Le potentiel de la littérature, de l’aventure et de l’humanité : un dialogue avec l’auteure bilingue Tawada Yôko
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Une pandémie qui a favorisé la lecture et l’écriture
Irmela Hijiya Kirschnereit (ci-après « I.H. ») Vous êtes connue comme une écrivaine qui voyage. Vous avez par exemple donné près de 1 200 lectures à l’étranger. Et vous participez aussi à de nombreux symposiums et donnez des conférences. Votre vie pendant cette crise sanitaire a-t-elle beaucoup changé ?
Tawada Yôko (ci-après « T.Y. ») J’ai toujours vécu en voyageant, avec le sentiment que pour moi, c’était ça la Terre. Mais ce qui était dommage, c’est que je voyageais trop. Je commandais les livres que m’avaient conseillés les gens des pays dans lesquels je me rendais, mais je repartais en voyage avant d’avoir eu le temps de les lire. Je me disais déjà alors un peu que se déplacer à ce point n’avait peut-être pas beaucoup de sens.
Avec la crise sanitaire, les voyages sont soudainement devenus impossibles, et j’ai pu me plonger un peu dans les livres que j’avais envie de lire. J’ai entendu dire qu’au Japon, les ventes de livres ont augmenté pour la première fois depuis des décennies. Ce doit être parce que les gens contraints de rester chez eux ne se sont pas contentés de passer leur temps sur internet mais ont eu aussi envie de s’adonner à la lecture.
I.H. C’est vrai. Pourvu que ça dure…
T.Y. C’est la première pandémie que nous avons vécue, non ? Et j’ai beaucoup écrit, et beaucoup lu. Lorsque l’être humain est confronté à une crise, il a le sentiment qu’il doit faire quelque chose, n’est-ce pas ? Cette année, la situation ne s’est pas vraiment améliorée, mais je suis un peu revenue à ma vie d’avant parce que j’ai eu plus d’événements en distanciel. Je pense qu’il y a quelque chose dans la littérature qui fait que l’on écrit quand on est enfermé, parfois dans un cloître ou dans une prison. Cette année, j’ai l’impression que je n’ai pas vraiment tiré partie de la crise sanitaire.
Une disparition soudaine du japonais, au profit du seul allemand
I.H. Vous avez commencé à écrire dans l’Allemagne où vous vous étiez installé non pas en y cherchant asile ou parce que vous aviez été contrainte de quitter votre pays, mais poussée par votre goût de l’aventure. Vous n’y avez pas seulement voyagé, mais travaillé, et étudié à l’université de Hambourg, où vous avez rédigé votre thèse en langue allemande. Vous avez ensuite fait vos débuts d’écrivain en Allemagne, puis élargi vos activités au plan international.
T.Y. Quand j’étais étudiante, j’ai pris le Transsibérien, et j’ai aussi voyagé en Inde. À l’époque, c’était une belle escapade, mais la vraie aventure, je pense que c’était de trouver un logement dans une ville étrangère, d’y travailler et de vivre en utilisant la langue de ce pays. À Hambourg, au début, je travaillais tous les jours comme stagiaire. Ce n’était pas simple pour moi de parler avec mes amis au travail, d’aller à des fêtes d’anniversaire, mais cela m’a beaucoup appris.
J’exagérerais en disant que cela m’a complétement éreinté, mais à être ainsi coincée entre deux langues, j’ai vécu quelque chose comme un effondrement de mon identité. Alors que je n’avais que parlé japonais toute ma vie, il m’a fallu soudain parler allemand. Internet n’existait pas à l’époque, et je n’avais pas accès au téléphone. Il n’y avait pas de Japonais autour de moi. La langue japonaise avait disparu, il ne restait que l’allemand. Je me suis demandée qui était ce « je » que j’avais été jusque-là. Et ça, c’était une aventure que je n’avais pas du tout prévue.
Traduire c’est créer
I.H. Vous êtes une auteure bilingue, vous publiez en allemand et en japonais. Comment décidez-vous dans quelle langue vous allez écrire ?
