Le pianiste Tateno Izumi, un virtuose jouant uniquement de la main gauche
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Un musicien qui se définit lui-même comme un « artisan »
Un son à la fois clair, puissant et léger, avec des échos complexes et raffinés. La main gauche du pianiste fait surgir du clavier une musique si expressive que l’auditoire en est fasciné.
Tateno Izumi se définit lui-même comme un « artisan ». « C’est grâce à cette main que je produis des sons qui expriment ce que j’ai dans le cœur. »
Tateno Izumi a vu le jour au Japon en 1936, mais en 1964, il est parti s’installer en Finlande tout en gardant des attaches avec son pays natal. Dès lors, il a mené une brillante carrière internationale en jouant aussi bien dans des salles de concert prestigieuses que dans des petites communautés locales. Pour lui, faire la joie de son auditoire est toujours une source de bonheur.
Toutefois en janvier 2002, à l’âge de 65 ans, il a été terrassé par un AVC au cours d’un concert, en Finlande. Et il n’a jamais complètement recouvré l’usage de sa main droite. Pour un autre pianiste, un pareil drame aurait sans doute sonné le glas de sa carrière. Mais Tateno Izumi a réussi à surmonter l’adversité et à prendre un nouveau départ. Il est remonté sur scène dès 2004 avec un répertoire pour la main gauche. Et à ce jour, à 83 ans passés, il continue de plus belle à explorer le piano à une main en repoussant ses limites toujours plus loin.
Un goût pour... la Finlande
Depuis son hémorragie cérébrale, le pianiste voyage moins souvent qu’auparavant. Mais il continue à partager son temps entre la Finlande et le Japon. En général, il passe l’été et Noël en Finlande et le reste de l’année au Japon. Nous l’avons interviewé dans sa maison familiale, une demeure en bois centenaire située dans le quartier de Meguro, à Tokyo.
« C’est dans cette maison que j’ai vu le jour, avec l’aide d’une sage-femme. » Tateno Izumi est l’aîné d’une fratrie de quatre enfants issue d’une famille de musiciens. Son père était violoncelliste et sa mère pianiste. Il a commencé à apprendre le piano dès l’âge de 5 ans. Son frère et ses deux sœurs jouaient eux aussi d’un instrument, tout naturellement, sans aucune contrainte de la part de leurs parents.
« Mon père et ma mère étaient des précurseurs en matière de musique occidentale au Japon », précise-t-il. « C’étaient des gens qui adoraient la musique. Mais à l’époque, il n’y avait pas beaucoup d’enseignants qualifiés dans ce domaine et atteindre un niveau technique de haut niveau n’allait pas de soi. »
Peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ses parents ont ouvert une école de piano qui a eu beaucoup de succès. À un moment donné, ils avaient près d’une centaine d’élèves et étaient tellement occupés que leurs enfants étaient livrés à eux-mêmes. « Faites ce qui vous plait », leur disaient-ils. « Je sortais pour jouer au baseball et je lisais mes livres préférés. C’est une période de ma vie que j’ai beaucoup aimée », confie le pianiste.
Pendant ses années de collège, Izumi a eu l’occasion de lire en traduction plusieurs livres pour enfants de la femme de lettres et actrice norvégienne Marie Hamsun (1881-1969). Et il en a gardé une fascination pour les pays nordiques. Une fois au lycée, il s’est plongé dans la littérature de l’Europe du Nord et notamment le Kalevala (« La Terre nourricière des héros »), un très long poème d’Elias Lönnrot (1802-1884) consacré aux mythes et aux légendes de la Finlande. Il a été complètement séduit par les descriptions de la nature que contient cet ouvrage. Dans le cadre de son école, il est également devenu le correspondant d’une jeune Finlandaise âgée de 10 ans.
Une vie en dehors des sentiers battus
A l’issue de ses études secondaires, Izumi a fait des études de musique à l’Université des Beaux-arts de Tokyo. Il en est sorti diplômé en 1960, en tête de sa promotion. La même année, le jeune pianiste a donné son premier concert en public. Deux ans plus tard, il s’est rendu en Europe où il a visité non seulement les pays nordiques mais aussi l’Union soviétique, l’Allemagne et la France. Il a en outre séjourné deux mois à Helsinki, en Finlande, où il a rencontré son ancienne correspondante.
