La modernité de l’esthétique traditionnelle

Le secret du calme mystique des bols à thé Raku

Culture Art

À l’heure actuelle, les bols à thé (chawan) raku de couleur noire font l’objet d’une attention croissante dans le monde. Le premier d’entre eux a été façonné par Chôjirô, le fondateur de la famille de potiers Raku, à la demande de Sen no Rikyû (1522-1691), le maître de la cérémonie du thé (cha no yu) qui a porté cet art à un degré de raffinement sans précédent. Pourquoi la beauté émanant de sobriété (wabi) de ces bols exerce-t-elle une pareille fascination, y compris en dehors du Japon ? C’est la question que nous avons posée à Raku Kichizaemon XV, descendant à la XVe génération du créateur de ces fameux chawan.

Raku Kichizaemon XV RAKU Kichizaemon

Né en 1949 à Kyoto. Descendant à la XIe génération de la famille de potiers Raku (plus précisément, XIVe du nom Kichizaemon après le fondateur Chôjirô). Directeur et président du conseil d’administration du Raku Museum de Kyoto. Titulaire d’un diplôme du département de sculpture de l’Université des arts de Tokyo, obtenu en 1973. A ensuite étudié pendant deux ans à l’Academia delle Belle Arti de Rome. En 1981, il est devenu l’héritier en titre de la famille Raku, sous le nom de Raku Kichizaemon XV. Lauréat de nombreux prix dont la médaille d’or de l’Association de la céramique japonaise (Nihon tôji kyôkai, 1991). Chevalier de l’Ordre des arts et des lettres français (2000). En 2007, il a conçu une salle d’exposition et un pavillon de thé pour le Sagawa Museum à Moriyama, dans la préfecture de Shiga. Auteur de nombreux ouvrages dont Chawan ya (éd. Tankôsha, 2011), Raku : A Legacy of Japanese Tea Ceramics (écrit en collaboration avec son fils Raku Atsundo, éd. Seigensha, 2015) et Raku Kichizaemon (Raku Museum, 1994).

Un monde de l’ordre du sacré, qui transcende l’ego

On met le four en route à minuit. Il fonctionne jusqu’à 6 heures du soir, soit 18 heures au total. Les soufflets envoient constamment de l’air à l’intérieur. Étant donné le caractère naturel de ces opérations, les bols sont soumis à des conditions de cuisson variables. « Quand j’essaie de m’exprimer à travers une forme ou une glaçure », dit Raku Kichizaemon XV, « au bout du compte, c’est toujours la nature qui a le dernier mot. C’est un monde de l’ordre du sacré, qui transcende l’ego. Cette conception de la nature propre aux Japonais est très présente dans les bols à thé Raku ».

De ce point de vue, la céramique Raku se situe à l’opposé des céladons et de la porcelaine chinois où aucune irrégularité de forme ou de glaçure n’est tolérée. « Les légères déformations dues au fait que les bols Raku sont façonnés à la main jouent un rôle essentiel. On dit volontiers qu’une chose parfaite est superbe, mais elle n’est porteuse d’aucune idée. En revanche, on se fie davantage à une chose imparfaite parce qu’elle donne le sentiment d’une relation profonde avec la nature. »

Un lien étroit avec l’art moderne occidental

Kichizaemon a vraiment l’impression qu’un dialogue entre les Occidentaux et le monde plein de profondeur des bols à thé Raku noirs est enfin possible. Il souligne par exemple que les toiles « Monochrome bleu » du peintre français Yves Klein (1928-1962) « sont peintes avec une seule couleur et dépouillées de toute passion ». Il fait aussi volontiers référence à l’artiste américain d’origine juive russe Mark Rothko (1903-1970) – un représentant de l’expressionisme abstrait – et à ses peintures « proches du noir et d’une monotonie impossible à décrire avec des mots compliqués ».

« Ces chefs-d’œuvre de l’art contemporain et les bols à thé de Chôjirô ont été réalisés à quatre siècles de distance et dans des conditions très différentes. On ne peut donc pas dire qu’ils sont identiques. Mais rien n’empêche d’imaginer un dialogue…
– Vous avez peint une toile entièrement noire, n’est-ce pas ?
– Oui ! Exactement comme votre bol à thé !
– Comment expliquez-vous cela ?
…La culture du Japon et celle de l’Occident en sont arrivées au point de pouvoir communiquer par delà le temps et l’espace. »

Raku Kichizaemon XV, bol Raku noir yaki-nuki (2012) Collections du musée national d’Art moderne de Tokyo
La technique de cuisson yaki-nuki a été mise au point par la IVe génération Ichinyû (1640-1696). Elle consiste à mettre en contact les poteries directement avec les braises ou les flammes, à l’intérieur du four. Les bols de Kichizaemon XV s’inscrivent dans le droit fil des traditions de sa famille tout en relevant du travail d’un potier contemporain qui fait l’objet d’une grande attention en dehors du Japon.

Plusieurs des bols à thé Raku noir de Kichizaemon ont été présentés lors de l’exposition In-Finitum organisée dans le cadre de la 53e Biennale de Venise, en 2009. Le potier japonais raconte que lorsqu’il est entré dans la petite salle plongée dans la pénombre où ses œuvres étaient exposées en compagnie d’un tableau de Mark Rothko, il a eu l’impression d’assister à une « quasi-collision » dans un espace pratiquement commun entre l’expressionisme abstrait de Rothko et le noir de ses bols dont le lignage remonte à Chôjirô.

(D’après une interview réalisée par Kawakatsu Miki. Photos : Kawamoto Seiya. Photo de titre : Raku Kichizaemon XV en train d’examiner une de ses créations.)

Exposition : « Le cosmos dans un bol à thé – La transmission d’un art secret à travers les générations de la famille Raku »

Musée national d’art moderne de Tokyo
Jusqu’au dimanche 21 mai 2017
http://raku2016-17.jp/

L’exposition itinérante des poteries réalisées au fil des générations par la famille Raku a reçu un accueil très chaleureux au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, au musée des Beaux-arts Pouchkine de Moscou et au musée d’Art du comté de Los Angeles (LACMA). À leur retour au Japon, ces œuvres ont été montrées au public de l’Archipel en compagnie d’autres pièces de grande valeur dont certaines, de la main de Chôjirô, sont classées bien culturel important. Après une première exposition à Kyoto, elles se trouvent à présent au musée national d’Art moderne de Tokyo.

Les visiteurs ont la chance de pouvoir admirer des pièces du grand Hon’ami Kôetsu (1558-1637) ainsi que l’ensemble des œuvres majeures de Chôjirô. D’après Raku Kichizaemon XV, « ce sont des bols ayant jadis appartenu à Sen no Rikyû qu’il a utilisés lui-même pour boire du thé ».

L’exposition « Le cosmos dans un bol à thé » est un événement exceptionnel. « Il n’y aura pas d’autre manifestation de cette envergure de mon vivant », précise Kichizaemon. Les bols à thé sont des objets auxquels leurs propriétaires sont si profondément attachés qu’il n’est pas facile de les emprunter. « Pour cette exposition, je suis allé au domicile d’un collectionneur. Quand il nous a eu remis le bol que je lui avais demandé et que j’ai pris place dans le camion de l’entreprise de transport, je l’ai vu s’incliner profondément dans notre direction en frappant ses mains l’une contre l’autre, comme s’il rendait hommage à la divinité d’un sanctuaire shintô. Et j’ai compris à quel point ce prêt constituait une terrible épreuve pour lui ».

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