Akuseki, l’île des effroyables dieux masqués
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Les visites des dieux Boze
Lors de ma première visite à Akuseki, en 1975, je suis resté cloué devant une photo figurant dans l’album de la famille qui m’avait accueilli. C’était un masque. Mais, à l’opposé des masques bien connus du théâtre nô, ce masque-là dégageait une énergie extraordinaire. On aurait dit un masque géant. Mais il faut dire qu’il faisait réellement au moins un mètre de haut...
Ce n’était pas du tout quelque chose de sophistiqué, au contraire, cela ressemblait plutôt à un esprit primal caché dans la forêt tropicale, enroulé dans des feuilles de palmiers. J’ai appris qu’il s’agissait de la photo des dieux Boze, qui viennent sur l’île pour exorciser le mal à la fin des rites de l’O-bon, la fête des morts, dans l’après-midi du 16e jour de la 7e lune, selon l’ancien calendrier lunaire. J’ai immédiatement voulu rencontrer ces divinités. Car j’avais été envoûté dès le premier coup d’œil.
Deux années plus tard, me revoilà à Akuseki, afin de rencontrer ces Boze. Après le repas de midi, je me rends sur une place appelée tera (« le temple »), qui se situe effectivement sur les vestiges d’un ancien temple. Là, se trouvent trois masques de Boze : des structures de bambou sur lesquelles sont collés du papier avec des motifs de rayures peintes à l’encre noire et une boue rouge appelée akashu.
Avec de grandes oreilles au-dessus de leurs yeux ronds, le nez en saillie comme celui des tengu, et une gueule grande ouverte garnie de dents complètement de travers, leur forme générale a un côté à la fois comique et extravagant. Les trois masques sont d’ailleurs légèrement différents les uns des autres, c’est assez drôle. Trois hommes du village se mettent alors à porter les masques et à se couvrir ingénieusement de feuilles de palmier, en commençant par leurs bras et leurs jambes, puis leur corps entier. Ils enroulent enfin des morceaux d’écorce autour des mains et des pieds.
Les voilà ensuite en chemin vers la maison du village. Tout du long, les hommes effectuent la fameuse danse bon-odori, une danse qui ne vient pas de l’île mais du Japon métropolitain. Au terme de la danse, on entend cette fois les tambours. Les trois Boze empoignent alors des boze mara, des bâtons enduits de la boue rouge akashu représentant des sexes masculins, et rentrent en furie sans dire le moindre mot, tapant vigoureusement du pied par terre et agitant violemment leur corps de manière à intimider l’entourage. Les feuilles de palmier se frottant les unes contre les autres produisent un son angoissant qui fait bruisser les oreilles.
Soudain, le plus petit des Boze, appelé sagashi Boze, brise le silence en poussant un cri étrange, puis entre sans même se déchausser dans la grande salle de réunion de la maison du village. Au dehors, les deux autres Boze courent après les femmes et les enfants pour les piquer avec leur boze mara. Les enfants effrayés fuient dans tous les sens. Mais les filles se laissent facilement piquer car c’est censé être pour elles un signe de bon augure. Les tatamis de la grande salle se souillent rapidement de boue, mais personne ne proteste !
Les cris et l’excitation sont désormais poussés à l’extrême. Les Boze se remettent à faire trembler leur corps, puis partent en agitant leurs bras dans tous les sens. Le tout a duré 20 minutes.
Ce même jour, peu avant minuit, le ciel est éclairé par la pleine lune. Dans la cour de l’école primaire, j’assiste au jûgoya, une danse typique des îles d’Amami Ôshima. Une élégie, chantée par une voix féminine si pure qu’elle semble faire trembler l’ombre de la lune, et une voix masculine travaillée par le vent marin résonnent dans toute la petite île à travers le ciel nocturne jusqu’à se perdre au-dessus de la mer. Et je ressens alors cette nuit-là que les chants traditionnels populaires datant d’un autre temps, ceux de l’époque du Manyôshû (VIIIe siècle), sont encore vivants sur cette île où résident les dieux des mers du sud.
