Quand gourmandise rime avec plaisir
L’anguille, un délice qui n’a pas de prix
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Un manga sur les mille et une façons de savourer l’anguille
Qu’y a-t-il de plus appétissant que le parfum doux et salé à la fois d’une anguille grillée ? Il est de tradition de manger de l’anguille grillée pendant la période la plus chaude de l’été, notamment le jour Doyô no Ushi no hi du calendrier traditionnel, car l’anguille est réputée particulièrement efficace contre la perte de tonus et l’état de fatigue générale qui survient souvent avec les grosses chaleurs. Mais ce que les gens ne savent pas, c’est que c’est entre l’automne et l’hiver que l’anguille sauvage est la plus goûteuse. Néanmoins, l’anguille coûte cher. S’offrir de l’anguille toute l’année, c’est à coup sûr s’attirer une réputation de dépensier et de personne aux goûts de luxe.
Fujioka Shôtarô, le personnage principal du manga « U », de Roswell Hosoki, est l’un de ces gourmets qui n’adorent rien tant qu’épuiser toutes les façons d’apprécier un plat d’anguille dès qu’ils ont un moment de loisir. Héritier d’une boutique de tailleur de kimono, ce dilettante va même jusqu’à ne donner rendez-vous à sa fiancée que dans des établissements où l’on sert de l’anguille. Le fait est qu’on a rarement vu un manga qui met autant l’eau à la bouche. Après avoir donné faim aux lecteurs de l’hebdomadaire Morning (éd. Kôdansha), son succès ne se dément toujours pas aujourd’hui. Le concept est simple : on ne se lasse jamais de manger de l’anguille.
À en croire son auteur, Roswell Hosoki, toute la difficulté de ce manga consistait à « comment donner envie aux lecteurs de manger de l’anguille, alors que les moyens d’expression du manga ne transmettent ni les couleurs, ni le fumet ».
« En guise de repérage avant de commencer à écrire, j’ai voyagé dans toutes les régions du Japon pour goûter des différentes façons locales d’accommoder l’anguille, voir et entendre toutes sortes d’histoires sur la culture de l’anguille. Je me suis alors aperçu que cette spécialité est beaucoup plus profonde et riche que ce que j’avais pensé au départ, tant d’un point de vue biologique que culturel. »
Aujourd’hui, la préservation de la diversité biologique est un sujet majeur, et la situation de l’anguille de ce point de vue n’est pas des plus facile. Malgré cette situation, Roswell Hosoki espère vivement que la culture alimentaire japonaise de l’anguille réussira à se perpétuer.
L’ espèce mise sur la « liste rouge »
De nos jours, l’expression Edo-mae, c’est-à-dire « à la mode d’Edo », est indéfectiblement liée à la tradition des sushi. Pourtant, autrefois, c’est à la préparation de l’anguille que l’expression référait spécifiquement. On rapporte qu’avant-guerre la baie de Tokyo produisait jusqu’à 300 tonnes d’anguilles par an.
« Le plat d’anguille est la spécialité culinaire d’Edo par excellence, au même titre que le sushi ou les nouilles de sarrasin (soba), déclare Roswell Hosoki. La façon optimale de griller l’anguille a été mise au point pendant l’époque d’Edo, et a peu varié depuis lors. Chaque restaurant perpétue le goût et le savoir-faire de cette époque, en particulier chaque patron garde jalousement le secret de sa sauce ancestrale. »
L’élevage complet de l’anguille à partir d’œufs est extrêmement difficile, aussi la prise d’alevins sauvages reste la seule méthode d’élevage actuellement possible. Malheureusement, la surpêche a conduit à une situation de crise aiguë. En juin 2014, l’anguille japonaise a fini par être mise sur la « liste rouge » des espèces en voie de disparition par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). La hausse exponentielle des prix, due au nombre toujours en diminution des prises d’alevins sauvages conduit les plus vieux restaurateurs à baisser les bras les uns après les autres.