En 1964, Tateno Izumi a décidé de s’installer dans la capitale finnoise, ce qui a surpris beaucoup de gens de son entourage. À l’époque, les jeunes musiciens japonais qui voulaient poursuivre leurs études et leur carrière à l’étranger choisissaient normalement des hauts lieux de la musique classique comme l’Allemagne, l’Autriche, la France ou l’Italie. La Finlande a certes elle aussi une culture musicale mais qui ne s’inscrit tout à fait dans le même contexte.
« Je n’avais pas l’intention d’aller étudier la musique à l’étranger », affirme-t-il. « Je ne cherchais pas un pays avec une forte tradition musicale occidentale. Je n’avais pas envie de me retrouver ligoté par ce type de valeurs. Ce que je voulais, c’est m’éloigner du Japon et de la musique que j’avais connue jusque-là, me retrouver seul et faire toutes sortes de nouvelles rencontres susceptibles d’influencer ma façon de m’exprimer par les sons. Et puis il y avait l’attirance que je ressentais pour le Nord. »
Quand il est arrivé à Helsinki, Tateno Izumi avait 27 ans, aucun projet particulier et pas de relations en dehors de la correspondante avec laquelle il entretenait une relation épistolaire depuis plus de dix ans et de sa famille. Mais grâce à leur aide et à celle des nombreuses personnes qu’il a croisées sur son chemin, il a réussi à s’installer et à faire carrière en Finlande. Et c’est aussi là qu’il a rencontré Maria, la chanteuse qui est devenue son épouse.
Retrouver confiance grâce aux fans
Pour son premier récital de piano à Helsinki, il a joué non seulement des grands classiques du répertoire de Rachmaninov (1873-1943) et de Prokofiev (1891-1953) mais aussi une sonate du compositeur japonais Miyoshi Akira (1933-2013). Et par la suite, il a toujours pris soin de présenter des compositeurs de l’Archipel à son auditoire. « Pour un artiste qui vit à l’étranger, mettre l’accent sur les œuvres remarquables de son pays natal, c’est quelque chose de tout à fait naturel. »
Dès lors, M. Tateno s’est affirmé en tant que pianiste soliste et il a eu de plus en plus d’admirateurs, y compris au Japon. En 1972, il a donné un récital au prestigieux Tokyo Bunka Kaikan où, faute de temps, il a dû supprimer à la dernière minute une œuvre du compositeur russe Alexandre Scriabine (1871-1915). Il s’est excusé auprès des spectateurs en les conviant à venir chez lui une semaine plus tard. « Je vous jouerai ce morceau », avait-il promis. Le jour dit, il a trouvé quelque 280 personnes devant sa porte, en train d’attendre. « Comme il n’y avait pas moyen de faire entrer tout le monde en même temps, j’ai interprété l’œuvre de Scriabine à trois reprises. »
Ses concerts ont eu un tel succès qu’un groupe d’admirateurs a créé un fan club qui a très vite essaimé dans tout l’Archipel. Les fans du pianiste ont joué un rôle capital quand il a été victime d’un AVC, en lui apportant un soutien inconditionnel. Avant même qu’il soit vraiment prêt à reprendre sa carrière, ils l’ont persuadé de donner des récitals en petit comité un peu partout au Japon. C’est ainsi qu’il a retrouvé petit à petit assez de confiance en lui-même pour remonter sur scène.
Tateno Izumi s’est produit dans tout le Japon mais il a noué des liens particulièrement forts avec la préfecture de Fukushima. « À partir de la fin des années 1990, j’ai été invité à de nombreuses reprises dans la ville de Haramachi [aujourd’hui intégrée dans celle de Minami-Sôma]. En 2003, la municipalité a construit une magnifique salle de concert appelée Yume Hatto [Centre culturel de la ville de Minami-Sôma] et elle m’a demandé d’en être le directeur honoraire. C’était peu de temps après mon AVC. Je n’avais pas encore repris le piano. Mais ils ont tellement insisté ! Depuis mon retour sur scène, je vais y jouer chaque année. »
Le séisme suivi du tsunami du 11 mars 2011 et l’accident nucléaire qui en a résulté ont fait d’énormes dégâts dans la préfecture de Fukushima, et en particulier à Minami-Sôma. Quand M. Tateno s’est rendu sur place au mois de juin, le Yume Hatto servait de casernement provisoire à un détachement des Forces d’autodéfense japonaises. Deux mois plus tard, il a donné un récital à Helsinki au profit des victimes du tsunami et de l’accident de la centrale nucléaire Fukushima Daiichi. Avec au programme, des œuvres de compositeurs japonais. La salle était comble et à la fin du concert, le pianiste a eu droit à une ovation debout.
