagyû en Amérique du Nord et en Europe où les consommateurs préfèrent la viande rouge relève du défi. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas de débouchés pour le « bœuf japonais ». C’est en tout cas la tâche à laquelle doivent s’atteler les producteurs de l’Archipel.
« Beaucoup de gens dans le monde ont envie de manger du wagyû authentique », affirme Uemura Kôichirô. « Les producteurs japonais ne doivent pas se limiter au marché de l’Archipel. Pour que le wagyû japonais survive, ils doivent se placer dans une perspective globale. Le bœuf américain se vend au Japon et le wagyû de l’Archipel doit lui aussi s’exporter à l’étranger. Il suffit d’observer de près le marché mondial pour constater que la demande est grande. De ce point de vue, il n’y a pas de différence entre les denrées provenant de l’agriculture et de l’élevage et les produits manufacturés. »
(Reportage et texte de Nagasawa Takaaki. Photo de titre : deux pièces de bœuf de Miyazaki. Jiji Press)
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