Post 11 mars 2011 : les challenges
Le message de Ito Toyo, architecte
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Un projet qui repose la question « où commence l’architecture ? »
Deux ans se sont écoulés depuis le séisme du Tôhoku. Dans les zones côtières, les plus endommagées, le traitement des gravats se poursuit. Mais le poids physique et moral que supportent les personnes relogées dans des logements temporaires est toujours extrêmement lourd à porter, et la solitude des victimes séparées de leur communauté d’origine se fait de plus en plus sérieux.
Face à ces dommages sans précédent, n’y a-t-il rien qu’un architecte puisse faire ? Pour répondre à ces appels, et dès le début de la catastrophe, Ito Toyo s’est attelé à deux projets qu’il poursuit depuis sur deux plans : le premier consiste à participer en tant que conseiller du plan de reconstruction de la ville de Kamaishi. D’autre part, la création de la « Maison pour tous (Minna no ie) », qui fait appel à plusieurs de ses collègues architectes, Kuma Kengo, Sejima Kazuyo, Naitô Hiroshi et Yamamoto Riken.
Comme son nom l’indique, la Maison pour tous est un lieu de rencontre ouvert à tout le monde. Depuis qu’il a été témoin de la vie de solitude forcée des réfugiés dans les logements temporaires, Ito Toyo a eu envie de « créer un lieu pour ceux qui ont perdu leur maison, un endroit où se réunir, se parler autour d’un verre ou pour manger ensemble, un lieu pour réchauffer les cœurs […] À partir de cette base, dans la Maison pour tous, ce sont eux qui discuteront de comment ils ont l’intention de rétablir leur ville ».
Gardons à l’esprit que le séisme du Tôhoku a détruit des villes et des bâtiments qui avaient été construits selon les valeurs de l’économie de marché et du rationalisme moderne. Autrement dit c’est aussi ce système social et ce modèle économique qui a été fortement secoué. Devant la vision de la catastrophe, Ito Toyo ne pouvait pas se retenir de se poser des questions : « Qu’est-ce que l’Architecture, alors ? », « On contruit pour qui ? Pour quoi ? ». « L’architecture ne peut plus demeurer la même ». Ces réflexions ont déterminé le concept de la Maison pour tous.
Au jour d’aujourd’hui, trois Maisons pour tous ont été construites dans le département d’Iwate, trois autres dans le département de Miyagi, et plusieurs autres sont en cours de construction. L’architecture en est chaque fois différente, mais toutes ont un point commun : elles ont été pensées et conçues en partenariat entre les usagers et les architectes. À chaque Maison pour tous, l’architecte en charge est allé à l’écoute des souhaits de ceux qui habitent les logements temporaires mis en place pour les réfugiés, des constructeurs, des élèves, des entrepreneurs du bâtiment et de simples habitants, qui tous ont collaborés pour réaliser le projet. Les Masisons pour tous sont réellement des constructions « pour tous » et « par tous ».
Lion d’or à la Biennale de Venise
La Maison pour tous de Rikuzen-Takata dans le département d’Iwate était exposée dans le Pavillon japonais de la 13e Biennale internationale d’architecture de Venise, qui s’est déroulée en 2012. Le thème de la présentation était : « quelle est la possibilité pour l’architecture ? ». Pendant presque un an, l’exposition a documenté au moyen de maquettes les discussions et les processus d’élaboration autour de la construction ; 120 maquettes d’étude montraient comme le processus a convergé vers le bâtiment définitif. L’exposition, qui insistait sur la valeur d’une « architecture qui dépasse l’unidimensionalité de la construction d’un bâtiment, a été récompensée par le Lion d’Or de la Biennale.
En tant que commissaire du Pavillon japonais, Ito Toyo avait indiqué avant le début de l’exposition avoir bénéficié pour la Maison de tous de Rikuzen-Takata la collaboration de trois jeunes architectes : Inui Kumiko, Fujimoto Sosuke et Hirata Akihisa. Il avait également invité Hatakeyama Naoya, photographe origine de cette ville, à se joindre au projet. Il est très rare que plusieurs architectes collaborent sur la conception d’un immeuble sans se partager strictement les rôles. Car plusieurs architectes travaillant ensemble pour un même projet se trouveraient généralement en compétition les uns avec les autres pour exprimer leur personnalité, ce qui à terme risquerait de troubler la clarté du concept et résulterait au mieux en une somme de compromis. C’est pourtant le pari qu’a osé Ito Toyo en proposant aux jeunes architectes de « tout discuter à fond », sous son regard bienveillant.
