La modernité de l’esthétique traditionnelle

« Irezumi » : histoire du tatouage au Japon

Culture Art

Yamamoto Yoshimi [Profil]

Considéré dans le passé comme noble tradition ou encore quintessence de la mode urbaine, pour être ensuite déclaré illégal à l'ère moderne, le tatouage au Japon a connu une histoire mouvementée. L'anthropologue culturelle Yamamoto Yoshimi la retrace jusqu’à nos jours.

Des mesures répressives au cours de l'ère moderne

Suite à l'effondrement du shogunat et la restauration de Meiji en 1868, le nouveau gouvernement entreprend la construction d'un État moderne sur le modèle des nations industrielles occidentales. Après plus de 200 ans d'isolement quasi-total, le Japon ouvre finalement ses portes au monde et dignitaires, voyageurs et marins de pays étrangers commencent à affluer. Dans leurs carnets de voyage, on peut lire de nombreuses remarques étonnées sur les mœurs de la société japonaise, comme les bains publics où hommes et femmes se baignent ensemble (konyoku), ou la vue d'hommes marchant dans les rues uniquement vêtus d'un fundoshi et recouverts de tatouages​.

Craignant de donner l’image d’un pays arriéré, le gouvernement Meiji décide en 1872 d'interdire à la fois de faire et de recevoir des tatouages​​. De plus, à partir du début du XXe siècle, porter des vêtements en public était devenu la norme. Ce contexte conduit l'irezumi à être pratiqué secrètement dans les milieux où il est historiquement fermement ancré. Les tatouages ​​japonais se dissimulent ainsi sous des couches de vêtements. Paradoxalement, ces circonstances ont peut-être contribué à renforcer le mystère autour de l'irezumi comme quelque chose de dissimulé, beau et empreint d'une profonde spiritualité.

Chez les Aïnous et les habitants des Ryûkyû, l'interdiction du tatouage a un impact déterminant. Les femmes sont obligées d'abandonner une coutume qui faisait partie de leur héritage culturel. Même si pendant un certain temps, certaines d'entre elles continuent à se faire tatouer en secret, elles sont rapidement découvertes par les autorités, qui ne se contentent pas que de les arrêter. Considérés comme une coutume barbare et dépassée, les irezumi sont ​​enlevés chirurgicalement ou avec de l'acide chlorhydrique. Aujourd'hui, aussi bien chez les Aïnous que dans les îles Ryûkyû, la pratique du tatouage a complètement disparu.

La diaspora des horishi

Malgré la répression du gouvernement Meiji, les horishi sont reconnus internationalement pour leur talent. Les visiteurs étrangers au Japon de l'ère Meiji cherchent à obtenir des tatouages ​​exotiques en guise de souvenir. Le prince George et Nicolas Alexandrovich (qui deviendront plus tard le roi George V du Royaume-Uni et l’empereur Nicolas II de Russie) se font tous deux tatouer des irezumi au cours de leurs séjours au Japon. Des journaux américains et britanniques publient des récits de marins et de voyageurs qui se sont fait tatoués au Japon, éveillant la curiosité des lecteurs.

Comme le tatouage est illégal dans leur pays, les horishi sont forcés de travailler comme peintres d'enseignes ou fabricants de lanternes et de pratiquer leur vrai métier clandestinement. Afin de jouir d'une plus grande liberté professionnelle et répondre à un intérêt grandissant à l’étranger, certains d’entre eux quittent le Japon pour s’installer à Hong Kong, Singapour, les Philippines, la Thaïlande, l'Inde, la Grande-Bretagne ou encore les États-Unis. Les activités de ces horishi émigrés ont été mises en lumière ces dernières années par le travail de Koyama Noboru et par Yamamoto Yoshimi (l’auteure de cet article).

Un catalogue de motifs du tatoueur O. Ikasaki originaire de Nagasaki, début des années 1900. (Collection de Horiyoshi III)

Comme les irezumi sont particulièrement demandés par les marins et autres passagers de bateaux, les horishi travaillent souvent dans des locaux loués près des ports. Certains d'entre eux voyagent beaucoup à travers le monde au cours de leur carrière. En 1899, le tatoueur de grand renom Horitoyo Yoshisuke, interviewé par un journaliste du New York Herald, relate ses nombreux voyages dans les capitales du monde entier, tel Paris, Londres ou New York, tatouant au passage de célèbres personnalités comme des membres de familles royales européennes. Dans l'ensemble, cependant, ces horishi partis pour l'étranger ont sans doute trouvé leur travail quelque peu ennuyant. En effet, malgré le fait que leurs compétences étaient appréciées partout où ils allaient, la grande majorité des clients ne cherchait qu'à se faire tatouer de petits irezumi simples ne nécessitant qu'une seule session. Sans commande de grande envergure aux motifs élaborés, les horishi n'avaient pas l'occasion de déployer pleinement leurs talents.

Suite > La sortie de l'ombre

Tags

tradition ukiyo-e art Tatouage

Yamamoto YoshimiArticles de l'auteur

Professeur d'études culturelles comparées à l'université de Tsuru. Obtient son doctorat à l'université féminine Shôwa et fait des recherches de troisième cycle à l'institut d'ethnologie de l'Academia Sinica à Taïwan. Auteur de plusieurs ouvrages, dont Irezumi to Nihonjin (Les Japonais et les tatouages) et Irezumi no sekai (Le monde des tatouages).

Autres articles de ce dossier