Les îles japonaises méconnues

Akuseki, l’île des effroyables dieux masqués

Culture Tourisme

Saitô Jun [Profil]

Au sud de l’île de Kyûshû, entre les îles de Yakushima et d’Amami Ôshima, se trouve le petit archipel des Tokara, un chapelet de sept îles disposées du nord au sud. L’une d’elles, celle qui occupe le centre de l’archipel, possède un nom à faire frémir : Akuseki, qui signifie « les pierres maléfiques ». Cet endroit est pourtant plein de charme, possédant une gastronomie unique, des sources chaudes en pleine nature, et des dieux portant des masques mystérieux…

Les visites des dieux Boze

Lors de ma première visite à Akuseki, en 1975, je suis resté cloué devant une photo figurant dans l’album de la famille qui m’avait accueilli. C’était un masque. Mais, à l’opposé des masques bien connus du théâtre , ce masque-là dégageait une énergie extraordinaire. On aurait dit un masque géant. Mais il faut dire qu’il faisait réellement au moins un mètre de haut...

Ce n’était pas du tout quelque chose de sophistiqué, au contraire, cela ressemblait plutôt à un esprit primal caché dans la forêt tropicale, enroulé dans des feuilles de palmiers. J’ai appris qu’il s’agissait de la photo des dieux Boze, qui viennent sur l’île pour exorciser le mal à la fin des rites de l’O-bon, la fête des morts, dans l’après-midi du 16e jour de la 7e lune, selon l’ancien calendrier lunaire. J’ai immédiatement voulu rencontrer ces divinités. Car j’avais été envoûté dès le premier coup d’œil.

Deux années plus tard, me revoilà à Akuseki, afin de rencontrer ces Boze. Après le repas de midi, je me rends sur une place appelée tera (« le temple »), qui se situe effectivement sur les vestiges d’un ancien temple. Là, se trouvent trois masques de Boze : des structures de bambou sur lesquelles sont collés du papier avec des motifs de rayures peintes à l’encre noire et une boue rouge appelée akashu.

Avec de grandes oreilles au-dessus de leurs yeux ronds, le nez en saillie comme celui des tengu, et une gueule grande ouverte garnie de dents complètement de travers, leur forme générale a un côté à la fois comique et extravagant. Les trois masques sont d’ailleurs légèrement différents les uns des autres, c’est assez drôle. Trois hommes du village se mettent alors à porter les masques et à se couvrir ingénieusement de feuilles de palmier, en commençant par leurs bras et leurs jambes, puis leur corps entier. Ils enroulent enfin des morceaux d’écorce autour des mains et des pieds.

Les Boze quittent le tera pour se rendre à la maison du village.

Les voilà ensuite en chemin vers la maison du village. Tout du long, les hommes effectuent la fameuse danse bon-odori, une danse qui ne vient pas de l’île mais du Japon métropolitain. Au terme de la danse, on entend cette fois les tambours. Les trois Boze empoignent alors des boze mara, des bâtons enduits de la boue rouge akashu représentant des sexes masculins, et rentrent en furie sans dire le moindre mot, tapant vigoureusement du pied par terre et agitant violemment leur corps de manière à intimider l’entourage. Les feuilles de palmier se frottant les unes contre les autres produisent un son angoissant qui fait bruisser les oreilles.

Soudain, le plus petit des Boze, appelé sagashi Boze, brise le silence en poussant un cri étrange, puis entre sans même se déchausser dans la grande salle de réunion de la maison du village. Au dehors, les deux autres Boze courent après les femmes et les enfants pour les piquer avec leur boze mara. Les enfants effrayés fuient dans tous les sens. Mais les filles se laissent facilement piquer car c’est censé être pour elles un signe de bon augure. Les tatamis de la grande salle se souillent rapidement de boue, mais personne ne proteste !

Les cris et l’excitation sont désormais poussés à l’extrême. Les Boze se remettent à faire trembler leur corps, puis partent en agitant leurs bras dans tous les sens. Le tout a duré 20 minutes.

Les trois Boze devenus frénétiques dans le jardin devant la maison du village.

Ce même jour, peu avant minuit, le ciel est éclairé par la pleine lune. Dans la cour de l’école primaire, j’assiste au jûgoya, une danse typique des îles d’Amami Ôshima. Une élégie, chantée par une voix féminine si pure qu’elle semble faire trembler l’ombre de la lune, et une voix masculine travaillée par le vent marin résonnent dans toute la petite île à travers le ciel nocturne jusqu’à se perdre au-dessus de la mer. Et je ressens alors cette nuit-là que les chants traditionnels populaires datant d’un autre temps, ceux de l’époque du Manyôshû (VIIIe siècle), sont encore vivants sur cette île où résident les dieux des mers du sud.

Il y a quarante ans, l’apparition des Boze était un rite qui n’avait aucune chance d’être observé par un étranger à l’île. Aujourd’hui, l’événement est devenu célèbre au point d’être considéré comme le symbole de l’archipel des Tokara. Des circuits touristiques pour assister au rite sont organisés depuis une dizaine d’années, et depuis mars 2017, les « Boze d’Akuseki » sont inscrits sur la liste des patrimoines immatériels importants. Cependant, la véritable danse de la pleine lune, celle qui durait jusqu’au matin et qui rappelait de façon si directe l’âge des dieux, a disparu entre temps.

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Saitô JunArticles de l'auteur

Écrivain indépendant. Né en 1954 à Morioka, dans la préfecture d’Iwate. Depuis l’époque où il était étudiant, il voyage dans tout le pays, spécialement les îles et régions reculées, d’abord pour un magazine touristique, puis en indépendant. Ses thèmes de prédilection sont notamment les cultures insulaires, les voyages, les cultures gastronomiques locales, l’agriculture, les forêts, la pêche artisanale. Il a visité chacune des 421 îles habitées de l’archipel (à l’exception de Minamitori-shima). Auteur entre autres de Nippon shima isan (Les îles du patrimoine japonais), Nihon no shima kikô (Voyages dans les îles japonaises), etc.

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