La modernité de l’esthétique traditionnelle
Le secret du calme mystique des bols à thé Raku
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Un bol à thé traditionnel qui fascine le monde entier
Chôjirô (1516?-1592), le fondateur de la famille de potiers Raku, est l’auteur d’un bol à thé Raku noir remarquable par l’irrégularité de sa forme, l’austérité de sa couleur et une absence totale de décor. Il a réalisé ce chef-d’œuvre de sobriété au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, à la demande du grand maître de l’art du thé Sen no Rikyû. Chôjirô a façonné cette céramique à la main de façon à ce qu’elle repose délicatement dans la paume du buveur de thé, en lui donnant l’impression qu’il s’agit d’un objet de terre encore malléable. Sous son apparence modeste et paisible, ce chawan incarne la profondeur d’esprit de Chojirô et Sen no Rikyû, deux hommes de l’époque brillante de Momoyama (1568-1603) qui ont accordé une importance vitale au concept esthétique de wabi et aux notions de tranquillité, de solitude, de simplicité et de frugalité allant de pair avec.
Chôjirô, Ôguro (grand noir), bol Raku noir (XVIe siècle), bien culturel important du Japon. Collection privée
Considéré comme le bol à thé le plus achevé de Chôjirô, il se signale par sa présence impressionnante sous une apparence paisible.
Raku Kichizaemon XV, né en 1949, est l’héritier en titre du fondateur de la lignée de potiers Raku. Il s’est lancé dans un projet sans précédent consistant à montrer en dehors du Japon – dans des pays où la cérémonie du thé (cha no yu) est très peu connue – les bols à thé hautement inspirés créés par sa famille avec les techniques qu’elle s’est transmises de père en fils depuis la première jusqu’à la seizième (et prochaine) génération. En 1997, des expositions ont eu lieu en Italie, en France et aux Pays-Bas. Et en 2015, quelque 170 œuvres ont été présentées au musée d’Art du comté de Los Angeles (LACMA) aux États-Unis, ainsi que dans les deux plus grands musées d’art de la Russie, à savoir le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg et le musée des Beaux-arts Pouchkine de Moscou. Ces manifestations ont attiré environ 190 000 personnes. Les bols a thé Raku, emblèmes de l’esthétique japonaise liée aux concepts de wabi et sabi (sobriété, rusticité), ont partout eu droit à un accueil enthousiaste, ce qui a vivement touché la famille Raku.
Chôjirô, Kaburo (jeune assistant), bol Raku noir (XVIe siècle), bien culturel important du Japon. Collection Fondation Omotesenke Fushin’an
Sen no Rikyû aimait, paraît-il, tout particulièrement ce bol. L’école Omotesenke – une des trois lignées descendant directement du grand maître du thé – l’utilise en principe uniquement à l’occasion des célébrations dédiées à sa mémoire.
Un calme d’une profonde intensité
Raku Kichizaemon XV raconte comment il a vécu les choses. « Pendant l’exposition Raku : une dynastie de céramistes japonais organisée par la Maison de la culture du Japon à Paris, j’ai remarqué que beaucoup de gens s’arrêtaient longuement devant le bol à thé Raku noir de Chôjirô. J’ai demandé à une vieille dame ce qu’elle ressentait. “Un très grand calme”, m’a-t-elle répondu. J’ai parlé des églises romanes où je recherchais souvent le silence, du temps où j’étais étudiant en Italie. Je lui ai dit que pour moi l’Occident ne manquait pas de lieux tranquilles et d’œuvres d’art empreintes de paix et je l’ai priée de me dire en quoi, selon elle, ceux-ci différaient du bol à thé de Chôjirô. “La qualité du calme n’est pas la même”, a-t-elle répliqué. Je dois dire ses paroles me sont allées droit au cœur. »
Chôjirô, Muishibutsu (rien), bol Raku noir (XVIe siècle), bien culturel important du Japon. Collection Musée d’Art Egawa, Nishinomiya, préfecture de Hyôgo
L’impression de calme et la forte présence qui se dégagent de ce chawan très prisé sont la quintessence de l’esthétique dépouillée du thé wabi cha de Sen no Rikyû.
