Les grandes figures historiques du Japon
Minakata Kumagusu : l’esprit universel de l’époque Meiji
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Un géant intellectuel japonais
Les génies encyclopédiques et interdisciplinaires n’ont jamais été le point fort du Japon. Cela tient notamment à l’isolement linguistique du pays, et aux difficultés qui en résultent pour les chercheurs désireux de maîtriser les langues indo-européennes. Pour acquérir la vaste érudition et la profondeur de réflexion d’un Leibniz ou d’un Humboldt, il faut avoir accès à la fois aux grandes langues modernes et à celles de l’ancien monde. Or cet impératif n’est pas à l’avantage des Japonais.
Les lacunes du Japon en termes de savoir encyclopédique s’expliquent aussi par la rupture que la Restauration de Meiji a introduite en 1868 dans la tradition est-asiatique qui constituait jusque-là le fondement de l’érudition au Japon. La vague gigantesque des savoirs occidentaux qui a submergé le pays au cours des décennies suivantes a détruit le contexte épistémologique existant et laissé les intellectuels japonais démunis d’une « vision d’ensemble du paysage ».
Ce fut une époque de progrès scientifiques étourdissants, au cours de laquelle l’écart entre les sciences naturelles et les sciences humaines, avec l’importance que ces dernières attachent aux valeurs, a semblé de plus en plus difficile à combler. L’idée d’opérer une telle synthèse n’est même jamais venue à l’élite universitaire du Japon impérial, qui s’efforçait alors d’apporter les avancées intellectuelles de l’Occident à ce pays est-asiatique scientifiquement arriéré.
Mais c’est aussi cette époque qui a donné le jour à Minakata Kumagusu (1867-1941), sans doute le plus brillant esprit universel que le Japon ait jamais produit. Doté par la nature d’une mémoire prodigieuse et d’une vive intelligence, il trouva en lui-même les ressources qui lui permirent de développer pleinement son potentiel, en se libérant des conventions académiques et en rejetant la vénération aveugle pour la civilisation occidentale qui prévalait alors au sein de la jeunesse cultivée du Japon. Il prit l’initiative d’aller en Amérique et en Europe, où il discuta avec les intellectuels occidentaux sur un pied d’égalité. Il avait une excellente maîtrise de l’allemand, de l’anglais, de l’espagnol, du français, de l’italien et du latin, et une connaissance fonctionnelle du grec ancien, du sanskrit et de l’hébreu, sans parler du chinois classique.
Son secteur principal de recherche – les moisissures visqueuses (appelées scientifiquement « myxomycètes ») et les plantes cryptogames – relevait de la botanique, mais il est aussi connu pour son travail créatif et novateur dans le domaine des sciences humaines, particulièrement l’anthropologie et les études sur le folklore. Yanagita Kunio, pionnier de cette branche et autre génie transcendant de cette époque, a déclaré que Minakata représentait « l’ultime potentiel de [l’esprit] japonais ». Il est en tout cas certain qu’aucun intellectuel japonais, avant ou après lui, n’a repoussé les frontières de l’aventure intellectuelle aussi loin que l’a fait Minakata Kumagusu. Si vous êtes en quête d’un Leibniz ou d’un Humboldt japonais, ne cherchez pas plus loin.
Les racines spirituelles de Minakata
Minakata Kumagusu est né dans la préfecture de Wakayama, ou province de Kii selon son appellation traditionnelle, ou encore Kishû. Cette région, soumise à l’influence des courants chauds du Pacifique qui baignent la péninsule de Kii, est constituée d’un enchevêtrement de terrains montagneux tapissés d’une luxuriante végétation subtropicale. Depuis les temps anciens, ces profondes forêts de montagne ont la réputation de servir de refuge aux esprits ancestraux. La région est célèbre pour ses nombreux sites sacrés et lieux de culte, notamment ses petits et grands sanctuaires dédiés au culte de Kumano. La population locale, profondément religieuse, vénérait les anciens dieux de la forêt.
Le père de Minakata exerçait la profession de quincaillier dans la ville de Wakayama. Quand un fils voyait le jour dans la maison Minakata, on l’emmenait au sanctuaire Fujishiro de la ville voisine de Kainan pour y recevoir son nom de la bouche du prêtre en charge du sanctuaire. Sur le terrain d’une des annexes du Fujishiro, dédiée au culte du dieu de Kumano, poussait un kusu, ou camphrier sacré. En choisissant le nom Kumagusu, le prêtre a en quelque sorte invoqué le pouvoir du dieu de Kumano pour venir en aide à l’enfant encore fragile, car il a utilisé pour son nom l’idéogramme 熊, qui désigne kuma (l’ours), et l’a associé à l’idéogramme 楠, qui désigne kusu (le camphrier).
