La modernité de l’esthétique traditionnelle
Les bols à thé en céramique Raku, un art d’avant-garde
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Un art d’avant-garde au XVIe siècle déjà
Le Raku est une variété de céramiques issues d’une cuisson rapide à basse température, connue également en occident. Mais bien peu savent que son histoire remonte à la fin du XVIe siècle et commence avec la création de bols pour la cérémonie du thé par Chôjirô, le premier potier de la famille Raku.
C’est à l’époque de Muromachi (1336-1573), lorsque les bols à thé délicatement finis au tour étaient en grande vogue, que les bols de Chôjirô, totalement dépourvus de couleur et d’ornement et entièrement façonnés à la main, font brusquement leur apparition. Sidéré, le public les appelle « ima-yaki » ou poterie du moment, poterie contemporaine. Ce qui signifie que dès l’époque de son apparition, le Raku était déjà d’avant-garde.
Comment donc la céramique « ima-yaki » (« poterie du moment ») est-elle devenue « raku-yaki » (« poterie plaisante ») ? Après la mort de Chôjirô, les bols sont appelés « Juraku-yaki(*1) » en prenant le nom du quartier où le four était situé. On pense généralement que c’est à cette époque que Tanaka Muneyoshi (soutien de Chôjirô et père de la IIe génération, Tsuneyoshi) est autorisé par Toyotomi Hideyoshi (1537-1598), l’homme le plus puissant du pays à l’époque, à apposer sur ses pièces un cachet portant l’idéogramme « Raku » (plaisir) et que les bols en viennent progressivement à être appelées « raku-yaki ».
En contrepartie, dans les années 1960 à l’étranger, le potier américain Paul Soldner (1921-2011) applique les principes des techniques du Raku avec cuisson à basse température dans un petit four. Mais cette mise en scène des effets accidentels obtenus par enfumage, avec des copeaux de bois par exemple, directement après la calcination n’a jamais été employée par la maison mère du Raku.
Si la céramique Raku version occidentale est très certainement d’avant-garde, l’esprit contemporain du Raku japonais, appréhendé en fonction de la spiritualité et du sens esthétique issus de sa technique et de son contexte, est, pour sa part, radicalement différent de celui de l’étranger. L’exposition « Le cosmos dans un bol à thé – La transmision d’un art secret à travers les générations de la famille Raku », organisée par le Musée national d’art moderne de Tokyo, présente, en respectant l’ordre chronologique des pièces de Chôjirô aux générations suivantes, l’originalité de cet univers hors du commun.
Entre tradition et création
C’est la pièce « Nisai shishi », ou lion shishi aux deux couleurs, de Chôjirô, Ire génération, qui accueille le visiteur dès l’entrée de l’exposition. Cette œuvre, « la clé du secret des bols de Chôjirô » d’après Kichizaemon, XVe génération et actuel chef de la famille Raku, a été créée avant que ce dernier ne commence à fabriquer des bols pour la cérémonie du thé. C’est la seule pièce, parmi les œuvres du fondateur, comportant le nom de l’artiste et l’année de sa réalisation. À l’opposé des bols « paisibles », le lion est empreint d’un dynamisme presque violent et transmet avec force les relations du potier avec le fondateur de la cérémonie du thé, Sen no Rikyû (1522-1591).
Dans la première salle d’exposition, plus de dix bols de Chôjirô sont présentés. Des bols que Rikyû a pris dans ses mains pour boire le thé. Ces bols noirs radicalement monotones sont entièrement recouverts d’une glaçure noire jusqu’à l’intérieur de leur base. D’après Kichizaemon, ce sont des pièces d’avant-garde qui rendent par l’abstrait jusqu’au caractère de l’artiste. Le visiteur est surpris de constater que même le noir peut avoir autant de variations.
L’observation dans l’ordre chronologique des pièces de Raku transmises de génération en génération pendant 450 années montre clairement que tout en ayant une conscience marquée des qualités de Chôjirô, les artistes des générations suivantes ont recherché leur propre mode d’expression. Ire génération, œuvres tranquilles et silencieuses. IIe génération, pièces plus massives accompagnées de déformations. Dônyû, de la IIIe génération, ajoute, lui, des éléments décoratifs à l’époque où les maîtres du thé chajin qui ont connu Sen no Rikyû sont encore vivants. Et Sônyû, quatrième génération, invente tout en revenant à Chôjirô, une glaçure originale dite « kase-yu ».