Cette dame de Paris a « indéniablement perçu » une différence dans la nature du calme émanant du chawan de Chôjirô. Mais elle a ajouté que « pour expliquer ce qu’elle éprouvait avec des mots, il fallait une connaissance de la culture japonaise plus approfondie que la sienne ». Raku Kichizaemon XV a l’impression que les Occidentaux sont en train d’essayer de saisir l’essence de la notion japonaise de wabi. Mais leur démarche lui semble différente de celle des peintres de la fin du XIXe siècle influencés par le japonisme, comme Vincent Van Gogh (1853-1890). Subjugués par les qualités picturales et les distorsions audacieuses des estampes japonaises (ukiyo-e), ceux-ci ont en effet tenté d’intégrer dans leurs propres œuvres la forme d’expression qu’ils venaient de découvrir. Kichizaemon a le sentiment que les visiteurs de l’exposition Raku étaient en train de « sonder la profondeur de l’esprit affranchi des notions de décor et de forme que recèle le bol à thé Raku noir de Chôjirô ».
Les chawan de style Raku occupent une place éminente sans équivalent dans l’art du thé car ils incarnent au plus haut point l’esthétique fondée sur le dépouillement du wabi cha de Sen no Rikyû. Les poteries Raku sont issues de la « céramique à trois couleurs » (sosansai) originaire de Chine qui doit son nom à sa couverte caractéristique vert, brun-jaune et blanche. Quand le père de Chôjirô a quitté le continent pour s’installer au Japon, il a emmené avec lui les techniques de fabrication du sosansai. Son fils a repris ce type de poterie colorée en lui donnant délibérément une couleur noire monotone. Ce faisant, il s’est énergiquement opposé aux valeurs et aux conceptions qui avaient cours à son époque. « C’est pourquoi l’impression de calme qui émane des bols de Chôjirô est si intense », explique Kichizaemon. « Un objet plein de profondeur a une grande force, même s’il donne un sentiment de paix. La quête insatiable de cette qualité de calme donne à l’œuvre une intensité palpable par ceux qui la regardent. »
La création de l’univers
« Il existe deux types de bol à thé Raku », ajoute le potier japonais. « Le premier est le bol à thé noir emblématique de ce type de céramique et le second, un bol à thé de couleur rouge. Celui-ci doit sa texture et sa couleur brun rouille non pas à une couverte mais à la terre à partir de laquelle il a été modelé. » Au cours de la cuisson à l’intérieur du four, le fer contenu dans l’argile s’oxyde, donnant aux bols leur belle couleur rouge.
Chaque cérémonie du thé est une occasion unique (ichigo ichie). Il en va exactement de même pour les bols de type Raku. Chacun est sans pareil et impossible à reproduire à l’identique. Au moment de la cuisson, on le place dans une casette réfractaire individuelle qui le protège comme le fourreau d’un sabre. On le dépose ensuite à l’intérieur d’un four traditionnel à chambres successives qui ne permet pas de contrôler avec une grande précision la température et le temps de cuisson comme les installations modernes fonctionnant au gaz ou à l’électricité. Même avec une glaçure et un temps de cuisson identiques, un bol à thé Raku est toujours différent des autres, affirme Kichizaemon.
« On allume le four en envoyant de l’air sur du charbon de bois de chêne (binchôtan) – le plus dur et le plus long à se consumer des charbons actifs – à l’aide d’une paire de soufflets actionnés manuellement. La flamme jaillit telle un dragon s’élevant dans le ciel. Assister à la naissance d’un bol à thé, c’est comme regarder à l’intérieur d’un volcan ou être témoin de la création de l’univers.
Un monde de l’ordre du sacré, qui transcende l’ego
On met le four en route à minuit. Il fonctionne jusqu’à 6 heures du soir, soit 18 heures au total. Les soufflets envoient constamment de l’air à l’intérieur. Étant donné le caractère naturel de ces opérations, les bols sont soumis à des conditions de cuisson variables. « Quand j’essaie de m’exprimer à travers une forme ou une glaçure », dit Raku Kichizaemon XV, « au bout du compte, c’est toujours la nature qui a le dernier mot. C’est un monde de l’ordre du sacré, qui transcende l’ego. Cette conception de la nature propre aux Japonais est très présente dans les bols à thé Raku ».
