À la découverte du nôgaku

L’enfer de la passion dans le théâtre nô

Culture Art

Matsuoka Shinpei (Intervieweur) [Profil]

Pour découvrir le théâtre nô, voyons ce qui fait la beauté de la pièce appelée Teika, dont le thème central est la passion amoureuse et la fin qu’attend un couple qui s’est livré à un amour interdit. Le chef de l’école Kanze et le plus grand chercheur sur le nô discutent de la pièce.

Kanze Kiyokazu KANZE Kiyokazu

Né en 1959, fils aîné de Motomasa, 25e du nom. Débute sur scène à l’âge de 4 ans. Devenu 26e chef de l’école Kanze en 1990, c’est un personnage central du nô contemporain. Fait commandeur des arts par le ministre japonais de la Culture en 1996, chevalier de la Légion d’honneur par la France en 1999. Actif à l’étranger, il s’est déjà produit en France, aux Etats-Unis, en Inde ou en Chine. Désigné détenteur d’un bien culturel immatériel important.

Un drame de la passion datant de l’époque de Muromachi

MATSUOKA SHINPEI  Parlons de ce thème qu’est la passion amoureuse…

KANZE KIYOKAZU  Aucune réflexion sur la condition humaine ne peut faire l’économie d’un traitement de la passion amoureuse. C’est un thème qui parle encore tout à fait à la société moderne.

MATSUOKA  Le répertoire(*1) du nô qui aborde le thème de la passion est assez varié, mais aujourd’hui nous allons parler plus précisément de la pièce intitulée Teika de Konparu Zenchiku(*2), et observer comment le thème de la passion amoureuse y est traité.

KANZE  La figure de couple représenté dans Teika est typiquement celle de « l’amour maudit ». Qu’un drame de ce genre ait été écrit à l’époque de Muromachi (1336-1573) est surprenant !

MATSUOKA  La pièce traite de l’amour qui se poursuit dans la mort entre la Princesse Shokushi(*3), troisième fille de l’empereur Go-Shirakawa et vouée depuis son enfance au service religieux du sanctuaire Kamo(*4) à Kyoto, et Fujiwara no Teika(*5), le plus célèbre poète de son époque.

Cette relation interdite pour une femme proche de la divinité, comme la Princesse Shokushi, est référée dans la pièce sous l’expression d’« obsession impudique », et c’est cette relation qui se développe sous la forme d’un drame de la passion. Ce motif donnera naissance à une véritable tradition, alors même que compte tenu de la différence d’âge des protagonistes réels, certains pensent que cette histoire n’a aucune réalité historique.

Le conflit intérieur d’une femme qui ne peut sortir de l’enfer de la passion

Dans la première partie de la pièce, une villageoise demande à un bonze le salut de son âme.

MATSUOKA  Dans la scène centrale, apparaît le tombeau de la Princesse, couvert de lierre. C’est l’obsession de Teika pour elle qui s’est transformée en lierre, symbolisant la relation des deux êtres au delà de la mort.

Dans la pièce, ce lierre est appelé « Teika-kazura », c’est à dire « la liane de Teika ». Une villageoise (qui est en fait le spectre de la Princesse) apparaît, et aborde un saint bonze. Elle lui explique que la passion obsessionnelle qu’elle a vécue de son vivant ne cesse pas de la contraindre et de la retenir même dans la mort, empêchant son âme de se reposer en paix. Elle demande au bonze de la libérer pour lui permettre d’entrer dans le paradis de Bouddha.

KANZE  En tant qu’interprète, il s’agit d’exprimer ici la souffrance et l’agonie de la Princesse. Dans cette scène, elle est encore prisonnière du sort que lui impose le désir de Teika, elle est presque immobile, de façon à exprimer la violence de ce lien psychique, et la violence du maléfice exprime la faiblesse d’une femme.

À partir du moment où le bonze commence à réciter le sutra pour lui apporter le salut, elle se met peu à peu à bouger, ce qui exprime sa libération progressive. Vient alors la grande scène de la danse de la Princesse, « Jo no mai », qui est une danse pour rendre grâce au bienfait reçu. Or, ici encore, plutôt qu’une danse qui exprime la joie complète de la libération, il faut rester dans l’expression d’une retenue.