T.Y. Lorsque je raconte en allemand des souvenirs de mon enfance que j’ai vécue au Japon, cela prend parfois un côté fictionnel comme si je parlais d’un pays inventé. Au contraire, quand j’écris en japonais des choses que j’ai vécues en Allemagne, il arrive en quelque sorte que je montre au lecteur ma vie traduite et digérée. Je décide toujours en fonction du thème que j’aborde.
I.H. Mais vous ne traduisez que rarement ce que vous avez écrit, n’est-ce pas ? Même si vous avez traduit en allemand Yuki no renshûsei. (Histoire de Knut en français, traduit à partir de la version allemande de l''auteur, Ndlr)
T.Y. Quand je traduis mes livres de l’allemand en japonais, je me dis que si j’avais écrit dès le départ en japonais, je n’aurais pas du tout écrit de cette manière, que j’aurais mieux fait de faire autrement. Je m’éloigne de plus en plus de l’original en changeant l’histoire, ou même en pensant que j’aurais dû avoir d’autres personnages. C’est pour ça que se traduire soi-même n’est pas une bonne chose.
I.H. Mais dans ce cas, vous devez souvent être mécontente des traductions de vos traducteurs ?
T.Y. Non. Une traduction, c’est une création. Quand j’ai lu la traduction allemande de Kentôshi (non traduit en français, Ndlr), j’ai trouvé que la voix du narrateur était différente de la mienne, mais cela ne m’a pas gênée. L’important est qu’il y ait une « voix ». Par contre, ce n’est pas bien si la traduction cherche à tout prix à imiter la mienne, et qu’il n’y ait pas de voix, que l'œuvre ne soit plus un tout. C’est pour cela que j’aime lire les traductions.
Attirée par la mythologie japonaise
I.H. Chikyû ni chiribamerarete (« Incrusté dans le globe terrestre »), le premier tome de votre trilogie, est paru en 2018, et Hoshi ni honomekasarete (« Suggéré par les étoiles »), le deuxième, en 2020. Un des personnages est une femme du nom de Hiruko. Ce nom fait penser à Hiruko, le premier enfant d’Izanagi et Izanami dans le Kojiki (« Chronique des faits anciens », l’un des plus vieux recueils de textes du Japon, remontant au VIIIe siècle, Ndlr). Mais y a-t-il un lien ?
T.Y. Le nom est en effet emprunté au Kojiki. Je suis allée dans une école primaire où il y avait beaucoup d’enseignants de gauche, et la mythologie japonaise était plus ou moins considérée comme étant intrinsèquement nationaliste. On nous apprenait que mieux ne valait pas trop en lire. Elle ne m’intéressait pas vraiment, d’ailleurs, et quand j’étais étudiante, j’ai lu beaucoup de littérature russe, Dostoïevski et autres.
Une fois en Allemagne, je me suis rendu compte que dans la sphère culturelle pacifique, il y avait beaucoup d’histoires liées à la mythologie, et c’est aussi le cas du Kojiki. Ce genre de récits existent aussi en Amérique du Sud et en Asie du Sud-Est. Lorsque j’ai compris que la mythologie est vraiment internationale, et nullement nationaliste, je m’en suis sentie très proche.
I.H. À part le Kojiki, vous intéressez-vous à d’autres œuvres de la littérature japonaise ?
T.Y. Les classiques du Moyen-Âge m’attire. Je n’en suis pas une spécialiste, mais j’aime en lire. Chaque fois que j’en ai l’occasion, je lis Collection de sable et de pierres (Shasekishû) et Notes de ma cabane de moine (Hôjôki). J’aime aussi le Konjaku monogatari (« Histoires qui sont maintenant du passé »). C’est très instructif de voir sous quelle forme les légendes indiennes ou chinoises ont été transmises au Japon.
Quand j’étais lycéenne, j’aimais assez Le Dit du Genji. J’avais des préventions contre Le Dit des Heike, parce que ça ne parlait que de samouraïs, mais une fois que j’ai commencé à faire des performances en Allemagne, j’ai changé complètement d’avis. Quand on le lit en japonais, Le Dit des Heike est magnifique du point de vue du rythme. Parce que ce texte était dit avec un accompagnement de biwa, le luth japonais. Je cherchais des textes japonais qui pouvaient me servir de référence en relation avec des lectures accompagnée au piano que je devais donner, et j’ai découvert dans ce texte de merveilleux rythmes.
