L’enfer de la passion dans le théâtre nô
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Un drame de la passion datant de l’époque de Muromachi
MATSUOKA SHINPEI Parlons de ce thème qu’est la passion amoureuse…
KANZE KIYOKAZU Aucune réflexion sur la condition humaine ne peut faire l’économie d’un traitement de la passion amoureuse. C’est un thème qui parle encore tout à fait à la société moderne.
MATSUOKA Le répertoire(*1) du nô qui aborde le thème de la passion est assez varié, mais aujourd’hui nous allons parler plus précisément de la pièce intitulée Teika de Konparu Zenchiku(*2), et observer comment le thème de la passion amoureuse y est traité.
KANZE La figure de couple représenté dans Teika est typiquement celle de « l’amour maudit ». Qu’un drame de ce genre ait été écrit à l’époque de Muromachi (1336-1573) est surprenant !
MATSUOKA La pièce traite de l’amour qui se poursuit dans la mort entre la Princesse Shokushi(*3), troisième fille de l’empereur Go-Shirakawa et vouée depuis son enfance au service religieux du sanctuaire Kamo(*4) à Kyoto, et Fujiwara no Teika(*5), le plus célèbre poète de son époque.
Cette relation interdite pour une femme proche de la divinité, comme la Princesse Shokushi, est référée dans la pièce sous l’expression d’« obsession impudique », et c’est cette relation qui se développe sous la forme d’un drame de la passion. Ce motif donnera naissance à une véritable tradition, alors même que compte tenu de la différence d’âge des protagonistes réels, certains pensent que cette histoire n’a aucune réalité historique.
Le conflit intérieur d’une femme qui ne peut sortir de l’enfer de la passion
MATSUOKA Dans la scène centrale, apparaît le tombeau de la Princesse, couvert de lierre. C’est l’obsession de Teika pour elle qui s’est transformée en lierre, symbolisant la relation des deux êtres au delà de la mort.
Dans la pièce, ce lierre est appelé « Teika-kazura », c’est à dire « la liane de Teika ». Une villageoise (qui est en fait le spectre de la Princesse) apparaît, et aborde un saint bonze. Elle lui explique que la passion obsessionnelle qu’elle a vécue de son vivant ne cesse pas de la contraindre et de la retenir même dans la mort, empêchant son âme de se reposer en paix. Elle demande au bonze de la libérer pour lui permettre d’entrer dans le paradis de Bouddha.
KANZE En tant qu’interprète, il s’agit d’exprimer ici la souffrance et l’agonie de la Princesse. Dans cette scène, elle est encore prisonnière du sort que lui impose le désir de Teika, elle est presque immobile, de façon à exprimer la violence de ce lien psychique, et la violence du maléfice exprime la faiblesse d’une femme.
À partir du moment où le bonze commence à réciter le sutra pour lui apporter le salut, elle se met peu à peu à bouger, ce qui exprime sa libération progressive. Vient alors la grande scène de la danse de la Princesse, « Jo no mai », qui est une danse pour rendre grâce au bienfait reçu. Or, ici encore, plutôt qu’une danse qui exprime la joie complète de la libération, il faut rester dans l’expression d’une retenue.
MATSUOKA La vertu du sutra apporte à la Princesse une libération de la passion qui l’enchaînait à Teika, et des souffrances qui en ont résulté. Le public est fortement touché par sa danse qui exprime le mouvement de son cœur par cette libération. Or, à la fin de sa danse, la Princesse fait mine de retourner dans sa tombe.
KANZE Dans cette scène il est capital de suggérer allusivement que la Princesse n’est pas sortie de l’enfer de la passion en effet. Au moment où on croit que sa libération est accomplie, on la voit progressivement se laisser lier de nouveau par l’attachement obsessionnel (môshû) de Teika.
Dans une autre pièce du nô qui traite de la passion amoureuse, Izutsu de Zeami, celle-là, les âmes sont apaisées par une danse qui leur fait souvenir de leur meilleure époque, ce qui leur permet de quitter enfin le monde des passions pour partir dans l’autre monde.
Ce n’est pas le cas dans Teika. Après avoir dansé la danse de la joie d’être libéré de la malédiction de la passion, en fin de compte, la Princesse retourne à sa tombe, et la liane de Teika de nouveau rampe et s’accroche et recouvre la pierre.
MATSUOKA Cela signifie donc qu’au bout de sa douloureuse réflexion, la Princesse choisit de retomber dans l’obsession plutôt que la délivrance de son âme. Le public quitte donc la pièce sur un sentiment lourd, puisqu’on reste sur le conflit spirituel de la Princesse qui a choisi la déchéance pour l’amour.