La quantité des maquettes d’étude et de commentaires montre si besoin était l’angoisse à laquelle ces jeunes architectes chargés de mettre en œuvre ce projet ont dû faire face. De nombreuses idées ont ainsi été émises et abandonnées pour manque de convergence. Comme l’explique Hirata Akihisa : « Au début, nous étions trois personnalités qui essayions de nous imposer. Notre désir de créer quelque chose de nouveau par le moyen de l’architecture tournait à vide. Car nous évitions toujours le point essentiel qui était tout de même : comment ce bâtiment se justifiera-t-il dans la zone sinistrée ? ».
L’architecture, une création au-delà de l’ego
Le projet a pris un tournant lors d’une rencontre avec Mme Sugawara Mikiko qui était porte-parole d’un groupe de réfugiés relogés dans des logements temporaires. Au début, il était question de construire la Maison pour tous sur le terrain où avaient été dressés les logements temporaires. Or Mme Sugawara est venue et a montré aux architectes un autre terrain : « J’ai trouvé un bon terrain ! » a-t-elle dit. Celui-ci se trouvait à la limite de la bande littorale qui a été dévastée par le tsunami et la montagne qui a arrêté la vague, sur une hauteur avec vue sur la mer. « C’est ici que nous voulons un bâtiment qui soit le symbole de la reconstruction de la communauté dispersée » a déclarée Mme Sugawara.
Pour Hirata Akihisa, « c’est à ce instant que j’ai senti que “apparition d’une société humaine” coïncidait avec “apparition de l’architecture” […] Enfin nous avions un objectif commun cohérent et à partir de ce moment, le projet a progressé d’une seule traite jusqu’à la proposition définitive sans plus aucun conflit de discussion ».
L’immeuble tel qu’il apparaît une fois fini est composé de 19 piliers d’environ 60 cm de diamètre, alignés, et d’un corps de bâti encastré entre ces piliers selon la structure des « yagura », les tours anciennes. Symboliquement, les 19 piliers ont été fabriqués à partir de « Kesen-sugi », une variété locale de cyprès (cryptomère) morts suite aux dégâts provoqués par le sel marin du tsunami. Ils se voient de très loin. Le rez-de-chaussée est un espace dans le style japonais traditionnel : entrée de terre battue et marchepied donnant sur une pièce avec poêle à bois et une cuisine. Une petite chambre à tatamis se trouve à l’étage, et un escalier extérieur en spirale mène jusqu’aux étages supérieur avec leur plateforme panoramique.
Constituées de petits espaces interconnectés, comme accrochés à leurs piliers, la configuration d’ensemble semble à première vue difficile à saisir sur les photos ou les dessins. Et pourtant, une fois dans les lieux, on s’y sent merveilleusement à l’aise. Cette structure spatiale a été élaborée à partir de l’observation attentive de la façon dont les gens s’activent quand ils se réunissent.
Ito Toyo juge très positivement le résultat : « J’ignorais tout du processus de leur travail jusqu’au dernier moment. Mais en effet, tous trois ont manifestement réussi à dépasser les considérations d’ego à travers un processus de discussion ». Comme quoi trois architectes possédant chacun une forte personnalité peuvent atteindre un grand objectif sans que l’un s’impose au détriment des autres. Ce processus rappelle le Renga, la poésie collaborative traditionnelle japonaise.
La Maison pour tous n’aurait certes pas vu le jour sans le contexte particulier de l’après-séisme du 11 mars 2011. Il n’empêche qu’à travers ce processus, ce sont des questions universelles « l’Architecture pour qui ? Pour quoi ? » que cette création pose au monde entier.
« Je suis même beaucoup plus heureux de ce prix que lorsque j’ai reçu mon premier Lion d’Or de la Biennale de Venise, à titre personnel, en 2002 ! », déclare Ito Toyo.
Depuis le 11 mars 2011, un changement de mentalité semble s’être opéré au Japon : les relations interpersonnelles sont plus respectées qu’avant. Dans ce sens-là, la démonstration que quelque chose est réalisable par l’architecture est riche de signification.
Texte : Katô Jun
Photos : Kodera Kei
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