Quand gourmandise rime avec plaisir
Le Big data au service du vin japonais
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Allier les vieilles méthodes agricoles aux technologies les plus récentes
Dans la région Enzan-Katsunuma, à l'est du bassin de Kôfu, les premiers vins du Japon ont été produits à la fin du XIXe siècle. Aujourd'hui, Okunota Winery, à l'aide de capteurs et de réseaux sans fil, utilise des technologies de pointe pour surveiller la viticulture. Ces avancées technologiques ont permis une réduction spectaculaire de l'utilisation des pesticides.
Le président de Okunota Winery, Nakamura Masakazu, nous explique qu'il a commencé à utiliser les technologies de l’information car il voulait tout simplement améliorer la qualité de son vin. Ne plus avoir recours aux pesticides n’était pas son objectif initial.
Alors qu'il étudiait la microbiologie à l'Université d'Agriculture de Tokyo, M. Nakamura comprit au fur et à mesure que l'amélioration de l'environnement microbiologique des sols pourrait aider à produire du vin de qualité. Dès le lancement de ses activités viticoles en 1998, il se concentra alors sur la préservation de cet environnement afin que les minéraux puissent être absorbés jusqu'au maximum. Les ceps de vignes sont très rapprochés les uns des autres, forçant leurs racines à pousser en profondeur. M. Nakamura utilise une méthode de culture sans engrais, sans labour, qui laisse les racines des mauvaises herbes en place pour enrichir l'environnement.
C’est en 2010 que l’occasion lui fut présentée d’intégrer la technologie, lorsque M. Nakamura prêta une partie de son exploitation aux employés du géant de l'électronique Fujitsu dans le cadre d’activités de soutien à l'agriculture de la firme envers ses employés. Fujitsu eut l’idée de placer des capteurs météo en réseau dans ses vignes. Ce système collectait et stockait automatiquement des données sur la température, l'humidité et l’ensoleillement entre autres, à des intervalles de 10 minutes. C’est ainsi que M. Nakamura eut l'idée de mettre ces données à profit pour surveiller ce qui se passait dans ses vignes.
L'analyse commença après l'installation du réseau de capteurs en 2011. De cette façon, le producteur put en apprendre un peu plus concernant son exploitation.
Un seul but en tête : produire le meilleur vin possible
« Les fongicides sont nécessaires pour empêcher les moisissures pathogènes de se développer et nous sommes donc obligés de les utiliser régulièrement dans les vignes », explique Nakamura Masakazu. « Mais une analyse des données nous a permis de comprendre qu'il n'y avait que quatre jours par an environ – ou peut-être huit dans une très mauvaise année – où les épidémies de moisissures étaient vraiment préoccupantes. »
Lorsque l’humidité persiste, les moisissures envoient toutes des bactéries. Les fongicides ne fonctionnent pas sur les moisissures au stade des spores. « C'est à l'étape de la germination que la moisissure est la plus vulnérable, et même un pesticide extrêmement dilué fonctionnera efficacement, alors je n'ai même pas besoin de porter d'équipement de protection lors de la pulvérisation. »
Un système est maintenant en place, qui collecte les données météorologiques via le réseau sans fil. Il permet de prévoir à quel moment la parcelle doit être pulvérisée. L'utilisation de fongicides peut ainsi être réduite au minimum.
Un environnement riche en micro-organismes favorise le développement de la levure sauvage et a un effet bénéfique sur le processus de fermentation du vin. « Le vin dans lequel la levure sauvage a été soigneusement nourrie a un profil de saveur généreux. Tout ce que nous faisons ici est de créer un environnement pour que les micro-organismes fassent du bon vin » ajoute-il.
Vin et Terroir
En ce qui concerne le vin, on dit que 80 % du goût dépend de la qualité du fruit. Il est donc essentiel de le cultiver dans des terres qui offrent les conditions idéales pour son développement.
Par exemple, Romanée-Conti utilise des raisins cultivés en Bourgogne dans des champs classés « grands crus » couvrant une superficie de seulement 1,8 hectare. Le relief vallonné crée des microclimats et des différences de qualité du sol d'une parcelle à une autre, ce qui se répercute sur la croissance et la maturation des raisins. Ainsi, le classement des parcelles se fait avec le plus grand soin. Le mot « terroir » est utilisé dans le monde du vin pour décrire l'environnement naturel complet, du climat jusqu’au sol, qui lui-même a une influence sur la croissance des raisins. Ainsi, les vins possèdent les qualités de l’endroit où ils sont produits.