(*1) ^ Plusieurs pièces de nô expriment le thème de la passion amoureuse. Par exemple Izutsu (La margelle du puits), qui raconte la relation qui unit la fille de Ki no Aritsune et Ariwara no Narihira, ou Nonomiya, dont le personnage principal est Rokujô no Miyasu Dokoro (La Dame de la Sixième Avenue), personnage emprunté au roman Le Dit du Genji.
(*2) ^ Konparu Zenchiku (1405-vers 1470) : Acteur et auteur de nô de l’époque de Muromachi. Il épousa la fille de Zeami. Parmi les pièces qu’il écrivit, on compte également Bashô (Le Platane) et Yôkihi (Yang Guifei). Grand connaisseur du bouddhisme et de la tradition poétique, il est également l’auteur de traités philosophiques sur le nô, comme le Rokurin Ichiro et le Meishuku-shû. Fondateur de l’école Konparu.
(*3) ^ Princesse Shokushi (1149-1201) : Troisième fille de l’empereur Go-Shirakawa. Sa mère est Fujiwara no Shigeko (elle-même fille de Fujiwara no Suenari). L’empereur Takakura était son demi-frère cadet. Également poète célèbre, elle fait partie des Hyakunin Isshu (recueil des cent poèmes waka). Son vers « Que la corde de ma vie cesse, si elle doit cesser. S’allongerait-elle trop, elle s’affaiblirait et le secret de mon cœur ne pourrait plus longtemps celer » figure dans l’anthologie Shin Kokin Wakashû.
(*4) ^ Vestale issue de la famille de l’empereur, soumise au célibat, qui servit au sanctuaire Kamo à Kyoto (actuellement composé du Kamigamo et du Shimogamo). On comptera 35 vestales à cette fonction du début de l’époque de Heian à celle de Kamakura. La Princesse Shokushi apparaît pour la première fois dans la littérature dans les Contes d’Ise (époque de Heian), en tant que figure des amours interdits.
(*5) ^ Fujiwara no Teika (1162-1241) : Grand poète de la fin de Heian et du début de l’époque de Kamakura. Éditeur des anthologies Shin Kokin Wakashû et Shin Chokusenshû. D’un style très raffiné et virtuose. Il a écrit un certain nombre d’écrits théoriques sur la poésie, ainsi que son journal : Meigetsuki. Par ailleurs calligraphe de grand talent, la postérité de son style est conservé par l’école Teika.
Danser en beauté somptueusement sur le chemin de l’enfer
KANZE Je crois que l’enlacement de la liane de Teika n’était pas absolument désagréable à la Princesse. Ce qu’elle dit, c’est : « Partageons cette obsession licencieuse. » Alors qu’elle est enfin libérée, elle est convaincue que le seul monde qu’elle puisse habiter est celui-ci, et retourne à la tombe recouverte de lierre, c’est donc que l’enfer de la passion, elle l’aime.
MATSUOKA Ce n’était donc pas un amour non-partagé, n’est-ce pas, la licence amoureuse, ils la partagent (rires) ! Une psychologie féminine qui ne doit pas être aisée à comprendre pour un jeune, non ?
KANZE Dans ma jeunesse, quand je pratiquais Teika, je me souviens des paroles de mon père (Kanze Sakon Motomasa, 25e chef de la famille Kanze). Au moment où la Princesse retourne dans la tombe et cache son visage derrière son éventail avant de s’effondrer, il me dit : « Il faut finir dans la beauté, dans le somptueux… »
Alors qu’elle vient de danser pour rendre grâce au bonze voyageur qui lui a fait des funérailles, elle est de nouveau accrochée par la liane de Teika. Elle pourrait maintenant gagner le monde du satori en s’éloignant de la tombe, et pourtant elle fait le choix de souffrir sur la voie des démons, tout en sachant qu’elle ne pourra éternellement s’en libérer. Dans ce cas pourquoi mon père m’a-t-il dit de jouer cette scène dans la beauté, dans le somptueux ? Cela me paraissait paradoxal, je n’avais pas compris à l’époque.
MATSUOKA Peut-on aller jusqu’à parler d’une jouissance de la chute ? Il y aurait en elle, dans ce personnage, à la fois le soi sacré, voué au service de la divinité, et le soi faible devant le désir de la chair. Elle est finalement portée vers ce dernier, et même si elle avait le devoir de contrôler ses désirs charnels féminins, elle n’y parvient pas et accroché par son désir elle retombe dans le monde de la boue.
KANZE C’est un univers extrêmement sombre, je crois. C’est pourquoi, honnêtement, je ne peux donner cette pièce à pratiquer à un jeune acteur. S’il me demande « Qu’est-ce que l’obsession licencieuse ? », je ne saurais pas quoi répondre, mis à part « Moi, ton maître, je dis que tu es encore trop jeune pour ce rôle ! » (rires).
