La modernité de l’esthétique traditionnelle
Shunga : la quintessence de l’érotisme japonais
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Le British Museum de Londres a organisé une exposition intitulée « Shunga : Sex and Pleasure in Japanese Art », qui a été inaugurée en octobre 2013 et jusqu’au début janvier 2014. Dans les lignes qui suivent, l’écrivain Tony McNicol donne un aperçu de cette manifestation consacrée à l’art érotique japonais, qui connaît un énorme succès.
L’érotisme en tant que forme d’art
Soir d’automne,
La bécasse,
Le bec pris dans une palourde,
Ne peut s’envoler.
(Yadoya no Meshimori)
Voilà le poème que l’on peut lire sur l’éventail de l’un des protagonistes d’une des « images de printemps » (shunga) exposées à Londres (voir ci-dessous, illustration n° 3). On le doit à Yadoya no Meshimori (1753-1830), un poète de la fin de l’époque d’Edo (1603-1868) spécialisé dans les kyôka (« vers fous »), un genre qui parodie allègrement les poèmes de style classique japonais notamment par le biais des jeux de mots. Le visiteur a vite fait de se rendre compte que les estampes érotiques du British Museum n’ont pas grand-chose à voir avec la pornographie.
« Je crois que les gens sont surpris par la beauté, l’humour et même l’humanité de ces scènes de sexe très réalistes », explique Tim Clark, le conservateur du musée responsable de l’exposition.
Une des œuvres qu’il préfère parmi les cent soixante-cinq shunga présentés au public, c’est une série de douze impressions sur bois de Torii Kiyonaga (1752-1815). Les corps enlacés des amants en pleine action sont admirablement dessinés (voir ci-dessus, illustration de la bannière), avec un sens de la composition et du cadrage si aigu que le regard du spectateur en est captivé.
Tim Clark avoue qu’il a une admiration toute particulière pour « la sensibilité et le raffinement des graveurs et des imprimeurs de planches xylographiques » qui ont réalisé les estampes à partir des images dessinées par Torii Kiyonaga.
L’exposition du British Museum consacrée aux shunga est l’aboutissement d’un projet de recherches qui a débuté en 2009 et mis à contribution trente collaborateurs. L’objectif de ce projet était de « passer en revue l’ensemble des œuvres et d’en faire une étude critique », précise Tim Clark.
Environ 40 % des estampes érotiques exposées font partie des collections du British Museum qui a commencé à faire l’acquisition de shunga dès 1865. La plupart des autres œuvres proviennent du Centre International de recherches pour les études japonaises (Nichibunken) de Kyoto.
Tim Clark définit les shunga comme une forme d’« art sexuellement explicite » où « l’art » occupe une place prépondérante. « En Occident, il n’existait pas, jusqu’à une époque récente, de forme d’expression à la fois réaliste sur le plan sexuel et d’une grande beauté du point de vue de l’art », ajoute-t-il. Au Japon en revanche, la plupart des grands maîtres de l’estampe se sont adonnés à l’art des shunga.
Le catalogue de l’exposition précise que les premières estampes érotiques japonaises ont été réalisées avec des matériaux de grande qualité. Les shunga étaient soigneusement conservés et se transmettaient de génération en génération. D’après des documents de l’époque, un rouleau de peinture érotique coûtait soixante pièces (monme) d’argent, une somme qui correspondait alors à trois cents litres de haricots de soja.
Les shunga étaient très recherchés et pas seulement pour leur caractère érotique. Il étaient en effet censés donner un surcroit de courage aux guerriers avant la bataille et servir de talisman contre le feu.
Les estampes érotiques faisaient aussi office de manuel d’éducation sexuelle pour les jeunes couples. Et on pense que bien des femmes aimaient à regarder ce genre d’images, même si celles-ci étaient toujours conçues et réalisées par des hommes.
Une grande partie des couples représentés sur les shunga donnent l’impression d’être profondément épris et d’éprouver un plaisir sexuel partagé. « Ils sont très étroitement liés au monde ordinaire », ajoute Tim Clark. « Les scènes de sexe se déroulent souvent dans le cadre de la vie quotidienne, entre mari et femme. »
L’« image de printemps » qui se trouve à l’entrée de l’exposition du British Museum est emblématique à cet égard. Il s’agit d’une œuvre de Kitagawa Utamaro (1753-1806) intitulée Utamakura (Poème-oreiller) qui met en scène deux amants élégamment vêtus, installés au premier étage d’une maison de thé. Ils sont étroitement enlacés, les yeux rivés l’un sur l’autre. Le kimono retroussé de la femme laisse entrevoir sa croupe.
Un sens aigu de l’humour et de la satire
Mais beaucoup des « images de printemps » ne se limitent pas à une simple scène de sexe représentée de façon réaliste. À preuve les parties génitales de taille démesurée et les situations cocasses qu’on y voit bien des fois. Les shunga tiennent souvent à la fois de l’estampe érotique et du genre des « images satiriques » (warai-e).
