Shodô, l’art de la calligraphie au Japon
La vie au quotidien de Kanazawa Shôko
Vie quotidienne- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Une célébrité dans son quartier
Kanazawa Shôko est une calligraphe de renommée mondiale. Son travail a fait l’objet de plusieurs expositions personnelles notamment à New York, à Prague et à Singapour. Il y a un an et demi, elle a décidé de vivre seule en dépit de son handicap (voir article Kanazawa Shôko, une calligraphe de génie malgré son handicap). C’est au tout début du mois de mars 2017, par une belle journée de printemps, que je me rends chez elle, dans un quartier résidentiel de l’arrondissement d’Ôta à Tokyo.
Je viens à la rencontre de la jeune femme qui m’attend à la gare de Kugahara. En prenant la rue commerçante située devant, Shôko salue plusieurs personnes en souriant. Une femme vient même lui serrer la main. Dans la vitrine d’un fleuriste, je vois sa photographie et une de ses calligraphies ainsi qu’un prospectus à propos de sa prochaine exposition qui aura lieu en automne au musée d’art Ueno no mori, à Tokyo. Je retrouve le même papier dans un restaurant de soba (nouilles de sarrasin), une pâtisserie, une papeterie et un salon de coiffure.
En fait, elle a distribué elle-même deux prospectus à chacun des commerçants en leur demandant de les afficher recto-verso dans leur vitrine. Et son vœu a été largement exaucé. Avec le soutien dont elle bénéficie sur place, je me suis dit qu’on pourrait très bien renommer l’endroit en « rue Kanazawa Shôko ».
Une passion pour la cuisine
Quand la porte de son appartement s’ouvre, je découvre une petite cuisine toute blanche avec une table de cuisson à induction. Un espace idéal pour cette passionnée de cuisine. Je pénètre ensuite dans un grand studio avec du parquet au sol. Les murs sont entièrement blancs avec des rideaux roses qui ajoutent un peu de douceur à l’ensemble. Le mobilier se compose notamment d’une coiffeuse de style rococo, d’un bureau et d’étagères. La couleur dominante est le blanc avec quelques touches de rose. Autant de détails vraiment typiques d’un logement de jeune femme.
Kanazawa Shôko est souvent en déplacement avec sa mère à cause des nombreuses expositions de ses œuvres, démonstrations de calligraphie en public et conférences auxquelles elle participe dans tout le Japon. Mais quand elle est à Tokyo, elle prépare toujours elle-même ses repas. Quand je lui demande ce qu’elle prévoit pour le dîner, elle me répond : « Ce soir, ça sera un ragoût de bœuf, parce que j’ai des invités. » Puis elle sort pour faire des courses.
Chez le boucher, elle demande de la viande de bœuf « qui ait du goût » et les ingrédients pour préparer une sauce, puis prend ensuite des carottes et des oignons au rayon légumes du magasin. Une cliente rencontrée sur place est toute heureuse d’expliquer qu’elles vont toujours ensemble à la piscine. Après avoir réglé ses achats, la jeune calligraphe nous emmènent dans son café favori.
Le café en question a ouvert ses portes il y a plus de 40 ans et garde toujours quelque chose des années Shôwa. Nous sommes dans une atmosphère pleine de nostalgie. En attendant son café au lait, Shôko, pleine de bonne humeur, me parle de cuisine et des émissions de télévision auxquelles elle a participé avec le propriétaire des lieux. Elle se rend, semble-t-il, dans cet établissement pratiquement tous les jours. Le propriétaire et sa femme la traitent comme s’il s’agissait de leur propre fille. Dans le quartier, Kanazawa Shôko est considérée comme un véritable trésor, une sorte d’idole. Un agent de la police de proximité qui patrouille tous les jours dans le quartier dit à son propos : « C’est une petite fée venue du ciel. Avec sa baguette magique, elle fait apparaître des étoiles brillantes et redonne vie à ce quartier. » Et c’est tout à fait vrai.
De retour à son appartement, Shôko met un tablier et se lave soigneusement les mains en expliquant que des mains propres, « pour la cuisine, c’est très important ». Elle épluche les carottes et les pommes de terre avec un épluche-légumes avant de les couper avec un couteau de cuisine. Quand c’est le tour des oignons, elle me dit : « Ça va aller. Je n’ai pas les yeux qui piquent. » Mais peu après, ses yeux se remplissent de larmes… Elle se met aussitôt à les rincer à l’eau du robinet.
La jeune femme se lance dans une série d’explications, comme s’il s’agissait d’un cours de cuisine. « Ça, c’est de l’huile d’olive. » « Je coupe la viande en morceaux, pour qu’elle soit plus facile à manger. » « Quand la viande sera bien dorée, j’ajouterai du vin rouge. » Au bout d’environ une heure, le ragoût de bœuf est prêt et une délicieuse odeur envahit l’appartement.
Shôko met un peu de ragoût dans un petit bol et le dépose sur une étagère, devant la photographie de son père Hiroshi décédé en 1999. « Papa, voici du ragoût de bœuf. Nous allons le manger ensemble. Merci de continuer à veiller sur moi du haut du Ciel », dit la jeune femme en fermant les yeux et en joignant les mains.