« L’augmentation des prix est inévitable, malgré tous leurs efforts. La plupart des restaurants affichent un panonceau demandant aux clients de les excuser pour les hausses de prix. Les établissements sont pris dans un cercle vicieux : si les prix sont trop élevés, les clients ne viennent plus, et si les prix sont maintenus, le commerce perd de l’argent. »
« J’ai également parlé avec des éleveurs. Leur situation est encore plus problématique que celle des restaurateurs. La seule alternative pour eux est de réduire leur production ou de disparaître. Aussi bien en ce qui concerne les éleveurs que les restaurateurs, leur spécialisation est telle que cette situation débouche sur une question de vie ou de mort. »
Le goût et la manière de griller l’anguille
Roswell Hosoki a déjà visité presque tout le Japon pour les besoins de sa série, de Fukuoka au sud à Aomori au nord, en passant par Nagoya, Ôsaka, Kyôto ou Kôchi (Shimantogawa). Dans chaque localité, il goûte l’anguille locale. Il connaît toutes les façons de la préparer : bien entendu en unadon (sur un bol de riz) et en unajû (sur un lit de riz blanc dans une boîte laquée), mais également en shirayaki (grillée « à blanc »), dans le saké, en jambon, en omelette (umaki) et bien d’autres façons. Au bout du compte, il est convaincu que la meilleure façon de préparer l’anguille est encore de la griller en kabayaki, c’est-à-dire en brochettes au feu de bois.
« Comme dit le proverbe : “Il faut trois ans pour savoir piquer l’anguille sur la brochette, sept ans pour savoir comment la dépecer, et toute une vie pour savoir la griller”. Autrement dit, c’est une pratique de longue haleine, et la façon de griller de chaque artisan donne à l’anguille un goût qui est sa signature. Un restaurant, à Ikebukuro, dépèce les anguilles au comptoir, devant les clients. Il faut voir leur technique, c’est impressionnant ! ».
Ce n’est que quand le client est installé que l’anguille vivante est découpée, dépecée, piquée sur les brochettes et grillée. Le processus est immuable, la gestuelle d’une précision qui a éliminé tout temps mort. Comme le dit Roswell Hosoki, c’est aussi cela, la « technique » d’un grand restaurant.
Le savoir-faire de chaque artisan apporte ses nuances gustatives particulières, mais il existe également des différences régionales. Par exemple, dans le Kantô (la région autour de Tokyo), après une première grillade « à blanc » (c’est-à-dire à sec, sans sauce), l’anguille est cuite à la vapeur dans un panier de bambou, puis de nouveau grillée, cette fois après un plongeon dans la sauce. Ce processus lui apporte une sensation en bouche de chair gonflée. Dans le Kansai (la région autour d’Osaka et Kyoto), en revanche, où l’on préfère une sensation de croquant, on la grille directement avec la sauce, processus appelé jiyaki, sans l’étape de la cuisson à la vapeur. La découpe est également différente : l’anguille est « ouverte par le dos » dans le Kantô, ou « par le ventre » dans le Kansai. Plus radical encore : dans le Kantô, une fois vidée, on coupe la tête, on la coupe en tronçons et on la grille sur des brochettes de bambou, alors que dans le Kansai, on laisse la tête et on grille l’anguille dans toute sa longueur en la passant sur des brochettes de métal.
L’anguille doit se déguster dans un restaurant spécialisé
Le goût de l’anguille dépend aussi de son environnement d’origine. Selon Roswell Hosoki « les anguilles vivent à l’état naturel aussi bien dans les lacs que les rivières. Néanmoins, ce sont dans les lacs que l’on trouve les plus grosses. Les anguilles sauvages ne dépassent pas le détroit de Tsugaru, qui sépare la préfecture de Aomori de l’île de Hokkaidô. Aomori est donc la limite septentrionale de l’anguille. Celles du lac Ogawarako, dans la péninsule de Shimokita sont les plus grosses, car la rigueur du climat les oblige à conserver une plus grande quantité de graisse. »
« Inversement, les anguilles du torrent de la Shimantogawa dans la préfecture de Kôchi ont une chair beaucoup plus serrée et ne deviennent pas si grosses. Leur alimentation aussi a son influence. Celles qui se nourrissent de crevettes de rivière prennent une saveur particulière. »
Cependant, l’anguille sauvage est devenue rare, c’est une nourriture de luxe. Si, dans son manga, Roswell Hosoki se faisait le promoteur d’anguille à des prix abordables dans des chaînes de restauration rapide spécialisées dans le gyûdon (bol de riz garni de lamelles de bœuf et d'oignon), des anguilles d’élevage ou importées que l’on trouve dans les supermarchés ou les supérettes, en fait, l’atmosphère de crise devient de plus en plus sérieuse avec les difficultés à trouver des alevins.