Il y a quarante ans, l’apparition des Boze était un rite qui n’avait aucune chance d’être observé par un étranger à l’île. Aujourd’hui, l’événement est devenu célèbre au point d’être considéré comme le symbole de l’archipel des Tokara. Des circuits touristiques pour assister au rite sont organisés depuis une dizaine d’années, et depuis mars 2017, les « Boze d’Akuseki » sont inscrits sur la liste des patrimoines immatériels importants. Cependant, la véritable danse de la pleine lune, celle qui durait jusqu’au matin et qui rappelait de façon si directe l’âge des dieux, a disparu entre temps.
Gastronomie insulaire
L’île d’Akuseki, dressée au milieu du courant marin du Kuroshio, bénéficie de ressources extraordinaires de la mer : bonites, poissons volants, baracoudas, langoustes, turbos (une sorte de mollusque), etc. Mais l’aliment le plus connu de la gastronomie des Tokara est sans conteste le tofu d’Akuseki, obtenu par coalescence du lait de soja non pas au chlorure de magnésium, mais à l’eau de mer. Cela lui donne un petit goût salé qui fait remarquablement ressortir le sucré du soja et donne une extraordinaire richesse de parfum. Le yose dôfu, (du tofu à peine durci) est tellement parfumé que même mangé seul, il vous apporte la satisfaction physique d’une soupe complète.
Un autre ingrédient est indispensable pour toutes les occasions festives de l’île : les pousses de bambou des Ryûkyû, qui poussent naturellement partout sur Akuseki, et sont également appelés de divers autres noms vernaculaires : le daimyô takenoko ou le deme. Plusieurs variétés de bambous sont consommées dans la préfecture de Kagoshima, à laquelle appartient administrativement l’île d’Akuseki, mais il paraît que le deme est le plus apprécié.
Qu’il soit bouilli, sauté ou frit, le pousse de bambou est délicieux, mais je vous le recommande plutôt grillé. Si possible cuit au feu de bois directement dans sa gangue. La douceur et le goût restent ainsi concentrés dans la chair, et lorsque son arôme vous parvient, on savoure alors un instant de bonheur...
La plus secrète des sources chaudes
Il y a encore peu de touristes à Akuseki, ce qui en fait une destination de choix pour les véritables amateurs de coins secrets. Une fabuleuse source chaude se trouve à 20 minutes à pied du port de Yasurahama, où accoste le bateau à heures régulières. La source chaude jaillit directement dans la mer, au milieu des rochers du rivage. Quand la marée est trop basse, l’eau est trop chaude pour s’y baigner, et quand la marée est trop haute, l’eau est trop tiède... L’heure idéale est tellement précise que les habitants vérifient l’heure des marées avant de s’y rendre.
Une fois devant la source chaude, avancez sur la droite, vous trouverez le bain aménagé à ciel ouvert, séparé pour hommes et femmes (200 yens, de 16h00 à 21h00).
En poussant davantage vers l’intérieur de l’île, à côté du camping, se trouve un terrain en pente d’où jaillissent des fumerolles de soufre à travers le sable. Juste en dessous, se trouve un bain de sable chaud. On ne se couvre pas de sable chaud comme à Ibusuki (Kagoshima), mais on étend une couverture avant de s’y allonger dessus, ce qui se rapproche beaucoup du ganbanyoku (une pratique de relaxation où l’on réchauffe le corps dans un espace rempli de pierres chaudes).
Île d’Akuseki
- Accès : par bateau, du port de Kagoshima, quai sud, départ deux fois par semaine à 10h30 ; d’Amami Ôshima, quai de Naze-Sadaikuma à 17h10, deux fois par semaine également.
- Superficie : 7,49 km2
- Population : 72 habitants
(Photo et texte : Saitô Jun)