Pas de calligraphie à la maison !
Le lendemain après-midi, je me rends à nouveau chez Kanazawa Shôko pour voir comment elle occupe son temps. Après avoir passé une matinée paisible sans rien faire de particulier, elle s’est mise à étudier. Sur son bureau, se trouve un « dictionnaire des expressions composées de quatre kanji », un ouvrage qui semble plutôt ardu et dont elle était justement en train de recopier une expression bouddhique – 愛別離苦 (aibetsu riku), la souffrance liée à la séparation d’avec des êtres chers – figurant sur la première page du dictionnaire. Quand elle était enfant, Shôko copiait tous les jours des passages de la Bible. Cette pratique assidue a certainement contribué à développer chez elle une sensibilité aigue vis-à-vis des mots et des caractères.
Après les études, place au repos : Kanazawa Shôko sort son iPad rose et regarde sur YouTube la vidéo d’un enfant de 12 ans qui a remporté un prix en dansant comme Michael Jackson. La jeune femme aussi aime danser sur les musiques du célébrissime chanteur américain. Puis en quelques clics de recherche, elle finit par retrouver une émission de radio où il était question de ce même garçon. Elle avait l’air absolument ravie. Je remarque alors que dans cet appartement, il n’y a pas le moindre outil pour pratiquer la calligraphie. Sans doute parce que ce lieu lui permet de s’éloigner de son travail et de se sentir libre.
Une autre tâche quotidienne importante pour la jeune femme consiste à faire de l’exercice. À l’en croire, elle a pris du poids depuis qu’elle prépare elle-même ses repas. Après avoir couru tranquillement sur son tapis de course pendant un moment, elle sort pour rejoindre sa mère qui habite à proximité.
L’amour inconditionnel d’une mère
Yasuko, la mère de Shôko, vit dans une superbe maison à étage, tout près de la gare de Kugahara. C’est là aussi qu’elle donne des cours de calligraphie, au rez-de-chaussée. Elle me reçoit au premier, dans une grande salle de séjour où sa fille m’offre un morceau de gâteau au chocolat en forme de cœur. Au fond de cette pièce, se trouve une table pour la calligraphie recouverte d’un tapis bleu foncé sur lequel est posée une grande feuille de papier avec la calligraphie du titre du Sutra du cœur Hannya shingyô. Et sur le mur, sont exposés les quatre panneaux de Namida no hannya shingyô (Le Sutra du cœur des larmes), la calligraphie la plus connue de Kanazawa Shôko, qu’elle a réalisée à l’âge de 10 ans. Cette œuvre doit son nom aux traces laissées sur le papier par les larmes versées par la petite fille en accomplissant ce travail. Elle sera présentée lors de l’exposition de cet automne au musée d’art Ueno no mori, à Tokyo, en même temps qu’une nouvelle version du Sutra du cœur sur laquelle la jeune artiste est en train de travailler.
Une fois la séance de calligraphie terminée, Yasuko m’avoue avec une certaine tristesse que, depuis que sa fille a commencé à vivre seule, il y a un an et demi, elle rentre rarement à la maison. Il lui arrive de passer une semaine entière sans la voir, quand il n’y a pas de travail lié à la calligraphie. Kanazawa Shôko a affirmé à maintes reprises qu’elle avait l’intention de vivre seule lorsqu’elle aurait 30 ans, y compris à l’occasion de son discours en mars 2015, au siège de l’Organisation des Nations unies de New York, dans le cadre de la quatrième journée mondiale de la trisomie 21 (WDSD).
« Vivre seul est quelque chose de très difficile pour une personne handicapée comme elle. J’étais vraiment inquiète », explique Yasuko. « Mais comme elle en avait parlé à tout le monde, je l’ai laissée faire. Heureusement, je lui ai appris à faire la cuisine, le ménage et les courses depuis son plus jeune âge, pour qu’elle soit capable de vivre toute seule le jour où je disparaîtrai. La plupart des parents d’enfants atteints de trisomie 21 sont persuadés que c’est impossible, mais la réalité est tout autre. »
« Depuis qu’elle vit seule, Shôko a compris l’importance de l’argent. Un jour, elle m’a demandé un "salaire". J’ai donc décidé de lui donner 5 000 yens (environ 39 euros) pour chaque calligraphie réalisée durant une démonstration. Elle a ensuite négocié pour avoir 7 000 yens (environ 54 euros), quand son travail était particulièrement réussi », a conclu sa mère en souriant.
Si Kanazawa Shôko a réussi contre toute attente à vivre seule, c’est grâce à ses propres efforts ainsi qu’à la confiance et à l’amour qu’elle éprouve pour sa mère. Mais c’est aussi parce que celle-ci voue un amour inconditionnel à sa fille en ayant toujours cru à la force de vivre et au potentiel d’un enfant atteint du syndrome de Down. Les deux jours que j’ai passés avec Kanazawa Shôko et sa mère m’ont prouvé une nouvelle fois que l’être humain est capable d’accomplir des merveilles.
(D’après un article en japonais du 4 avril 2017. Photos : Nagasaka Yoshiki)