Dônyû est considéré comme un véritable maître par le grand artiste du début de l’époque d’Edo, Hon’ami Kôetsu. La modernité proche de la peinture abstraite du bol montre clairement l’influence de Kôetsu et son esprit de création de choses entièrement nouvelles.
La plus grande fierté de la famille Raku, qui n’a jamais accepté de disciples ni autorisé de branche cadette afin de perfectionner sa tradition et son esprit créatif uniquement par ses descendants, réside probablement dans le fait que toutes les générations successives, tout en appréciant Chôjirô et en intégrant avec talent le souffle de chacune des époques où ils ont vécu, ont su apporter à leurs œuvres une authentique originalité.
(*1) ^ Chôjiro habitait à proximité du palais Jûrakudai construit par Toyotomi Hideyoshi et utilisait la terre sableuse que l’on trouvait à cet endroit.
L’esprit « Shu-Ha-Ri » ou des trois étapes de l’apprentissage
L’exposition se poursuit de la Ire jusqu’à la XVe génération. Des œuvres de ce dernier, présentées dans les trois dernières salles, émane une aura un peu effrayante. Décidant de poursuivre la tradition familiale en 1981, à 27 ans, Raku Kichizaemon XV emploie la technique particulière du yaki-nuki pour produire de nombreuses pièces de facture grossière, tout à fait inédites jusqu’alors dans le monde de la cérémonie du thé. En les voyant, certains maîtres de thé lui ont demandé par quel côté il fallait boire, lui ont fait remarquer qu’ils allaient se couper les lèvres ou qu’ils ne pouvaient pas faire tourner la petite serviette blanche chakin. Il n’en reste pas moins que ces œuvres ont servi de détonateur pour remettre en cause les opinions courantes et le sens des valeurs.
Il est également possible de mieux ressentir la profondeur des pièces exposées en savourant les vers de chacune des poésies de la série de bols. Ils répondent aux thèmes des poèmes de l’artiste, ou sont inspirés par la poésie chinoise classique. Le vase fabriqué à Loubignac, un petit village de France, et les bols de « Raku français » utilisant à dessein la terre blanche de Limoges et les techniques de Raku en vogue dans le monde occidental (à savoir sortir les bols durant le processus de cuisson et les plonger dans la sciure pour une carbonisation forcée), montrent à quel point Kichizaemon s’est libéré des contraintes de la famille Raku et du monde de la cérémonie du thé pour s’adonner entièrement au plaisir de la création.
L’esprit « Shu-Ha-Ri(*2) » de l’ancien Japon respire dans la céramique Raku. Kichizaemon déclare que pour lui, Ha, la destruction, est la détermination vis-à-vis de Shu, la protection, en vue de bondir encore plus loin vers Ri, le départ. En 2007, l’artiste conçoit lui-même l’aile où ses œuvres personnelles sont exposées ainsi que l’univers sous-marin d’une maison de thé unique dans le Sagawa Museum (Moriyama, préfecture de Shiga). Les pièces réalisées pour ce musée par le céramiste, en collaboration avec des artistes étrangers en 2009, font également partie des oeuvres maîtresses de l’exposition.
Cette exposition du Musée national d’art moderne de Tokyo permet de suivre les évolutions de chacun des représentants successifs de la famille Raku qui, tout en oscillant intensément entre tradition et création, ont su créer des œuvres empreintes d’une très forte spiritualité. Et dans la dernière salle, le visiteur est accueilli par un bol Raku noir yaki-nuki de Kichizaemon, silencieux mais infiniment présent, qui semble donner voix à l’état d’esprit actuel de l’artiste où résonnerait ses paroles nous disant : « Tel le rocher, je souhaite vivre à jamais une existence paisible. »
« Je voulais modifier en fonction d’une perspective contemporaine l’univers du Raku qui s’est poursuivi de manière ininterrompue », déclare Matsubara Ryûichi, conservateur en chef du Musée national d’art moderne de Kyoto qui a conçu l’exposition. À l’occasion de l’exposition circulée à Tokyo, au 4e étage du musée, une présentation tout à fait originale met en scène deux bols Raku noirs, l’un de Chôjirô et l’autre de Kichizaemon XV, confrontés en arrière-plan sur une vidéo créée par l’artiste Takatani Shirô, avec quatre peintures contemporaines conservées par le musée disposées sur la surface opposée.
(Article de Kawakatsu Miki. Photos : Kawamoto Seiya)
(*2) ^ Principe de Sen no Rikyû selon lequel il est important, tout en protégeant et poursuivant l’enseignement reçu, de le détruire un jour et de s’en séparer, sans toutefois oublier qu’il s’agit là de l’esprit fondamental.