La modernité de l’esthétique traditionnelle

Les bols à thé en céramique Raku, un art d’avant-garde

Culture Art

Si la céramique dite Raku s’est acquis une rénommée mondiale, ses techniques traditionnelles, son histoire comme son esprit restent encore en grande partie inconnus du public. Nous allons tenter de découvrir ici l’esprit d’avant-garde caché dans ces bols destinés à la cérémonie du thé.

L’esprit « Shu-Ha-Ri » ou des trois étapes de l’apprentissage

L’exposition se poursuit de la Ire jusqu’à la XVe génération. Des œuvres de ce dernier, présentées dans les trois dernières salles, émane une aura un peu effrayante. Décidant de poursuivre la tradition familiale en 1981, à 27 ans, Raku Kichizaemon XV emploie la technique particulière du yaki-nuki pour produire de nombreuses pièces de facture grossière, tout à fait inédites jusqu’alors dans le monde de la cérémonie du thé. En les voyant, certains maîtres de thé lui ont demandé par quel côté il fallait boire, lui ont fait remarquer qu’ils allaient se couper les lèvres ou qu’ils ne pouvaient pas faire tourner la petite serviette blanche chakin. Il n’en reste pas moins que ces œuvres ont servi de détonateur pour remettre en cause les opinions courantes et le sens des valeurs.

Raku Kichizaemon XV qui, tout en conservant l’esprit d’avant-garde intégré dans les bols de Chôjirô, ne cesse de rechercher des techniques d’expression et une créativité propres à son époque. Les trois dernières salles de l’exposition sont consacrées à ses œuvres.

Raku Kichizaemon XV, Tsukirômei (lumière de la lune vague), bol Raku noir yaki-nuki (1986)
Dans le four de Raku, le soufflet est utilisé pour activer le feu et cuire les bols à haute température. Le monde de la cérémonie du thé a été abasourdi à la vue de ces œuvres d’avant-garde.

Il est également possible de mieux ressentir la profondeur des pièces exposées en savourant les vers de chacune des poésies de la série de bols. Ils répondent aux thèmes des poèmes de l’artiste, ou sont inspirés par la poésie chinoise classique. Le vase fabriqué à Loubignac, un petit village de France, et les bols de « Raku français » utilisant à dessein la terre blanche de Limoges et les techniques de Raku en vogue dans le monde occidental (à savoir sortir les bols durant le processus de cuisson et les plonger dans la sciure pour une carbonisation forcée), montrent à quel point Kichizaemon s’est libéré des contraintes de la famille Raku et du monde de la cérémonie du thé pour s’adonner entièrement au plaisir de la création.

Raku Kichizaemon XV, France Raku, bol (2007). Collection Sagawa Museum
Un bol cuit dans le four de son ami, le céramiste Andoche Praudel, dans le village de Loubignac, et réalisé selon les techniques du Raku occidental. Une pièce rare où l’artiste, pour s’affranchir des contraintes de la tradition familiale du Raku, a délibérément choisi de ne pas apporter de terre ni de glaçure du Japon. L’œuvre a été réalisée uniquement avec des matières françaises.

L’esprit « Shu-Ha-Ri(*2) » de l’ancien Japon respire dans la céramique Raku. Kichizaemon déclare que pour lui, Ha, la destruction, est la détermination vis-à-vis de Shu, la protection, en vue de bondir encore plus loin vers Ri, le départ. En 2007, l’artiste conçoit lui-même l’aile où ses œuvres personnelles sont exposées ainsi que l’univers sous-marin d’une maison de thé unique dans le Sagawa Museum (Moriyama, préfecture de Shiga). Les pièces réalisées pour ce musée par le céramiste, en collaboration avec des artistes étrangers en 2009, font également partie des oeuvres maîtresses de l’exposition.

(À partir de la gauche) Oiseau en bois fabriqué à Bornéo (artiste inconnu) / Raku Kichizaemon XV, Seiran (faisan bleu), boîte à thé yaki-nuki (2007). Collection Raku Museum / Raku Kichizaemon XV, Nâga (serpent-dragon), boîte à thé yaki-nuki (2009) , Sagawa Museum / Serpent en bois de Bornéo (artiste inconnu)
À l’avant-plan de la photo, la boîte à thé semble dialoguer avec l’oiseau en bois de Bornéo, une des pièces d’art indigène d’Indonésie collectionnées par l’artiste, dont celui-ci s’est inspiré pour la créer.

Cette exposition du Musée national d’art moderne de Tokyo permet de suivre les évolutions de chacun des représentants successifs de la famille Raku qui, tout en oscillant intensément entre tradition et création, ont su créer des œuvres empreintes d’une très forte spiritualité. Et dans la dernière salle, le visiteur est accueilli par un bol Raku noir yaki-nuki de Kichizaemon, silencieux mais infiniment présent, qui semble donner voix à l’état d’esprit actuel de l’artiste où résonnerait ses paroles nous disant : « Tel le rocher, je souhaite vivre à jamais une existence paisible. »

Raku Kichizaemon XV, « bol rocher », bol Raku noir yaku-nuki (2015)
Un « bol rocher » selon l’artiste, laissant apercevoir sa recherche de nouvelles frontières esthétiques. Une évolution allant des bols « criant », utilisant des couleurs quasi-primaires, comme le rouge intense, l’indigo ou le vert, aux bols « silencieux » monotones.

« Je voulais modifier en fonction d’une perspective contemporaine l’univers du Raku qui s’est poursuivi de manière ininterrompue », déclare Matsubara Ryûichi, conservateur en chef du Musée national d’art moderne de Kyoto qui a conçu l’exposition. À l’occasion de l’exposition circulée à Tokyo, au 4e étage du musée, une présentation tout à fait originale met en scène deux bols Raku noirs, l’un de Chôjirô et l’autre de Kichizaemon XV, confrontés en arrière-plan sur une vidéo créée par l’artiste Takatani Shirô, avec quatre peintures contemporaines conservées par le musée disposées sur la surface opposée.

(Article de Kawakatsu Miki. Photos : Kawamoto Seiya)

(*2) ^ Principe de Sen no Rikyû selon lequel il est important, tout en protégeant et poursuivant l’enseignement reçu, de le détruire un jour et de s’en séparer, sans toutefois oublier qu’il s’agit là de l’esprit fondamental.

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thé art céramique

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