Konparu Zenchiku, un auteur d’avant-garde
KANZE En tout cas, le contenu de Teika était franchement d’avant-garde à l’époque.
MATSUOKA Zenchiku était l’ami de plusieurs grands poètes, poètes de renga et de bonzes(*6) de son époque, et était reconnu comme l’un des hommes cultivés les plus en pointe de son temps. Hormis le répertoire du nô que nous lui devons, il a également laissé un certain nombre d’écrits théoriques et philosophiques sur le nô. Et je pense que c’est à partir de sa large culture qu’il a pu écrire une pièce aussi en avance que Teika.
KANZE Ce qui pose tout de même une question. Dans Teika, le sutra que récite le bonze itinérant pour honorer l’âme de la Princesse n’est rien moins que le Sutra du Lotus, qui est considéré comme le texte le plus élevé de l’enseignement du bouddhisme. Le fait que la Princesse ne soit pas sauvée, qu’elle retombe dans l’enfer de la passion, malgré la lecture du Sutra du Lotus par le bonze risque d’apparaître comme une négation de l’enseignement de ce texte.
Or, à mon avis, il est absolument impensable de nier la vertu de cet enseignement au Moyen-Âge. Nous avons au contraire un nombre important de pièces du répertoire du nô qui associent le salut des personnages à la vertu du Sutra du Lotus, comme Michimori(*7), par exemple. Nier la vertu de l’enseignement du Bouddha, c’est sortir du nô, je dirais même.
MATSUOKA Je ne pense pas que Zenchiku nie l’enseignement du bouddhisme, je pense simplement que sa foi allait à un autre enseignement du bouddhisme. Il était un grand dévot du deva Kangiten(*8). Kangiten enseigne à ceux qui ne peuvent contrôler leurs passions d’accomplir d’abord leurs désirs pour apaiser leur cœur.
Ce qui, bien entendu, inclut l’amour charnel. L’érotisme n’est pas refusé, mais au contraire promu comme un moyen d’augmenter l’énergie. Cet enseignement fut mis sous le boisseau comme hérésie à l’époque d’Edo, mais à l’époque de Zenchiku, ce n’était pas un enseignement réprouvé.
À 60 ans passés, Zenchiku et son épouse, qui était la fille de Zeami, visitent un temple dédié à Kangiten. Là, il prie pour retrouver sa vigueur. Autrement dit il prie pour pouvoir avoir de nouveau des relations sexuelles avec sa femme. Et il l’écrit ! Ce qui est typique de Zenchiku, tellement attendrissant !
KANZE Voilà bien Zenchiku, il ne considérait pas l’amour sexuel comme impur.
MATSUOKA Il y a aussi que la Princesse Shokushi elle-même est une excellente poète, et pas seulement Fujiwara no Teika. Ainsi on peut dire que Zenchiku a écrit Teika comme un hommage à ces deux grands poètes que sont Teika et la Princesse, qu’il considérait comme des « Boddhisattva de la Voie de la poésie ».
KANZE Voilà peut-être pourquoi mon père me disait de « jouer en beauté » cette figure de la Princesse au moment où elle tombe.
Les masques de Teika
À gauche : Masque « Zô » (créateur inconnu) pour jouer la villageoise (Esprit de la Princesse), durant la première moitié de la pièce.
À droite : Masque « Deigan » (œuvre de Kawachi) pour jouer l’esprit de la Princesse dans la seconde moitié de la pièce. On considère que ce masque a été créé avec l’image d’une femme d’une beauté absolue à l’esprit. Quelque chose reste de cette beauté dans le masque.
(Photographies et collaboration à la rédaction : Kanze-kai. Photographies des portraits : Ôkubo Keizô. Vidéo : Ôtani Kiyohide, nippon.com)
(*6) ^ Parmi les commensaux habituels de Zenchiku : Ichijô Kaneyoshi (1402-1481), régent Kanpaku et célèbre poète, Yamazaki Sôkan (-1540), considéré comme le fondateur du genre renku (ancêtre du haïku), ou Ikkyû Sôjun (1394-1481), moine zen qui servit de modèle au personnage populaire Ikkyû-san.
(*7) ^ Adaptation pour le nô de l’histoire de Taira no Michimori et de son épouse Kosaishô no Tsuboné, personnages du Heike Monogatari (Le Dit des Heike). Michimori, tué à la bataille de Genpei, entre au paradis de Bouddha grâce à un bonze.
(*8) ^ Adaptation au bouddhisme de la divinité hindou Ganesha à tête d’éléphant. L’icônographie courante représente Kangiten sous la forme d’un couple d’un homme et d’une femme à tête d’éléphant se tenant enlacés. Au Japon, les images de Kangiten sont généralement tenues réservées dans des alcôves fermées.