Comment jouer avec une seule main
Après son AVC, Tateno Izumi a fait de la rééducation pendant un certain temps, mais il a vite compris qu’il ne retrouverait jamais l’usage complet de sa main droite. Il savait qu’il existait des œuvres pour la main gauche, notamment le fameux concerto pour piano et orchestre que Maurice Ravel (1875-1937) a écrit au début des années 1930 pour le pianiste Paul Wittgenstein (1887-1961), amputé du bras droit au cours de la Première Guerre mondiale. Il avait même déjà interprété cette œuvre. Mais pour lui, le répertoire pour la main gauche était trop limité pour servir de base à une carrière de concertiste. « Quand j’y pense maintenant, je crois que j’attendais qu’il se passe quelque chose, une nouvelle opportunité », avoue-t-il.
L’occasion s’est présentée en la personne de son fils aîné, le violoniste Janne Tateno. Un jour, celui-ci a laissé une partition bien en évidence chez son père pour être sûr qu’il la voie. Il s’agissait des Three Improvisations for the Left Hand (« Trois improvisations pour la main gauche ») composées en 1918 par Frank Bridge (1879-1941) pour le pianiste anglais Douglas Fox (1893-1978) qui a lui aussi perdu son bras droit durant la Première Guerre mondiale.
« Je me suis dit pour la première fois “voilà le genre de musique qu’il me faut”. Et j’ai aussi réalisé qu’il est possible de s’exprimer pleinement au piano uniquement avec la main gauche. »
Deux jours plus tard, Tateno Izumi a chargé le compositeur Mamiya Michio d’écrire un morceau qui serve de thème à sa tournée de concerts de retour dans l’Archipel. C’est ainsi qu’est né Kaze no shirushi – Offertorium (« La marque du vent – Offertoire »), une œuvre en cinq parties inspirée par les mythes sur le dieu du vent des indiens Navajo. Pour la première fois, un compositeur japonais se lançait dans l’écriture d’une pièce pour instrument à clavier jouée uniquement avec la main gauche. Ce qui du point de vue technique pose beaucoup de problèmes. Mamiya Michio n’a terminé que quelques jours avant le début de la tournée si bien que M. Tateno n’a eu que très peu de temps pour s’entrainer. Quoi qu’il en soit, ses concerts ont été une grande réussite et c’est ainsi que sa carrière a pris un nouveau départ.
Pour étoffer le répertoire du piano pour la main gauche, Tateno Izumi a commandé des œuvres à des compositeurs non seulement japonais mais aussi d’autres pays du monde. « Au début, beaucoup hésitaient à se lancer dans une pareille aventure, mais les choses ont changé. Maintenant, on écrit des morceaux pour moi sans que j’aie rien demandé. » Contrairement au piano à deux mains qui a été très largement exploré, celui pour la main gauche offre encore quantité de possibilités. « A ce jour, j’ai réuni plus de cent œuvres originales de compositeurs de dix pays différents. Et le Japon est à l’avant-garde dans ce domaine de la musique encore peu connu dans le monde. »
Plusieurs de ces créations, à commencer par « Visions de Tapiola » (Tapiola maboroshi opus 92) de Yoshimatsu Takashi (né en 1953) font à présent partie intégrante du répertoire de Tateno Izumi.
