Le potentiel de la littérature, de l’aventure et de l’humanité : un dialogue avec l’auteure bilingue Tawada Yôko

Culture Livre

L’auteure Tawada Yôko, dont plusieurs de ses livres sont traduits en français, dialogue ici avec Irmela Hijiya-Kirschnereit, une japonologue allemande qui a obtenu la récompense universitaire la plus prestigieuse d’Allemagne. Les deux femmes vivent à Berlin et sont amies de longue date. Elles abordent ici des thèmes très divers, parmi lesquels la littérature, l’aventure, la traduction, le genre, ou encore l’avenir de l’humanité.

Tawada Yôko TAWADA Yōko

Auteure. Née à Tokyo en 1960, elle s’installe en Allemagne en 1982 après ses études à l’université Waseda. C’est dans ce pays qu’elle est publiée pour la première fois en 1987. En 1991, elle obtient le prix des jeunes auteurs de la revue Gunzô pour son roman Kakato wo ushinau (« Perdre son talon », non traduit en français), et le prix Akutagawa pour Le Mari était un chien (traduit en français en 2005). Puis en 2003, Train de nuit avec suspects (traduit en français en 2005) est couronné par le prix Tanizaki Junichirō, tandis que Histoire de Knut (traduit en français en 2016 à partir de la version allemande de l’auteur), obtient le prix Noma pour la littérature en 2011. Elle a aussi obtenu plusieurs prix internationaux, dont le prix allemand Heinrich Kleist en 2016, et le National Book Award américain en 2018 dans la catégorie traduction pour The Emissary (traduction anglaise de Kentôshi, non traduit en français).

Irmela Hijiya-Kirschnereit HIJIYA-KIRSCHNEREIT Irmela

Professeure de littérature japonaise et d’histoire culturelle à l’Université libre de Berlin, en Allemagne. Traductrice littéraire et auteur de nombreux ouvrages sur la littérature et la culture japonaises. Lauréate du Gottfried Wilhelm Leibniz Prize, le prix allemand le plus prestigieux attribué à des chercheurs, pour ses travaux sur le Japon. Elle a été par ailleurs directrice du German Institute for Japanese Studies de Tokyo et présidente de la European Association for Japanese Studies.

Une pandémie qui a favorisé la lecture et l’écriture

Irmela Hijiya Kirschnereit (ci-après « I.H. »)  Vous êtes connue comme une écrivaine qui voyage. Vous avez par exemple donné près de 1 200 lectures à l’étranger. Et vous participez aussi à de nombreux symposiums et donnez des conférences. Votre vie pendant cette crise sanitaire a-t-elle beaucoup changé ?

Tawada Yôko (ci-après « T.Y. »)  J’ai toujours vécu en voyageant, avec le sentiment que pour moi, c’était ça la Terre. Mais ce qui était dommage, c’est que je voyageais trop. Je commandais les livres que m’avaient conseillés les gens des pays dans lesquels je me rendais, mais je repartais en voyage avant d’avoir eu le temps de les lire. Je me disais déjà alors un peu que se déplacer à ce point n’avait peut-être pas beaucoup de sens.

Avec la crise sanitaire, les voyages sont soudainement devenus impossibles, et j’ai pu me plonger un peu dans les livres que j’avais envie de lire. J’ai entendu dire qu’au Japon, les ventes de livres ont augmenté pour la première fois depuis des décennies. Ce doit être parce que les gens contraints de rester chez eux ne se sont pas contentés de passer leur temps sur internet mais ont eu aussi envie de s’adonner à la lecture.

I.H.  C’est vrai. Pourvu que ça dure…

T.Y.  C’est la première pandémie que nous avons vécue, non ? Et j’ai beaucoup écrit, et beaucoup lu. Lorsque l’être humain est confronté à une crise, il a le sentiment qu’il doit faire quelque chose, n’est-ce pas ? Cette année, la situation ne s’est pas vraiment améliorée, mais je suis un peu revenue à ma vie d’avant parce que j’ai eu plus d’événements en distanciel. Je pense qu’il y a quelque chose dans la littérature qui fait que l’on écrit quand on est enfermé, parfois dans un cloître ou dans une prison. Cette année, j’ai l’impression que je n’ai pas vraiment tiré partie de la crise sanitaire.