Dans son enfance, Kumagusu attachait une profonde connotation mythique au nom qui lui avait été attribué. Ce nom lui parlait des liens secrets que les plantes et les animaux entretenaient avec lui. Il semblait comprendre intuitivement que les êtres humains et les autres formes de vie sont intrinsèquement identiques et, au niveau le plus profond, inextricablement liés les uns aux autres. Ce genre de panthéisme animiste fait implicitement partie de la vision du monde propre à la tradition japonaise, mais il s’en est servi pour élaborer une philosophie explicite qui a nourri sa recherche scientifique et son engagement social.
Une renommée internationale
À l’âge de 19 ans, après avoir échoué à un examen trimestriel à Daigaku Yobimon (l’actuel 1er cycle universitaire) de l’Université de Tokyo, le jeune Kumagusu décida de partir à l’étranger et de poursuivre ses rêves aux États-Unis. Pour commencer, il entra à l’École publique d’agriculture du Michigan, qu’il quitta bientôt pour se consacrer à la collecte de spécimens biologiques. Il se dirigea vers le sud, explorant la Floride, puis Cuba, où il découvrit une nouvelle espèce de lichen.
En septembre 1892, il quitta les États-Unis pour se rendre à Londres. Dès l’année suivante, la prestigieuse revue scientifique Nature publiait un de ses articles, « Constellations de l’Extrême-Orient », qui reçut un bon accueil. Il devint un visiteur assidu du British Museum, où il s’adonnait voracement à la lecture de documents portant sur un vaste éventail de sujets, allant de l’archéologie à l’anthropologie en passant par la religion. Il noua également des liens d’amitié avec nombre de lettrés célèbres, dont l’orientaliste Frederick Dickins, et travailla à l’établissement d’un catalogue des ouvrages et manuscrits orientaux appartenant à la collection du musée.
Pendant les années suivantes, les articles originaux et suscitant la réflexion qu’il continua de publier dans Nature et d’autres revues lui valurent la reconnaissance de l’intelligentsia britannique. Mais son comportement fut jugé de plus en plus suspect suite à l’incident de 1898 au musée, au cours duquel il frappa un Anglais qui avait proféré des insultes racistes contre les Japonais. En 1899, il fut chassé du musée. L’année suivante, il revint au Japon après 14 ans d’absence. Mais entre-temps, son père et sa mère étaient décédés.
À l’époque, toute personne qui partait des années étudier à l’étranger était censée revenir munie d’un diplôme d’une université occidentale. Minakata, qui, au bout de 14 années consacrées à la poursuite de sa formation en Amérique et en Angleterre par pur amour de l’étude, était revenu au Japon dépourvu de titre honorifique de ce genre, reçut alors un accueil frileux. N’étant pas homme à se laisser rebuter par la désapprobation de la société, il retourna dans sa région de Wakayama et consacra ses journées à la collecte de spécimens botaniques au plus profond des luxuriantes forêts de la montagne.
Des découvertes biologiques et spirituelles dans les montagnes de Kumano
En 1904, Minakata s’installa à l’auberge Osakaya, voisine du Kumano Nachi Taisha, l’un des trois principaux sanctuaires de Kumano. Cet hébergement lui servit de base pendant les mois suivants pour explorer les vastes forêts vierges de la région, où abondaient les lichens et moisissures visqueuses. Le jour, il s’en allait – en général seul – collecter des spécimens dans les montagnes de Kumano. La nuit, travaillant à la lumière d’une lampe, il examinait ses trouvailles au microscope, en faisait des croquis et consignait les descriptifs sur des étiquettes.
Parmi les quelques livres que Minakata avait emmenés pour lire durant sa retraite figurait un traité extensif sur le bouddhisme Kegon : Huayan wujiao zhang (Traité des cinq enseignements de Yuayan), écrit par le moine chinois du XVIIe siècle Fazang. L’étude de la doctrine bouddhiste dans la solitude des montagnes lui permit d’accéder à un nouveau stade de clarté spirituelle et mentale. Ce fut une période de fertilité intellectuelle extraordinaire, où les idées d’une nouveauté fulgurante jaillissaient en cascade de son esprit doué d’une activité surnaturelle.
Au cours de cette période, Minakata a résumé le vaste éventail de ses idées sur la science, la religion et la métaphysique dans une longue lettre adressée au prêtre shingon Doki Hôryû. Il consacra des nuits entières à la rédaction de cette lettre qui remplit un rouleau de plus de dix mètres de longueur. Dans un passage particulièrement intéressant, Minakata remet en question les hypothèses fondamentales de la science moderne et envisage un nouveau paradigme de la connaissance qui transcende les limites de la science occidentale en intégrant la doctrine bouddhique.
