Le Pays de Cocagne des « kyara »
Ultraman et le regard des minorités
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Ultraman est apparu à la télévision pour la première fois en juillet 1966. À cette époque, les téléviseurs couleurs commençaient à se répandre dans les familles japonaises, suite aux Jeux olympiques de Tokyo, deux ans auparavant. Les enfants furent immédiatement conquis par ces histoires de monstres contre un héros de plus de 40 mètres, et l’audience a grimpé jusqu’à des records de 40 %.
Tout un groupe de jeunes talents débordants de passion et d’imagination se réunit autour du réalisateur Tsuburaya Eiji, qui s’était fait un nom de « Dieu des effets spéciaux » avec le film Godzilla. Cette équipe porta à bout de bras la création des premières séries d’Ultraman. Parmi ces collaborateurs de Tsuburaya, nous pouvons remarquer la présence de deux scénaristes originaires d’Okinawa.
L’homme qui avait la confiance du Dieu des effets spéciaux
La société Tsuburaya Productions avait été fondée en 1963 par Tsuburaya Eiji, avec l’objectif de produire des programmes de fictions destinés aux enfants dont la spécificité serait l’utilisation d’effets spéciaux. La série Ultra Q provoqua un engouement inouï parmi les enfants pour les histoires de super-héros et de monstres et c’est ce succès qui conduisit directement à la création d’Ultraman. Les scénarios des deux séries sont la création de Kinjô Tetsuo, scénariste principal. Originaire d’Okinawa, il avait fait la connaissance de Tsuburaya quand il était étudiant à l’université. Il avait ainsi toute la confiance du réalisateur en le rejoignant dans l’équipe de la Tsuburaya Productions.
Uehara Shôzô, lui aussi originaire d’Okinawa, avait reçu un prix pour un scénario sur le thème de la bataille d’Okinawa, dans le cadre d’un festival d’art télévisuel. Kinjô, dont il était l’ami, lui demanda de venir le rejoindre à Tokyo, ce qu’il fit l’année suivante, sur la production d’Ultra Q. Il raconte la surprise qui fut la sienne en entrant dans le studio, voyant pour la première fois un costume de monstre.
« J’étais devant le monstre de l’espace nommé "Namegon" d’après une limace (namekuji en japonais), et j’en suis resté bouche bée. Pour moi, qui n’avait rien écrit d’autre que des scénarios sur la question des bases américaines à Okinawa depuis que j’étais étudiant, l’histoire de cette limace géante vénusienne dépassait mon imagination. Il n’y avait que Kinjô pour avoir des idées pareilles. Déjà, quand il était étudiants, il avait fondé un club des supporters des vénusiens ! »
Uehara accepta néanmoins de rejoindre Kinjô dans l’équipe de Tsuburaya Productions. En réalité, il imaginait pouvoir attirer l’attention sur la situation d’Okinawa à travers des scénarios de fiction, mais les problématiques antimilitaristes et la question d’Okinawa, encore sous occupation américaine à l’époque, étaient considérées comme tabou dans le milieu de la télévision, de peur des réactions des organisations d’extrême droite. Qu’à cela ne tienne, Uehara changea son fusil d’épaule et se décida à écrire des scénarios de séries pour enfants. Son premier scénario, intitulé « S.O.S. Huile » raconte l’histoire d’un monstre qui apparaît dans les boues d’épuration de la baie de Tokyo. Évidemment, il pensait à la maladie de Minamata. « Je ne peux pas écrire si ça ne se rapporte pas à un thème de société ».
Malheureusement, la raffinerie de pétrole de la banlieue de Chiba dans laquelle ils voulaient tourner a refusé l’autorisation de prise de vue et ils ont dû renoncer à cet épisode. Pour ne pas gaspiller le costume du monstre qui était déjà confectionné, il a dû écrire en catastrophe un nouvel épisode, qui devint « Directive spatiale M774 », le 21e épisode d’Ultra Q, et marqua ainsi ses débuts professionnels.
Les dieux et les monstres qui habitent le monde naturel
La série Ultra Q dura six mois à compter de janvier 1966. Puis Ultraman prit la suite. Sur un total de 39, Kinjô signa les scénarios de 14 épisodes. Uehara raconte la méthode particulière de Kinjô : « En principe, on réfléchit d’abord à une histoire, mais lui, il inventait d’abord un monstre, et c’est en fonction du monstre qu’il développait un scénario pour exprimer son potentiel. »
« Le chamanisme est encore très vivace, poursuit-il, dans l’archipel des Ryûkyû dont fait partie Okinawa où nous avions grandi. Et nous avons un grand respect pour les esprits qui se cachent dans les ténèbres. Les dieux sont partout dans le monde naturel. Pour Kinjô, les monstres kaijû étaient en quelque sorte des dieux. Ultraman, lui, vient du Pays de la Lumière. Ce qui le lie au mythe okinawaïen de Nirai-Kanai, un pays de lumière et de fertilité au-delà des mers. »
Bien sûr, les monstres représentent les méchants dans Ultraman, mais Kinjô tenait à créer un équilibre, en se penchant sur les perdants, qui représentent le sort des minorités. Cette vision résonnait avec celle de Uehara.
Après Ultraman, une nouvelle série a vu le jour, Ultra Seven, dont la diffusion commença en octobre 1967. Un seul des 48 épisodes de la série est signé Kinjô : « Le messager de Nonmalt » (épisode n°41). Une humanité sous-marine, réfugiée dans les fonds marins au cours des temps très anciens, envoie un émissaire pour protester contre l’exploitation de la mer par les humains, accusés d’envahir leur territoire. Le peuple de la mer est néanmoins détruit par la « Force de Défense de la Terre ». Où est la justice, en définitive ? Cet épisode atypique laisse un sentiment étrange d’irrésolution fondamentale.