Tawada Yôko
Tawada Yôko

Une disparition soudaine du japonais, au profit du seul allemand

I.H.  Vous avez commencé à écrire dans l’Allemagne où vous vous étiez installé non pas en y cherchant asile ou parce que vous aviez été contrainte de quitter votre pays, mais poussée par votre goût de l’aventure. Vous n’y avez pas seulement voyagé, mais travaillé, et étudié à l’université de Hambourg, où vous avez rédigé votre thèse en langue allemande. Vous avez ensuite fait vos débuts d’écrivain en Allemagne, puis élargi vos activités au plan international.

T.Y.  Quand j’étais étudiante, j’ai pris le Transsibérien, et j’ai aussi voyagé en Inde. À l’époque, c’était une belle escapade, mais la vraie aventure, je pense que c’était de trouver un logement dans une ville étrangère, d’y travailler et de vivre en utilisant la langue de ce pays. À Hambourg, au début, je travaillais tous les jours comme stagiaire. Ce n’était pas simple pour moi de parler avec mes amis au travail, d’aller à des fêtes d’anniversaire, mais cela m’a beaucoup appris.

J’exagérerais en disant que cela m’a complétement éreinté, mais à être ainsi coincée entre deux langues, j’ai vécu quelque chose comme un effondrement de mon identité. Alors que je n’avais que parlé japonais toute ma vie, il m’a fallu soudain parler allemand. Internet n’existait pas à l’époque, et je n’avais pas accès au téléphone. Il n’y avait pas de Japonais autour de moi. La langue japonaise avait disparu, il ne restait que l’allemand. Je me suis demandée qui était ce « je » que j’avais été jusque-là. Et ça, c’était une aventure que je n’avais pas du tout prévue.

Traduire c’est créer

I.H.  Vous êtes une auteure bilingue, vous publiez en allemand et en japonais. Comment décidez-vous dans quelle langue vous allez écrire ?

T.Y.  Lorsque je raconte en allemand des souvenirs de mon enfance que j’ai vécue au Japon, cela prend parfois un côté fictionnel comme si je parlais d’un pays inventé. Au contraire, quand j’écris en japonais des choses que j’ai vécues en Allemagne, il arrive en quelque sorte que je montre au lecteur ma vie traduite et digérée. Je décide toujours en fonction du thème que j’aborde.

I.H.  Mais vous ne traduisez que rarement ce que vous avez écrit, n’est-ce pas ? Même si vous avez traduit en allemand Yuki no renshûsei. (Histoire de Knut en français, traduit à partir de la version allemande de l''auteur, Ndlr)

T.Y.  Quand je traduis mes livres de l’allemand en japonais, je me dis que si j’avais écrit dès le départ en japonais, je n’aurais pas du tout écrit de cette manière, que j’aurais mieux fait de faire autrement. Je m’éloigne de plus en plus de l’original en changeant l’histoire, ou même en pensant que j’aurais dû avoir d’autres personnages. C’est pour ça que se traduire soi-même n’est pas une bonne chose.

I.H.  Mais dans ce cas, vous devez souvent être mécontente des traductions de vos traducteurs ?

T.Y.  Non. Une traduction, c’est une création. Quand j’ai lu la traduction allemande de Kentôshi (non traduit en français, Ndlr), j’ai trouvé que la voix du narrateur était différente de la mienne, mais cela ne m’a pas gênée. L’important est qu’il y ait une « voix ». Par contre, ce n’est pas bien si la traduction cherche à tout prix à imiter la mienne, et qu’il n’y ait pas de voix, que l'œuvre ne soit plus un tout. C’est pour cela que j’aime lire les traductions.

Irmela Hijiya Kirschnereit
Irmela Hijiya-Kirschnereit

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