La science occidentale, explique Minakata, s’appuie sur des relations linéaires de cause à effet pour éclairer les fonctionnements de la nature, mais ce genre de relations ne rend compte que de la facette la plus étroite de la réalité. La doctrine bouddhique de la pratitya-samutpada – connue sous le nom de engi en japonais – nous enseigne que tous les phénomènes apparaissent ensemble au sein d’un tissu interdépendant de causalité. Minakata pensait qu’une telle vision du monde ouvrait la voie à une approche de la science beaucoup plus complexe, expansible et multidimensionnelle. Pour expliquer les ressorts de cette « science du futur » élargie, il avait recours à une logique d’un ordre supérieur, étayée par un assortiment de métaphores et de diagrammes, dont le « mandala de Minakata », qui fait l’objet d’intenses recherches depuis quelques années.
Les années d’engagement écologique
La botanique a progressé à grands pas grâce aux découvertes effectuées par Minakata dans les montagnes de Kumano. Il finit toutefois par sortir de sa retraite pour s’installer plus à l’ouest, dans la ville côtière de Tanabe. En 1906, il épousa Matsue, fille du prêtre en charge du sanctuaire local de Tôkei, et le couple eut un fils et une fille. Pendant un certain temps, Minakata mena à Tanabe une vie paisible mais bien remplie. Il fit la découverte d’une nouvelle espèce de moisissure visqueuse (Mianakatella longifolia) dans son propre jardin et écrivit sur le folklore de fascinants essais qui furent publiés de son vivant sous forme de livres.
Ces années de relative tranquillité ont pris fin quand Minakata s’est lancé dans une croisade contre la politique de regroupement des sanctuaires adoptée par le gouvernement. En 1906, le gouvernement de Meiji, qui souhaitait rassembler la myriade de kami locaux sous l’égide du shintô d’État, émit un décret appelant les autorités locales à fermer les innombrables sanctuaires petits et obscurs qui parsemaient les campagnes japonaises et à les intégrer au sein d’un petit nombre d’enceintes plus grandes et plus centrales. Minakata était sensible à la menace que représentait cette politique. L’influence spirituelle qu’exerçaient ces petits sanctuaires shintô intacts n’était pas liée à leurs bâtiments mais à la forêt sacrée qui les environnait. La fermeture de milliers de petits sanctuaires locaux livrerait ces forêts à l’abattage et à l’exploitation. Minakata, qui craignait la destruction de ce précieux habitat naturel, s’engagea dans un combat acharné contre le regroupement des sanctuaires.
Au début, ses protestations n’ont pas été entendues. Mais l’opposition résolue de Minakata a fini par alimenter un mouvement. Deux pamphlets composés par Minakata et largement distribués grâce au soutien du spécialiste du folklore Yanagita Kunio ont eu une influence déterminante. En 1910, Minakata fut arrêté et incarcéré après avoir perturbé, en état d’ébriété, une réunion organisée par les fonctionnaires chargés de la promotion de l’initiative de regroupement. Toujours égal à lui-même, il mit à profit son séjour en prison pour découvrir une nouvelle espèce de mousse visqueuse.
Grâce aux efforts infatigables de Minakata, le mouvement de regroupement des sanctuaires perdit de son élan et finit par s’arrêter quelques années plus tard. Au bout du compte, Minakata et sa défense acharnée et novatrice de l’environnement ont sauvé d’innombrables forêts de Wakayama. Au nombre de ces sauvetages, figure l’île de Kashima, au large du littoral de Tanabe. Cette île, riche en plantes rares, a été inscrite au patrimoine naturel en 1935. Quelques années plus tôt, Kashima avait été le théâtre d’un épisode clef de la vie de Minakata.
Au printemps 1929, il lui fut demandé de faire un exposé à l’empereur Shôwa – lui-même étudiant passionné des mousses visqueuses – à l’occasion de la visite du monarque à Wakayama. C’était un honneur sans précédent pour un roturier. Le 1er juin, Minakata prononça son allocution sur le vaisseau impérial Nagato, ancré au large du littoral de Kashima, et présenta à l’empereur un jeu d’échantillons emballés dans des boîtes de bonbons vides. Ce fut l’apothéose de sa vie.
Minakata Kumagusu mourut en 1941, à l’âge de 75 ans. Aujourd’hui plus que jamais, il est vénéré non seulement pour les résultats remarquables qu’il put obtenir en tant que pionnier de la botanique, de l’écologie, de l’anthropologie et de l’étude du folklore, mais aussi en tant que franc-tireur doté d’une force et d’une pureté d’esprit qui lui ont permis de vivre sa vie conformément à ses choix.
(Photo de titre : Minakata Kumagusu sur un cliché pris aux États-Unis en 1891, avec l’aimable autorisation du Musée Minakata Kumagusu.)