Le Japon fait également des progrès considérables dans la production de vins conservant des caractéristiques locales distinctes. Aujourd'hui, les vins de producteurs japonais, partant de la culture du raisin et travaillant dur pour produire des vins de qualité, sont de plus en plus primés lors de concours internationaux pour leurs créations.
Les règles d'étiquetage ont été modifiées en 2018 de sorte que seuls les vins issus de raisins cultivés dans l’archipel nippon peuvent être appelés « vins japonais ». Il existe déjà sur le marché des vins étiquetés comme contenant 100 % de raisins de Yamanashi. Le Japon compte actuellement plus de 250 exploitations vinicoles, d’un bout à l’autre de l’archipel, de Hokkaidô à Kyûshû. Et à mesure que les terres consacrées à la culture des raisins se sont développées, la recherche, elle aussi, s’est intensifiée à la découverte de variétés de raisin idéales pour les terres à des altitudes, températures et dans des types de sol spécifiques.
Viticulture technologique dans la vallée du fleuve Chikuma
Les producteurs de la Chikumagawa Wine Valley, dans l'est de la préfecture de Nagano, ont également commencé à recourir à l'informatique pour mieux gérer leurs parcelles de vignes. L'Université Shinshû de Nagano travaille en collaboration avec le fabricant d'instruments de mesure environnementale Uizin et les producteurs de vin de la région dans le cadre d’un projet soutenu par le ministère des Affaires intérieures et des Communications. L’objectif est d’utiliser l'Internet des objets (IoT) pour créer de nouveaux services.
Trois types de données sont analysés
Un grand nombre de nouveaux vignobles et viticulteurs se sont établis à l'extrémité est de la Chikuma Wine Valley. Des capteurs ont été installés dans dix endroits à Ueda, Tômi et dans d'autres zones du district afin de mesurer six fois par heure la température, l'humidité, l'exposition au soleil et les précipitations. Les producteurs collectent ainsi des informations concernant la croissance des raisins et la lutte antiparasitaire, et les chercheurs universitaires cueillent des raisins mûrs pour analyser et enregistrer leur composition. Toutes les données sont ensuite analysées afin d’élaborer une formule permettant de prévoir les meilleurs moments pour l’utilisation de solutions phytosanitaires et la récolte, aidant les producteurs à obtenir les meilleurs résultats.
Kameyama Naoki, chercheur au Centre d'analyse de la Chikumagawa Wine Valley, nous explique le projet. « La discussion a commencé au sujet de l'appellation régionale pour le vin produit à Shinshû, le nom traditionnel de la région de Nagano. Notre projet a pour mission de collecter des données qui serviront à établir des normes de qualité. Les caractéristiques régionales seront extrapolées à partir de ces informations recueillies pour soutenir la puissance de la marque de vin Shinshû. »
Mais afin de développer le système d'appellation régionale pour Shinshû, des normes de qualité uniformes sont nécessaires. Cela nécessite l'identification des caractéristiques spécifiques des vins de Nagano. La collecte de données du projet est le premier pas vers cet objectif.
Partager ses expériences grâce à la collecte de données
Si les instruments collectent automatiquement les données météorologiques, ce sont les producteurs qui doivent saisir eux-mêmes les données relatives à la croissance du raisin. Ce système est pour le moment utilisé à titre expérimental. Des modifications sont en cours pour le rendre plus facile à utiliser.
Kameyama Naoki était ingénieur chez un fabricant de produits électriques il y a deux ans. « Nous demandons aux producteurs de saisir manuellement des informations sur leurs raisins aux différents stades de croissance – la germination, le développement des feuilles, la floraison – et sur la lutte antiparasitaire. Nous développons une interface similaire à celle d'un smartphone qui peut être utilisé d'une seule main pendant qu'ils sont dans leurs vignes » explique-t-il.