« Quand je joue une œuvre des dizaines de fois, il se produit une sorte d’osmose entre elle et moi et je peaufine peu à peu ma façon de l’interpréter. Explorer un morceau de musique tout en l’interprétant devant le public a quelque chose de gratifiant. »
Quand il joue d’une seule main, Tateno Izumi ne donne pas la moindre impression de frustration ou de faiblesse. « À partir du moment où je me suis remis à jouer du piano, je n’ai éprouvé rien que du bonheur. Je ne me suis jamais senti handicapé parce que je ne me sers que de ma main gauche. » Ce n’est que très récemment que le pianiste a pris conscience des difficultés techniques posées par les œuvres pour la main gauche. « C’est parce que le répertoire a évolué. Les œuvres sont de plus en plus difficiles mais aussi d’autant plus intéressantes à interpréter !
Tateno consacre aussi du temps aux jeunes pianistes atteints par des maladies neurologiques de type dystonie, autrement dit « la crampe du musicien » qui affecte leur main et leur poignet droit. En novembre 2018, il a organisé une audition spéciale pour eux à Kanazawa, dans la préfecture d’Ishikawa. Les deux lauréats ont joué lors de la fête de la musique de Kanazawa, en mai 2019. Et une nouvelle audition de jeunes pianistes dystoniques vient d’avoir lieu au mois de novembre.
Une interprétation à trois mains avec l’impératrice Michiko
Grâce à la musique, Tateno Izumi a fait de nombreuses rencontres gratifiantes qui lui ont ouvert de nombreuses portes. À commencer par les relations amicales qu’il a nouées avec l’empereur et l’impératrice du Japon (désormais retirés). La première fois qu’il les a rencontrés, c’est en 1983, lors d’une visite officielle du couple impérial en Finlande. Akihito était encore prince héritier et son épouse Michiko, princesse héritière. Depuis, ils sont restés amis. Il est d’autant plus proche de l’impératrice émérite Michiko que c’est une passionnée de musique qui joue elle-même du piano.
En 1993, Tateno Izumi a été invité par le couple impérial au palais d’Akasaka de Tokyo où il a interprété plusieurs œuvres. À l’époque, l’impératrice Michiko avait temporairement perdu la voix (aphasie). Ce jour-là, elle n’en a pas moins joué au piano une valse triste intitulée Granen (L’épicéa), tiré de Träden (Les arbres), opus 75, du compositeur finlandais Jean Sibelius (1865-1957). Lorsque Tateno Izumi est remonté sur scène après son AVC, l’impératrice a joué un morceau à trois mains avec lui à l’ambassade de Finlande de Tokyo. Elle assiste par ailleurs régulièrement au concert qu’il donne chaque année en novembre à Tokyo, à l’occasion de son anniversaire.
« Une fois, je crois que c’était il y a deux ans, elle ne pouvait pas venir. Elle m’a appelé au téléphone en me disant “Nous devrions encore jouer ensemble” », explique-t-il. « L’impératrice Michiko est une personne qui tient toujours sa parole. J’ai donc demandé au compositeur Yoshimatsu Takashi d’adapter plusieurs œuvres à cette fin. Je dispose maintenant de trois magnifiques pièces à trois mains que nous pouvons interpréter ensemble au piano. L’impératrice retirée a été opérée cette année au mois de septembre, mais j’espère que nous aurons bientôt l’occasion de les jouer. »
Un esprit résolument tourné vers l’avenir
Le programme du concert de son anniversaire 2019 comprenait une œuvre de Yoshimatsu Takashi et deux créations mondiales, l’une du compositeur finlandais Kalevi Aho (né en 1949) et l’autre du compositeur argentin Pablo Escande (né en 1971) intitulée Mysterium. Pour cette seconde œuvre, Tateno Izumi était accompagné par un quartette à cordes avec au violon, son fils Janne.
« En 2020, je fêterai le 60e anniversaire du début de ma carrière. J’envisage de donner un récital en solo qui bien entendu, comportera au moins une première mondiale. Et je m’en réjouis d’avance. » Le moins qu’on puisse dire, c’est que Tateno Izumi a l’esprit résolument tourné vers l’avenir !
(Texte et interview : Itakura Kimie, de Nippon.com. Photographies d’Ôkubo Keizô, sauf mention contraire. Photo de titre : Tateno Izumi devant son piano, dans sa maison du quartier de Meguro, à Tokyo)