« Les anguilles d’élevage et d’importation ont également vu leurs prix grimper de façon incroyable. L’été dernier, en supermarché il fallait compter jusqu’à 2 000 yens la portion. Dans un restaurant de gyûdon, alors qu’un bol de riz au bœuf coûte 300 yens, le même bol avec de l’anguille coûte 800 yens. Dans les supérettes, le bentô d’anguille d’importation coûte entre 700 et 800 yens, et plus de 1 000 yens pour une anguille japonaise. À ce prix-là, autant aller dans un vrai restaurant d’anguille ! Ce sera certainement plus cher, mais la qualité l’emporte sur la quantité. Et au moins cela limiterait la surpêche ! »
L’anguille ne s’apprécie pas seulement l’été
Le Japon représente environ 70% de la consommation mondiale d’anguille. Actuellement, les pays producteurs d’anguilles d’élevage sont le Japon, la Corée du Sud et la Chine et Taiwan. Ces quatre pays ont signé en mai 2014 un accord pour réduire de 20% leur production d’anguille. Celui-ci est entré en vigueur en novembre de cette année. Au Japon en particulier, les éleveurs sont désormais tenus de déclarer les quantités d’anguilles produites.
Comme l’explique Roswell Hosoki, « une approche internationale de la protection des ressources est absolument nécessaire. Même si cela est difficile économiquement, chacun de nous devrait aller plusieurs fois par an manger de l’anguille, cela est nécessaire pour améliorer la protection des ressources et soutenir l’industrie de l’anguille. »
Actuellement, les premiers jours de la canicule est la seule période où l’anguille a droit aux honneurs des conversations. Mais c’est une erreur de croire que l’anguille est un plat d’été uniquement. Toute l’industrie fait des efforts pour la promotion. Car l’anguille d’élevage est disponible toute l’année, et l’anguille sauvage est meilleure tout l’automne, jusqu’à l’hiver.
L’anguille au cœur
Alors pourquoi ne pas aller quelques fois par an manger une anguille dans un vrai restaurant spécialisé dans ce poisson ? Nous avons demandé à Roswell Hosoki une idée pour apprécier encore plus pleinement la culture de l’anguille :
« L’anguille se mange très chaude, dès qu’elle est prête, sans attendre. Et donc, inversement, il faut attendre qu’elle soit prête, entre le moment où vous passez commande et le moment où elle vous est servie. C’est peut-être le moment d’en profiter pour commander un bon saké ! Avec un petit amuse-gueule… Un certain nombre de restaurants travaillent leur offre dans ce sens. Et après un petit hors-d’œuvre et un bon pichet de saké, votre palais est fin prêt pour déguster un unajû ! »
D’ailleurs, un prestigieux syndicat professionnel de saké japonais, qui regroupe des brasseurs, des distributeurs et des détaillants, sélectionne chaque année les trois meilleurs sakés qui forment l’association idéale avec un plat d’anguille. Roswell Hosoki fait partie du jury. Depuis neuf années consécutives, c’est le saké Nishinoseki, produit dans la préfecture d’Oita, qui remporte la dégustation à l’aveugle.
Roswell Hosoki attend également chaque année avec impatience le 26 octobre, jour du Dai Hôze matsuri, festival traditionnel spécialement dédié à l’anguille célébré dans le sanctuaire Mishima JInja à Kyôto. Ce petit sanctuaire de shintô, mais riche d’une histoire qui remonte à l’époque de Heian, vénère l’anguille comme un messager des divinités Kami. Après un rite shintô pour les âmes des anguilles qui sont passées par son estomac au cours de l’année, c’est un plaisir insigne de déguster une anguille kabayaki croustillante dans la tradition du Kansai. « Impossible de trouver le même goût à Tokyo ! » affirme Roswell Hosoki.
(Photo de titre : Kato Takemi)
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