La frontière du genre s’efface
I.H. J’ai publié en 2018 un livre intitulé « Joryû » hôdan (Propos libres sur la « littérature féminine »). Il s’agissait d’une présentation d’interviews que j’avais réalisées en 1982 avec de grandes auteures dont Enchi Fumiko et Ishimure Michiko, et le thème central en était « Que pensez-vous de la société masculine japonaise ? » Avant de commencer à faire ces entretiens, je me disais que ces femmes devaient ressentir de la colère vis-à-vis des hommes. Elles étaient toutes de fortes personnalités, et le mouvement de libération des femmes né aux États-Unis était arrivé au Japon. Néanmoins, fondamentalement, elles étaient toutes magnanimes, parce que selon elles, les hommes aussi étaient soumis à de fortes pressions de la part de la société, et elles comprenaient qu’ils cherchent à asseoir leur autorité en conséquence. Cela m’a surprise, en tant que femme allemande, mais vous, qu’en pensez-vous ?
T.Y. Les années 1990, celles où j’ai fait mes débuts littéraires au Japon, étaient une époque où l’opposition hommes-femmes commençaient à s’effondrer, où l’on sentait que le sexe était pluriel. Je veux dire, que chez les femmes, certaines étaient lesbiennes et d’autres hétéro. Les transgenres et les bisexuels apparaissaient, et la frontière du genre telle qu’elle existait autrefois était en train de disparaître. Cette situation borderless s’applique aussi aux frontières entre les pays. Et la délimitation entre les humains et les animaux est en train de disparaître graduellement. On voit des mouvements divers qui affirment que les animaux aussi ont des droits, par exemple. Comment allons-nous franchir les différentes frontières, et pas seulement celles du genre, maintenant que nous sommes au XXIe siècle ? C’est un autre de mes grands thèmes.
Un futur proche qui n’est pas entièrement catastrophique
I.H. En lisant les deux premiers tomes de votre trilogie, j’ai eu l’impression que la narration était plus forte. Vous abordez des thèmes comme l’utopie, la dystopie, les catastrophes. Il y a des jeunes et des vieux, mais les vieux sont en pleine forme et les enfants très faibles. Ou peut-être manquent-ils de force vitale. On sent un monde à l’envers, mais je voulais vous demander si vous êtes optimiste ou pessimiste quant au futur de l’humanité.
T.Y. Quand on décrit l’avenir proche, ça ne peut qu’être assez tragique. Mais je ne pense par pour autant que tout est catastrophique. Parce que le passé a été bien pire. Nous faisons face à divers problèmes, mais pour moi, notre situation est meilleure que celle qui prévalait pendant la Seconde Guerre mondiale. Et de très loin. Nous avons progressé à bien des égards, et en ce sens-là, je ne suis pas pessimiste.
I.H. La situation n’est pas désespérée ?
T.Y. Non je ne crois pas.
I.H. L’histoire humaine est très brève dans celle de notre planète, mais il y a des philosophes et des biologistes qui pensent que tout va peut-être finir. Nous les humains sommes en train de détruire le monde, et comme la destruction progresse actuellement très vite, arrêter ce mouvement sera très difficile. Moi, je pense que quelque part l’humanité va disparaître. Mais ce ne sera peut-être pas une mauvaise chose pour la Terre !
T.Y. C’est une question difficile. Mais quand je pense que ma vie, celle d’une grenouille et celle d’une fleur sont toutes pareilles, cela ne m’ennuie pas particulièrement que la période humaine soit peut-être terminée. Il me semble que cette façon de pensée aussi est profondément ancrée dans la littérature japonaise.
I.H. Je suis d’accord avec vous. Et cela peut nous consoler ou nous sauver, non ?
(Édition de Nippon.com. Photos : Sawabe Katsuhito. Photo de titre : Tawada Yôko et Irmela Hijiya-Kirschnereit dans le jardin de l’Université libre de Berlin, après leur entretien)