« Les données collectées seront utilisées comme référence par ceux qui veulent se lancer dans la viticulture. Grâce à ces informations et en partageant chacun ses expériences, tout le monde y trouve son compte, ce qui contribuera en retour à la croissance et à la prospérité de la région. »
Les « épouvantails » de l’ère numérique
La « smart agriculture » utilise des drones et des satellites, et un cadre est rapidement mis en place afin de créer du big data à partir des données concernant la météo et le sol ainsi que la cartographie par satellite. Cette nouvelle approche est rendue nécessaire par le déclin de la population agricole et son vieillissement ainsi que par les changements climatiques et environnementaux observés à l'échelle mondiale.
En 2015, la société PS Solutions du groupe Softbank a développé le e-Kakashi, un petit capteur agricole qui fait appel à l’intelligence artificielle. Si en japonais, kakashi signifie « épouvantail », ces appareils modernes sont installés dans les vignes pour une mission différente. Aujourd'hui, environ 300 e-Kakashi sont utilisés dans les rizières et les champs de tomates, leurs possesseurs étant attirés par son design raffiné et la facilité d'installation du capteur. Mais le e-Kakashi ne se contente pas d’enregistrer les données relatives aux températures de l'air et du sol, l'exposition au soleil et la température cumulée. Dans le cas de producteurs de riz, il enverra le message indiquant que le total cumulatif des températures journalières a atteint 1 000°C, une information clef signifiant que le riz est prêt à être récolté.
Yamaguchi Norio, de PS Solutions, a développé le système e-Kakashi, et il en est fier. « Son plus grand avantage, c’est qu'il combine des données météorologiques et pédologiques analysées par des experts et les connaissances d'agriculteurs expérimentés, tout autant d’informations précieuses pour une agriculture productive. »
Le big data pour rapprocher les générations
Le système e-Kakashi est mis en service depuis juin 2017 au vignoble Azumino Ikeda géré par la brasserie Sapporo, à Ikeda, dans la préfecture de Nagano. Togami Takashi, spécialiste, responsable du département R & D en innovation verte de PS Solutions, a mené des recherches combinant l'informatique et la science végétale à l'Université de Mie. Selon lui, « certaines des vignes produisent ici des raisins supérieurs, tandis que dans d'autres, la récolte est de qualité moyenne. Cela est probablement dû à la différence de température entre les sites, ce qui affecte également la vitalité des racines des plantes. Cette constatation confirme notre hypothèse selon laquelle ces facteurs ont un impact non négligeable sur le produit final. Avec le e-Kakashi, nous sommes en mesure de collecter les données de chaque plante. Grâce à des capteurs disposés dans différents endroits, nous essayons de comprendre l’origine de ces différences. Notre projet est une tentative d'avant-garde, soutenue par des scientifiques viticoles hautement qualifiés et soucieux des vignes dès le premier stade de leur croissance. »
La ville d'Ikeda, dans la Vallée des vins des Alpes du Japon, est la plus ancienne zone viticole de Nagano. Caractérisée par un ensoleillement et une amplitude thermique journalière importants, et possédant un sol avec un drainage favorable, la région est idéale pour la viticulture. Maintenant, avec le e-Kakashi sur le point de percer les aspects scientifiques du terroir de la région, l'expérience a une réelle signification.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, le célèbre vigneron français Henri Jayer, réputé avoir eu une touche quasi-divine avec le vin, rejeta en bloc la standardisation du vin que les progrès scientifiques et la consommation de masse pouvaient apporter. Mais la révolution technologique qui se déroule actuellement dans les vignobles japonais vise à produire des vins dont les qualités naturelles sont mises en évidence.
Les mots de Kitazawa Mika, chercheuse au Centre d'analyse de la Chikumagawa Wine Valley, font forte impression : « Si les données de tous les producteurs sont collectées et partagées, ils auront l'opportunité d'apprendre de leurs voisins. Même s'il y a quelque chose qu'ils ne savent pas, la génération suivante peut le découvrir. Nous sommes en ce moment-même sur le point d’enrichir les connaissances de chacun. »
Grâce au big data, qui utilise d'énormes quantités d'informations de production accumulées au fil des générations, les producteurs japonais pourraient un jour être capables de produire des vins dotés d’une saveur dépassant toutes les espérances !
Reportage et texte : Okamoto Narumi.Photos : Okamoto Mari (Okunota), Miura Kenji (Chikumagawa), Okamoto Narumi (Chiba)
(Photo de titre : un capteur agricole e-Kakashi installé au vignoble d’Azumino Ikeda de la brasserie Sapporo)