La raison pour laquelle il resta à Tokyo
Kinjô démissionna de Tsuburaya Productions en 1969 et choisit de rentrer à Okinawa pour préparer le retour d’Okinawa sous souveraineté japonaise. À sa suite, Uehara aussi quitta la maison de production de Tsuburaya, mais déclina la proposition de Kinjô de retourner à Okinawa, et choisit au contraire de poursuivre sa carrière de scénariste à Tokyo.
Uehara avait d’autres raisons de demeurer à Tokyo. Il était encore lycéen quand il avait appris que la famille de son oncle était montée faire fortune à Tokyo et avait renoncé à leur état-civil d’Okinawa. « Les Okinawaiens étaient considérés comme des citoyens de deuxième zone, et il ne leur était pas possible de faire carrière ». À l’époque, un Okinawaien qui voulait monter à Tokyo avait encore besoin d’un passeport. Uehara avait lui-même fait l’expérience de cette discrimination quand il était venu étudier à Tokyo. C’est pourquoi il ressentait la nécessité de connaître de plus près les « Yamatonchu », c’est-à-dire les Japonais de la métropole. Toutefois, il s’était fait des amis à Tokyo maintenant, et sa carrière de scénariste se déroulait sans problème.
Uehara réintégra Tsuburaya Productions et devint scénariste principal de la troisième série d’Ultraman : Le Retour d’Ultraman (d’avril 1971 à mars 1972). Tsuburaya Eiji lui-même était décédé en 1970, et l’équipe de production devait rester soudée.
« La pression était forte, car les épisodes n°1 et n°2 de la nouvelle série devaient être réalisés par Honda Ishirô, le fameux réalisateur du Godzilla original. »
Uehara a choisi de faire évoluer le personnage d’Ultraman II dans une autre direction que celle du vaillant combattant monolithique développé par Kinjô.
« De toute façon, j’aurais voulu faire la même chose que je n’aurais jamais fait aussi bien que lui. La seule voie qui me restait était celle d’une recherche de réalisme en opposition avec la fantaisie pure de Kinjô. »
Gô, le héros du Retour d’Ultraman, est membre de la M.A.T., la brigade d’attaque contre les monstres, mais en fait, c’est un jeune homme ordinaire qui travaille comme mécanicien auto dans un garage ordinaire. La violence de son conflit intérieur est particulièrement décrit dans l’épisode n°33 : « Le garçon et le dresseur de monstres », sur le scénario de Uehara.
La scène se passe à Kawasaki et décrit la relation entre un vieil homme qui vit une cabane misérable sur les rives de la rivière, et un jeune orphelin originaire de Esashi, à Hokkaïdô. Il apparaît que le vieil homme est en réalité un extra-terrestre. Tous les deux sont victimes de discrimination et l’épisode décrit les dangers de la psychologie de masse qui conduit le vieil homme à être assassiné. Le monstre que le vieil homme tenait confiné sous sa cabane se trouve alors libéré. Les habitants de la ville appellent la M.A.T. en détresse pour les débarrasser du monstre. Mais Gô, le membre de la M.A.T. hésite à se transformer en Ultraman sous les yeux des citoyens. « C’est vous qui avez fait sortir le monstre ! », les critique-t-il.
Uehara raconte qu’il a créé le personnage du jeune garçon en pensant à un Aïnou, et celui du vieil homme en pensant aux résidents coréens au Japon. Appartenant lui-même à la minorité des habitants des Ryûkyû, il se considère comme du côté du jeune garçon, du vieil extra-terrestre et du monstre. Après la diffusion de cet épisode, le poste de scénariste en chef a été retiré à Uehara.
Il faut transmettre les contes traditionnels
Ensuite, Uehara a écrit de nombreux scénarios pour diverses séries populaires pour les enfants, comme Ganbare Robocon et Himitsu Sentai Goranger.
De son côté, Kinjô, à Okinawa, fut directeur artistique de la cérémonie principale de l’ Exposition maritime internationale d’Okinawa en 1975. Cet événement fut critiqué pour des dégâts environnementaux sur la mer d’Okinawa. Il est décédé dans un accident l’année suivante, à l’âge de 37 ans.
L’été dernier, pour commémorer le 50e anniversaire de la série Ultraman, un vote des fans organisé par la chaîne de télévision NHK a élu le dernier épisode écrit par Kinjô « La plus grande invasion de l’histoire, 2e partie » comme l’épisode préféré des amateurs. L’épisode « Le garçon et le dresseur de monstres », écrit par Uehara, est arrivé à la deuxième place.
« La série possède ses fans de tous les âges, de 10 à 60 ans, raconte M. Uehara. Ce qui me fait le plus plaisir, c’est quand on me dit qu’à chaque nouveau visionnage, un sens nouveau apparaît. Mon souhait est que notre Ultraman continue à être apprécié au-delà des générations, et, trouvant pour chacune un sens nouveau, deviennent une histoire traditionnelle, comme aujourd’hui Princesse Kaguya ou Momotarô.
(Photo de titre : Ultraman devant le siège de la société Bandai. Tsuburaya Productions, en difficulté financière à cause des coûts de production énorme, a fusionné avec Bandai en 2008. Jiji Press)