Les grandes figures historiques du Japon

Natsume Sôseki, toujours contemporain et lu dans le monde entier

Culture

Natsume Sôseki, le géant de la littérature japonaise moderne, né à la fin de l’époque d’Edo, continue à toucher le cœur des Japonais d’aujourd’hui. La réévaluation de son œuvre est actuellement en cours dans le monde entier. Penchons-nous sur ses 49 ans de vie, et sur ses romans, reflets des tourments de l’égoïsme et de la solitude.

Natsume Sôseki (de son vrai nom Natsume Kinnosuke), le plus grand romancier du Japon moderne, est né le 9 février 1867, la dernière année de l’époque d’Edo, et décède le 9 décembre 1916, à l’âge de 49 ans. Certes, un siècle sépare ce romancier de ses lecteurs japonais, mais il demeure éternellement contemporain à leurs yeux. Les Chinois et les Coréens le considèrent également comme un écrivain universel, et en Occident, on l’apprécie comme un des pionniers de la littérature du XXe siècle. Les romans de Sôseki sont peut-être les premiers du Japon moderne à appartenir à la littérature mondiale.

De l’enfant solitaire au spécialiste de littérature anglaise

« Ici naquit Natsume Sôseki » inscrit sur sa stèle commémorative, à Natsume-sakashita dans l’arrodissement de Shinjuku à Tokyo.

Né en février 1867 dans le quartier d’Ushigome Baba Shitayokomachi à Edo (aujourd’hui le quartier de Kikui dans l’arrondissement de Shinjuku, Tokyo), Sôseki a eu une enfance compliquée : cinquième fils d’une famille éminente de l’époque d’Edo, il est élevé comme fils adoptif d’un couple d’amis de ses parents, mais revient ensuite dans sa famille biologique. La solitude ressentie pendant son enfance aurait, dit-on, fait de lui un jeune homme à l’indépendance affirmée.

À l’âge de 17 ans, il entre en école préparatoire à l’université (qui deviendra plus tard le Premier Lycée de Tokyo), et il est admis en 1890 dans la section de littérature anglaise de l’Université impériale (aujourd’hui, l’Université de Tokyo), où il commence en 1893 une maîtrise d’anglais. C’est à l’école préparatoire qu’il fait connaissance avec Masaoka Shiki, le poète grand modernisateur du haïku.

Pendant ses années d’études, en 1892, il entame sa carrière d’enseignant d’anglais à l’École spécialisée de Tokyo (aujourd’hui l’Université Waseda). Et l’année suivante, à l’invitation de Kanô Jigorô, directeur de l’École normale de Tokyo, et fondateur du judo et du Kôdôkan, qui l’appréciait beaucoup, Sôseki y est nommé professeur d’anglais.

En 1895, il part prendre un poste à Matsuyama dans la préfecture d’Ehime, la ville d’où Masaoka Shiki est originaire, et il y séjourne pour soigner la tuberculose dont il souffre. Les deux hommes organisent des rencontres autour des haïkus et se consacrent à en écrire. Cette année passée à Matsuyama lui fournira la base de son célèbre roman Botchan. L’année d’après, il part pour la préfecture de Kumamoto, où il devient professeur au Cinquième Lycée. C’est à cette époque qu’il épouse Nakane Kyôko.

Natsume Sôseki (Collection de la Bibliothèque nationale de la Diète)

Son séjour d’études en Grande-Bretagne : excès de zèle et souffrance mentale

Le ministère de l’Éducation l’envoie étudier en Grande-Bretagne en 1900 pour faire des recherches sur la langue anglaise. Il y arrive à la fin du mois d’octobre et habite les deux premiers mois avec Ikeda Kikunae, le scientifique qui a découvert la glutamine et inventera plus tard le glutamate monosodique, le composant de l’umami. Ikeda est un homme érudit, dont les connaissances ne se limitaient pas à la chimie, et son intérêt pour la philosophie stimule intellectuellement Sôseki.

Pendant ses années londoniennes, Sôseki se consacre entièrement à son sujet d’étude : qu’est-ce que la littérature ? C’est dans Bungakuron (Critique de la littérature) qu’il cristallise le résultat de ses recherches. Mais suite à ses efforts, sa santé se détériore, au point que le ministère de l’Éducation le pense un moment souffrant de problèmes mentaux.