De ce point de vue, la céramique Raku se situe à l’opposé des céladons et de la porcelaine chinois où aucune irrégularité de forme ou de glaçure n’est tolérée. « Les légères déformations dues au fait que les bols Raku sont façonnés à la main jouent un rôle essentiel. On dit volontiers qu’une chose parfaite est superbe, mais elle n’est porteuse d’aucune idée. En revanche, on se fie davantage à une chose imparfaite parce qu’elle donne le sentiment d’une relation profonde avec la nature. »
Un lien étroit avec l’art moderne occidental
Kichizaemon a vraiment l’impression qu’un dialogue entre les Occidentaux et le monde plein de profondeur des bols à thé Raku noirs est enfin possible. Il souligne par exemple que les toiles « Monochrome bleu » du peintre français Yves Klein (1928-1962) « sont peintes avec une seule couleur et dépouillées de toute passion ». Il fait aussi volontiers référence à l’artiste américain d’origine juive russe Mark Rothko (1903-1970) – un représentant de l’expressionisme abstrait – et à ses peintures « proches du noir et d’une monotonie impossible à décrire avec des mots compliqués ».
« Ces chefs-d’œuvre de l’art contemporain et les bols à thé de Chôjirô ont été réalisés à quatre siècles de distance et dans des conditions très différentes. On ne peut donc pas dire qu’ils sont identiques. Mais rien n’empêche d’imaginer un dialogue…
– Vous avez peint une toile entièrement noire, n’est-ce pas ?
– Oui ! Exactement comme votre bol à thé !
– Comment expliquez-vous cela ?
…La culture du Japon et celle de l’Occident en sont arrivées au point de pouvoir communiquer par delà le temps et l’espace. »
Raku Kichizaemon XV, bol Raku noir yaki-nuki (2012) Collections du musée national d’Art moderne de Tokyo
La technique de cuisson yaki-nuki a été mise au point par la IVe génération Ichinyû (1640-1696). Elle consiste à mettre en contact les poteries directement avec les braises ou les flammes, à l’intérieur du four. Les bols de Kichizaemon XV s’inscrivent dans le droit fil des traditions de sa famille tout en relevant du travail d’un potier contemporain qui fait l’objet d’une grande attention en dehors du Japon.
Plusieurs des bols à thé Raku noir de Kichizaemon ont été présentés lors de l’exposition In-Finitum organisée dans le cadre de la 53e Biennale de Venise, en 2009. Le potier japonais raconte que lorsqu’il est entré dans la petite salle plongée dans la pénombre où ses œuvres étaient exposées en compagnie d’un tableau de Mark Rothko, il a eu l’impression d’assister à une « quasi-collision » dans un espace pratiquement commun entre l’expressionisme abstrait de Rothko et le noir de ses bols dont le lignage remonte à Chôjirô.
(D’après une interview réalisée par Kawakatsu Miki. Photos : Kawamoto Seiya. Photo de titre : Raku Kichizaemon XV en train d’examiner une de ses créations.)
Exposition : « Le cosmos dans un bol à thé – La transmission d’un art secret à travers les générations de la famille Raku »
Musée national d’art moderne de Tokyo
Jusqu’au dimanche 21 mai 2017
http://raku2016-17.jp/
L’exposition itinérante des poteries réalisées au fil des générations par la famille Raku a reçu un accueil très chaleureux au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, au musée des Beaux-arts Pouchkine de Moscou et au musée d’Art du comté de Los Angeles (LACMA). À leur retour au Japon, ces œuvres ont été montrées au public de l’Archipel en compagnie d’autres pièces de grande valeur dont certaines, de la main de Chôjirô, sont classées bien culturel important. Après une première exposition à Kyoto, elles se trouvent à présent au musée national d’Art moderne de Tokyo.
Les visiteurs ont la chance de pouvoir admirer des pièces du grand Hon’ami Kôetsu (1558-1637) ainsi que l’ensemble des œuvres majeures de Chôjirô. D’après Raku Kichizaemon XV, « ce sont des bols ayant jadis appartenu à Sen no Rikyû qu’il a utilisés lui-même pour boire du thé ».
L’exposition « Le cosmos dans un bol à thé » est un événement exceptionnel. « Il n’y aura pas d’autre manifestation de cette envergure de mon vivant », précise Kichizaemon. Les bols à thé sont des objets auxquels leurs propriétaires sont si profondément attachés qu’il n’est pas facile de les emprunter. « Pour cette exposition, je suis allé au domicile d’un collectionneur. Quand il nous a eu remis le bol que je lui avais demandé et que j’ai pris place dans le camion de l’entreprise de transport, je l’ai vu s’incliner profondément dans notre direction en frappant ses mains l’une contre l’autre, comme s’il rendait hommage à la divinité d’un sanctuaire shintô. Et j’ai compris à quel point ce prêt constituait une terrible épreuve pour lui ».