MATSUOKA  La vertu du sutra apporte à la Princesse une libération de la passion qui l’enchaînait à Teika, et des souffrances qui en ont résulté. Le public est fortement touché par sa danse qui exprime le mouvement de son cœur par cette libération. Or, à la fin de sa danse, la Princesse fait mine de retourner dans sa tombe.

Dans la seconde moitié de la pièce, le spectre de la Princesse exécute une danse pour rendre grâce au bienfait reçu (Jo no mai)

KANZE  Dans cette scène il est capital de suggérer allusivement que la Princesse n’est pas sortie de l’enfer de la passion en effet. Au moment où on croit que sa libération est accomplie, on la voit progressivement se laisser lier de nouveau par l’attachement obsessionnel (môshû) de Teika.

Dans une autre pièce du nô qui traite de la passion amoureuse, Izutsu de Zeami, celle-là, les âmes sont apaisées par une danse qui leur fait souvenir de leur meilleure époque, ce qui leur permet de quitter enfin le monde des passions pour partir dans l’autre monde.

Ce n’est pas le cas dans Teika. Après avoir dansé la danse de la joie d’être libéré de la malédiction de la passion, en fin de compte, la Princesse retourne à sa tombe, et la liane de Teika de nouveau rampe et s’accroche et recouvre la pierre.

MATSUOKA  Cela signifie donc qu’au bout de sa douloureuse réflexion, la Princesse choisit de retomber dans l’obsession plutôt que la délivrance de son âme. Le public quitte donc la pièce sur un sentiment lourd, puisqu’on reste sur le conflit spirituel de la Princesse qui a choisi la déchéance pour l’amour.

(*1) ^ Plusieurs pièces de nô expriment le thème de la passion amoureuse. Par exemple Izutsu (La margelle du puits), qui raconte la relation qui unit la fille de Ki no Aritsune et Ariwara no Narihira, ou Nonomiya, dont le personnage principal est Rokujô no Miyasu Dokoro (La Dame de la Sixième Avenue), personnage emprunté au roman Le Dit du Genji.

(*2) ^ Konparu Zenchiku (1405-vers 1470) : Acteur et auteur de nô de l’époque de Muromachi. Il épousa la fille de Zeami. Parmi les pièces qu’il écrivit, on compte également Bashô (Le Platane) et Yôkihi (Yang Guifei). Grand connaisseur du bouddhisme et de la tradition poétique, il est également l’auteur de traités philosophiques sur le nô, comme le Rokurin Ichiro et le Meishuku-shû. Fondateur de l’école Konparu.

(*3) ^ Princesse Shokushi (1149-1201) : Troisième fille de l’empereur Go-Shirakawa. Sa mère est Fujiwara no Shigeko (elle-même fille de Fujiwara no Suenari). L’empereur Takakura était son demi-frère cadet. Également poète célèbre, elle fait partie des Hyakunin Isshu (recueil des cent poèmes waka). Son vers « Que la corde de ma vie cesse, si elle doit cesser. S’allongerait-elle trop, elle s’affaiblirait et le secret de mon cœur ne pourrait plus longtemps celer » figure dans l’anthologie Shin Kokin Wakashû.

(*4) ^ Vestale issue de la famille de l’empereur, soumise au célibat, qui servit au sanctuaire Kamo à Kyoto (actuellement composé du Kamigamo et du Shimogamo). On comptera 35 vestales à cette fonction du début de l’époque de Heian à celle de Kamakura. La Princesse Shokushi apparaît pour la première fois dans la littérature dans les Contes d’Ise (époque de Heian), en tant que figure des amours interdits.

(*5) ^ Fujiwara no Teika (1162-1241) : Grand poète de la fin de Heian et du début de l’époque de Kamakura. Éditeur des anthologies Shin Kokin Wakashû et Shin Chokusenshû. D’un style très raffiné et virtuose. Il a écrit un certain nombre d’écrits théoriques sur la poésie, ainsi que son journal : Meigetsuki. Par ailleurs calligraphe de grand talent, la postérité de son style est conservé par l’école Teika.

Suite > Danser en beauté somptueusement sur le chemin de l’enfer

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Matsuoka Shinpei (Intervieweur)Articles de l'auteur

Professeur du département de Culture générale à l’Université de Tokyo. Membre du directoire du groupe de recherche et de représentation du théâtre nô « Hashi no kai », spécialiste de la littérature et de l’histoire médiévales du Japon. Auteur, notamment, de : Le corps du banquet – de Basara à Zeami et Le nô, résonnances médiévales.

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