Statue en bronze de Natsume Sôseki, sur le lieu de sa mort. Actuellement le parc Sôseki, Waseda-minami machi, arrondissement de Shinjuku, Tokyo.

Sôseki abandonne la carrière universitaire pour se consacrer au métier de romancier

À son retour au Japon en janvier 1903, il est nommé au Premier Lycée de Tokyo et à l’Université impériale. En janvier 1905, le premier épisode de son roman Wagahai wa neko de aru (Je suis un chat) paraît dans la revue Hototogisu du poète Takahama Kyoshi et le succès est immédiat. Il publiera ensuite en feuilleton deux autres romans dans la même revue, Rondon tô (La Tour de Londres) et Botchan, qui assiéront sa réputation de romancier.

La première des « Rencontres du jeudi » a lieu en 1906. Elles réunissent chaque jeudi autour de lui des élèves et de jeunes écrivains, auxquelles participent des romanciers comme Uchida Hyakken ou Nogami Yeako, et des universitaires comme Abe Yoshishige ou Watsuji Tetsurō, ou encore Akutagawa Ryûnosuke, ou Kume Masao, deux écrivains qui étaient encore étudiants à l’époque.

L’ancien billet de 1000 yen (1984 - 2007), à l’effigie du personnage.

En 1907, Sôseki abandonne l’enseignement pour entrer au journal Tokyo Asahi Shimbun, se lançant ainsi dans une carrière de romancier. Sa décision d’abandonner le poste prestigieux qu’il occupait à l’Université impériale et au Premier Lycée de Tokyo fait couler beaucoup d’encre, car elle paraît d’une audace incomparable à ses contemporains. La même année, il emménage dans le quartier de Waseda-minami de l’arrondissement d’Ushigome (correspondant aujourd’hui à l’arrondissement de Shinjuku), non loin de sa maison natale. Les « Rencontres du jeudi » continuent dans cette maison baptisée Sôseki Sanbô (le studio de Sôseki).

Le quotidien publie ensuite en feuilleton Gubijinsô (Les Coquelicots), Kôfu (Le Mineur), Yume Jûya (Dix rêves), ainsi que la première trilogie de la première partie de son œuvre, Sanshirô, Sorekara (Et puis), et Mon (La Porte).

En 1910, alors qu’il est âgé de 43 ans, il souffre d’un ulcère à l’estomac pour lequel il est hospitalisé. À partir de 1912, le Tokyo Asahi Shimbun entame la publication en feuilleton de sa seconde trilogie, Higansugi made (À L’Équinoxe et au-delà), Kôjin (L’Homme qui va), et enfin Kokoro (Le Pauvre Cœur des hommes). Son ulcère récidive et le fatigue nerveusement. La publication en feuilleton de Meian (Clair-obscur) débute en 1916, mais sa santé continue à se détériorer et il meurt le 9 décembre à l’âge de 49 ans. Clair Obscur restera inachevé après la publication du 188e épisode.

Tombe de l’écrivain, dans le cimetière de Zoshigaya, arrondissement de Toshima, Tokyo.

Sokuten kyoshi ou le regard acerbe sur l’égoïsme et la solitude

Dans tous les romans de Soseki sont dépeints les affres de l’égoïsme et de la solitude qu’elle engendre, jusqu’à atteindre une délivrance, ou l’on renonce à ses intérêts personnels pour se donner corps et âme à la nature, un état d’esprit symbolisé par l’écrivain sous la formule sokuten kyoshi.

Je suis un chat est un roman humoristique, et qui invite au rire, en mettant en scène un chat dans la peau d’un narrateur observant les créatures étranges que sont les intellectuels rassemblés dans la maison de son maître. Ce style unique ajoutée à une écriture vivante inspirée du rakugo (histoire japonaise racontée et mimée), ont valu à Sôseki son statut inamovible de romancier.

Dans Kusamakura (Oreiller d’herbes), il décrit avec légèreté l’état d’esprit d’un peintre qui a transcendé le monde et sa logique. Ne supportant plus la vie à Tokyo, baignée de civilisation, son héros se réfugie dans une source thermale.

Sanshirô, Et puis et La Porte forment sa première trilogie. Sanshirô décrit les dispositions amoureuses d’un jeune homme naïf, ainsi que les dangers inhérents à son âge tels ceux d’une brebis égarée. Dans Et puis et ses romans suivants, il traitera souvent d’une relation triangulaire entre deux hommes et une femme.

