La simplicité du luxe ou l’hospitalité revisitée : Sakamoto Shin’ichirô, propriétaire de l’auberge Yuyado Sakamoto

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Kiyono Yumi (Intervieweur) [Profil]

Sans faste et différente à bien des égards des auberges traditionnelles japonaises « tout confort », l’auberge Yuyado Sakamoto, niché au cœur de la péninsule de Noto, est un établissement d’une simplicité luxueuse. Elle sert des repas eux aussi d’une grande sobriété, mais qui mettent parfaitement en valeur les aliments de saison locaux. Le propriétaire, Sakamoto Shin’ichirô, nous expose sa philosophie.

Sakamoto Shin’ichirô Sakamoto Shin’ichirô

Propriétaire et cuisinier de l’auberge Yuyado Sakamoto. Né en 1954 dans la préfecture d’Ishikawa, il a ouvert en 1974 à Suzu son établissement, qui a pris la suite de l’auberge Sakamoto Ryokan gérée par son père.

La mort du père et les années d’apprentissage

Ce qui sauve le jeune Sakamoto Shin’ichirô, adolescent handicapé, c’est son amour de la bonne chère.

« Ce côté gourmet, je le tiens de mon père. Même à l’hôpital, je ne pensais qu’à manger. J’étais incapable de bouger et je regardais par la fenêtre depuis mon lit d’hôpital ; quand je voyais des moineaux tout ronds venir se poser dans les arbres, je les trouvais appétissants (rires). Mon père était un fin cuisinier, mais il gardait toutes les bonnes choses pour lui, il n’était pas du genre à partager avec des enfants. Un jour, il m’a dit : “Je vais te faire goûter quelque chose de délicieux” et il a fait bouillir une espèce de masse gélatineuse qu’il a coupée en lamelles et m’a servie avec du miso vinaigré. C’était vraiment bon. Mais après, j’ai appris que c’était une tête de pieuvre, un morceau qu’on jette, normalement. C’est comme ça que j’ai appris à tirer le meilleur parti de tout. »

C’est en voiture, sur le chemin du retour après avoir rendu visite à son fils à l’hôpital que le père de Sakamoto Shun’ichi décède brutalement. L’auberge commence à péricliter. Le jeune homme, à la sortie du lycée, passe outre le souhait de sa mère qui lui demandait de l’aider à tenir l’auberge pour tenter le concours d’entrée aux beaux-arts, mais en vain. Il se lance alors dans la cuisine.

« J’ai commencé par aller à Kanazawa, où j’ai frappé à la porte de restaurants réputés, mais tous ont refusé de me prendre. Certains m’ont même clairement dit qu’ils ne voulaient pas d’un apprenti handicapé. Mais il m’en fallait plus pour me rebuter. C’est le chef exécutif d’un grand hôtel de Kanazawa qui m’a donné sa chance. Il venait d’ouvrir une chaîne de boutiques de traiteur de cuisine française. Même si ce n’était pas de la cuisine japonaise, je voulais mettre un pied dans l’univers des chefs, et donc je n’ai pas hésité. J’ai mémorisé tous les processus en regardant le chef cuisiner, et je me suis appliqué à le seconder. Je travaillais douze heures par jour. Cette année passée chez un traiteur de cuisine française, ça a été une année d’apprentissage pour moi, plus que de travail. Dans cet esprit, j’ai rendu mon dernier mois de salaire, en signe de gratitude. Quand j’ai quitté la boutique, le patron m’a remis une lettre d’encouragement, dans laquelle il me disait de poursuivre mon rêve. Dans l’enveloppe, il y avait le double du dernier mois de salaire que j’avais refusé. »

L’apprentissage continue, cette fois-ci au Gesshin-ji, un temple situé aux confins des préfectures de Shiga et Kyoto. La cuisine bouddhique de Murase Myôdôni, la supérieure du temple, est alors réputée dans le pays entier. Murase Myôdôni est elle-même hémiplégique depuis l’âge de 39 ans, suite à un accident de la circulation.

« J’étais fasciné par les plats mijotés qu’elle concoctait. Un jour d’hiver, je suis allé au temple, où j’ai attendu deux heures avant qu’on me laisse entrer. Je me suis présenté de façon à éveiller sa pitié, en expliquant que j’étais hémiplégique depuis la terminale, et que j’avais perdu mon père la même année. Mais elle m’a envoyé bouler : “Tu t’apitoies sur toi-même ! Avec ta façon de penser, 1 plus 1, ça fait zéro. Il est hors de question que je t’apprenne quoi que ce soit !” Elle m’avait démasqué, et elle n’y est pas allée avec des pincettes. »

Vingt ans plus tard, Murase Myôdôni acceptera enfin Sakamoto Shin’ichirô dans ses cuisines. Il ne sera autorisé à rester qu’une demi-journée, du matin jusqu’au déjeuner, mais ce qu’il a vu ce jour-là reste à la base de ses préparations mijotées. En attendant ce moment, après avoir essuyé le refus de Murase Myôdôni, le jeune Sakamoto avait tenté sa chance à Kamakura auprès de Tatsumi Yoshiko, la plus célèbre des spécialistes gastronomiques.

« J’ai demandé à Mme Tatsumi de m’ouvrir sa porte, ne serait-ce qu’un jour. Je ne doutais vraiment de rien (rires). Mais alors, elle m’a répondu : “On n’apprend rien en un ou deux jours. Reste donc un certain temps.” Et elle m’a embauché comme cuisinier pour sa maisonnée. J’ai énormément appris chez elle. Par exemple, le dernier jour de l’année (ômisoka), chez nous, on mange toujours de la sériole (buri) au radis blanc (daikon). Le radis est coupé en rondelles très épaisses, comme on n’en voit jamais. Tellement épaisses que c’est tout un art de les faire cuire. Cela me prend trois jours, à les laisser mijoter et refroidir, puis à recommencer, pour qu’elles s’imprègnent bien de toutes les saveurs. Il faut être patient. Pour enlever à la sériole son odeur trop prononcée, je la lave et je fais griller la peau. Normalement, personne ne fait ça, on se contente de la pocher. Toutes ces étapes et ces astuces, c’est Mme Tatsumi qui me les a apprises. »

Pousses de pétasite sauvage, crosses de fougères et konnyaku mijotés. Les plats mijotés sont au cœur de la cuisine de Sakamoto Shin’ichirô.

Le buri-daikon, la sériole au radis blanc en rondelles épaisses, spécialité de Sakamoto Shin’ichirô. Il passe trois jours à préparer ce plat qu’il sert le dernier jour de l’année.

Suite > “J’ai découvert ce qu’est le vrai luxe”

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Kiyono Yumi (Intervieweur)Articles de l'auteur

Née en 1960 à Tokyo, diplômée de la faculté de sciences humaines de la Tokyo Woman’s Christian University (TWCU). Journaliste indépendante depuis 1992, après un séjour en Grande-Bretagne et un poste dans une maison d’édition. Ses domaines de prédilection sont l’urbanisme et les communautés locales, l’évolution des modes de vie et les portraits de personnages pionniers, au Japon comme à l’étranger. Ecrit pour Aera, Asahi Shimbun et la version électronique du Nikkei Business, entre autres. Auteure de Choisir où l’on vit pour changer de vie (Kôdansha). Prépare actuellement un troisième cycle en conception et gestion de systèmes à l’Université Keiô.

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