Au début de l’ère Meiji (1868-1912), Kawanabe Kyôsai (1831-1889), à qui l’on doit de nombreuses estampes caricaturales, a peint un triptyque composé de trois rouleaux dont celui de gauche montre un couple en pleine action, vu de l’arrière. Au premier plan, un chat malicieux lève la patte en direction des parties génitales de l’homme. On imagine la suite…
« En fait, j’aurais aimé pouvoir rire beaucoup plus franchement devant un grand nombre de ces images », avoue Jess Auboiroux après avoir visité l’exposition, un dimanche après-midi. « Mais pour une raison ou une autre, la foule qui avait envahi les lieux était plongée dans une sorte de rêverie… une réaction bien loin de celle que les auteurs de ces œuvres attendaient du public ».
L’humour des shunga peut être aussi bien décapant que grivois. Comme la plus grande partie de la culture populaire de la période d’Edo et l’art érotique de l’époque moderne, les « images de printemps » font souvent preuve d’un esprit de rébellion.
« Les auteurs de shunga se sont emparés de pans entiers de la culture japonaise comme l’art et la littérature et ils les ont parodiés non seulement pour se divertir mais aussi à des fins politiques plus sérieuses », précise Tim Clark.
Les manuels d’éducation morale à l’usage des femmes version shunga sont tout à fait exemplaires à cet égard. Parfois, les parodies sexuelles réalistes ressemblent tellement à l’œuvre originale qu’on a l’impression qu’elles ont été réalisées par le même auteur et le même imprimeur. Elles devaient en tout cas provenir d’un milieu similaire.
Mais quand l’esprit satirique des estampes érotiques est allé trop loin, il s’est fait rapidement sanctionner par la censure. En 1722, les shunga ont été déclarés illégaux, ce qui a entravé leur production pendant vingt ans. Par la suite, la répression a continué mais sans jamais réussir à faire disparaître les « images de printemps ». Le genre des estampes érotiques a même profité de son statut semi-clandestin pour aller encore plus loin dans la satire. Un grand nombre de ces œuvres font preuve d’une imagination et d’une audace stupéfiantes.
Une partie de l’exposition Shunga : Sex and Pleasure in Japanese Art est consacrée à des gros plans de pénis en érection juxtaposés avec des portraits d'acteurs de kabuki. Les poils pubiens sont traités dans le même style que les perruques et les contours saillants des veines rappellent ceux du maquillage.
Un art qui a failli tomber dans l’oubli au Japon
L’art des shunga a commencé à être connu en Occident vers la fin de l’époque d’Edo. Lorsque le commodore Matthew Perry (1794-1858) a contraint le shogun à signer un traité autorisant les bateaux étrangers à pénétrer dans deux ports japonais, en 1854, il a reçu des « images de printemps » en guise de cadeau officiel. Par la suite Picasso, Rodin et Toulouse-Lautrec ont manifesté une admiration sans bornes pour les estampes érotiques japonaises. Curieusement, à partir du moment où l’Archipel s’est occidentalisé, les Japonais ont préféré reléguer ce type d’art aux oubliettes. Et il a fallu attendre les années 1970 pour qu’une exposition lui soit consacrée au Japon.
L’exposition du British Museum réaffirme l’importance des shunga dans l’art japonais. Mais les chercheurs de ce musée pensent qu’à l’heure actuelle, il est encore trop tôt pour présenter une manifestation d’une telle ampleur au Japon.
« Les shunga ont, de toute évidence, fait partie intégrante de la culture japonaise, au moins jusqu’au XXe siècle », affirme Andrew Gerstle, spécialiste de l’époque d’Edo et professeur au SOAS (School of Oriental and African Studies) de l’Université de Londres. « Les gens sont surpris quand on leur dit que cette exposition n’a pas encore été présentée au Japon. »
D’après Tim Clark, l’exposition du British Museum a reçu un accueil extrêmement favorable en Grande Bretagne et au Japon. À Londres, le nombre des visiteurs était déjà proche de l’objectif que les organisateurs espéraient atteindre, un mois et demi après l’inauguration.
Yano Akiko, qui est chercheur associé au Centre de recherches japonaises du SOAS, a collaboré à la préparation de l’exposition du British Museum. Elle souligne que l’équipe qui organise cette manifestation a fait des « efforts énormes pour expliquer aux visiteurs un phénomène artistique complexe de l’époque moderne ».
« Je craignais que nous ayons fini par en faire trop », ajoute-t-elle. « Mais la plupart des gens semblent très intéressés par nos commentaires. Je crois qu’ils comprennent le message ce que nous avons essayé de leur faire passer et qu’ils apprécient pleinement l’exposition. C’est encore mieux que tout ce que nous avions imaginé. »
(Texte original en anglais et photographies : Tony McNicol. Images des shunga avec l’aimable autorisation du British Museum)
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