Et puis traite de la vie d’un intellectuel, fils d’une famille aisée, profondément épris de la femme d’un ami, et choisissant de vivre librement à leurs côtés. Dans La Porte, Sôseki dépeint un homme vivant effacé, en proie à la culpabilité, à la recherche d’une délivrance pour avoir volé la femme de son meilleur ami.

Sa deuxième trilogie, À L’Équinoxe et au-delà, L’Homme qui va et Le Pauvre Cœur des hommes, continue à creuser les thèmes de l’égoïsme et de la solitude.

Le Pauvre Cœur des hommes, qui figure aujourd’hui dans les manuels de japonais des lycées, est le roman de Sôseki le plus lu de nos jours. Le « je » au centre du roman, parle depuis le testament envoyé par le « maître » qui s’est suicidé. Ce « maître » a trahi son ami K, un camarade d’étude, puis a épousé sa femme. K se suicide alors de désespoir. Le « maître », lui, a continué à vivre malgré ses remords, mais rongé par son égoïsme et sa solitude, il finira par mettre fins à ses jours à la mort de l’Empereur Meiji.

Clair Obscur, son roman inachevé, traite également de l’égoïsme, avec en son centre un mariage malheureux. Il est supposé que Sôseki aurait eu une nouvelle fois l’intention de mettre en avant sa maxime sokuten kyoshi : un idéal de pensée qu’aspirait à atteindre l’écrivain dans ses dernières années. Cette expression lui serait venue de la pratique du zazen lorsqu’il était jeune.

Portrait de 1912. Sôseki portant un crêpe au bras, à l’occasion de la mort de l’Empereur Meiji. (Collection de la Bibliothèque nationale de la Diète)

Une œuvre de plus en plus appréciée à l’étranger

Les romans de Sôseki dépeignent des individus en conflit avec eux-mêmes, pris en plein processus de transition entre la société féodale et la société moderne.

S’il n’est pas aussi connu à l’étranger que des écrivains comme Kawabata Yasunari et Mishima Yukio, la quasi-totalité de son œuvre est traduite et publiée en français. De plus en plus appréciée, elle continue à faire l’objet de recherches diverses.

Damian Flanagan, un spécialiste britannique de littérature japonaise qui a publié en 2005 une traduction de La Tour de Londres, voit en Sôseki un écrivain mondial comparable à Shakespeare.

Michael K. Bourdaghs, un spécialiste américain de littérature japonaise, considère ce romancier comme un pionnier de la littérature du XXe siècle, et le place au même niveau que Kafka, Joyce ou Lu Xun. Critique de la littérature, son essai sur la littérature rédigé en se servant de psychologie et de sociologie, est pour ce spécialiste une œuvre mondialement avant-gardiste.

En Chine, Sôseki est le romancier japonais le plus connu. Deux de ses nouvelles furent d’ailleurs traduites très tôt en chinois par Lu Xun, dont le frère, Zhou Zuoren, a aussi présenté l’œuvre. Presque tous les romans de Sôseki ont été publiés en chinois, et il existe même près de 20 traductions de Je suis un chat.

Son érudition en poésie classique chinoise – il a écrit plus de 200 poèmes en chinois, et son intérêt pour les notions de nations et de sociétés, semblables à celle des écrivains chinois, font partie des raisons pour lesquelles ce peuple se sent proche de lui, solidaire. Car comme eux, cet intellectuel japonais se débat face à la modernisation et à l’occidentalisation radicales. Sans nul doute, la Chine accorde à Sôseki une image d’écrivain universel, au-delà de toutes frontières.

En Corée, pour des raisons liées à l’histoire, la littérature japonaise a connu un parcours compliqué avant d’être appréciée, et ce n’est qu’à partir de la dernière décennie du siècle dernier que Sôseki a commencé à y être largement connu. Aujourd’hui, ses œuvres complètes en 14 volumes y sont publiées. Là aussi, il n’est pas perçu comme un écrivain japonais, mais comme un écrivain appartenant à la littérature mondiale.

Ils se sont écoulés 150 ans depuis sa naissance. Il n’est pas impossible que son œuvre connaisse de nouvelles réévaluations tant au Japon que dans le reste du monde.

Le mémorial Sôseki Sanbô, en construction, à gauche du parc Sôseki (ouverture en septembre 2017).

(D’après un original en japonais écrit par Inoue Yûsuke. Photos : rédaction de Nippon.com)

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