La cuisine japonaise au bout du monde, ou l’incroyable parcours de Watanuki Junko

Gastronomie Environnement

Quand Watanuki Junko a vu son quarantième anniversaire se profiler à l’horizon, elle a décidé que le moment était venu pour elle de reprendre sa vie en mains. Et c’est ainsi qu’en novembre 2015, elle est montée à bord du brise-glace Shirase en partance pour le pôle Sud où pendant 14 mois, elle a fait la cuisine pour la 57e expédition japonaise de recherches dans l’Antarctique.

Watanuki Junko WATANUKI Junko

Chef cuisinier. Née en 1973, dans la ville de Hachinohe (préfecture d’Aomori). Diplômée de l’École de cuisine Tsuji de Tokyo. Commence à travailler dans ce même établissement en tant que spécialiste des techniques culinaires japonaises. En 2015, elle est sélectionnée pour l’un des postes de l’expédition japonaise de recherches dans l’Antarctique (JARE-57) ouverts au grand public, en tant que membre de l’équipe chargée de la cuisine. A son retour au Japon en 2017, elle entre au département du développement des produits de la firme Itoham Foods. Elle est l’auteur de « Comment une mère de famille a travaillé en tant que membre de l’équipe de cuisine d’une expédition au pôle Sud » (Nankyoku de hataraku : kaa-chan chôritaiin ni naru).

Si vous connaissez bien le Japon et en particulier ses fameuses supérettes ouvertes 24h/24 (konbini) , vous avez probablement remarqué les « Boulettes de riz du diable » (Akuma no onigiri), une des spécialités les plus populaires de la chaîne de magasins Lawson. Mais vous ignorez peut-être l’histoire de cette délicieuse préparation à base de riz, d’algues vertes (aonori) et de flocons croustillants de farine frite, que l’on consomme avec de la sauce pour tempura. En fait, elle a été inventée par Watanuki Junko en tant qu’en-cas du soir, quand elle faisait la cuisine pour les membres de la 57e expédition japonaise de recherches dans l’Antarctique (JARE-57). À son retour au Japon, la jeune femme a évoqué leur existence lors d’une émission télévisée. Après quoi, les réseaux sociaux s’en sont emparés et la chaîne Lawson l’a commercialisée.

Watanuki Junko avait 41 ans quand elle a fini par être recrutée, au bout de la troisième tentative, en tant que membre de l’expédition japonaise envoyée sur la base polaire Shôwa entre décembre 2015 et mars 2017 pour y effectuer des recherches. Qu’est-ce qui a bien pu la pousser à se soumettre à de longs mois de formation, d’entrainement et de préparation et à séjourner plus d’une année dans les étendues glacées de l’Antarctique ?

Une idée qui a mis longtemps à germer

L’idée de se lancer dans une aussi incroyable aventure a germé dans le cerveau de Watanuki Junko en 2003, le jour où elle a découvert dans le quotidien Asahi Shimbun la photo de Nakayama Yumi, la première femme reporter autorisée à accompagner les membres de l’expédition polaire japonaise (JARE-45). « Pour moi, c’était un monde qui n’avait absolument rien de familier, et l’image de cette femme toute droite dans sa combinaison polaire rouge vif, avec en toile de fond un paysage d’une blancheur immaculée, a été un véritable choc », raconte Watanuki Junko. Mais ce n’est que plusieurs années plus tard qu’elle en a pris conscience. En 2009, elle a vu le film d’Okita Shûichi intitulé « Le cuisinier du pôle Sud » (Nankyoku ryôrinin) qui décrit la vie quotidienne dans la base polaire Dome Fuji, située à un millier de kilomètres au sud de la base Shôwa. Et c’est alors que pour la première fois, elle a compris ce qu’elle voulait faire de sa vie.

Jusque-là, la jeune femme avait eu une existence on ne peut plus normale. « Après avoir fait des études dans une école de cuisine et obtenu mon diplôme de chef cuisinier, je me suis mariée et j’ai travaillé dans le secteur culinaire tout en élevant mon fils. Mais je n’avais qu’une vague idée de ce que je voulais faire avec mon métier. J’ai fini par trouver la réponse en voyant le film d’Okita Shûichi. Je ne souhaitais pas devenir chef cuisinier d’un restaurant étoilé du guide Michelin utilisant uniquement des produits de toute première qualité. J’ai compris que je serais beaucoup plus heureuse si je travaillais dans un cadre communautaire où il y aurait une relation entre moi et ceux qui consommeraient la cuisine que je préparerais à leur intention. »

Watanuki Junko n’envisageait pas pour autant d’exercer son métier dans une école. « Lorsque j’ai vu le film ‘Le cuisinier du pôle Sud’, je me suis dit que c’était exactement le genre de chose que j’avais envie de faire. J’étais très attirée par l’idée d’aller au pôle Sud pour m’occuper des repas des techniciens et des chercheurs qui séjournent sur place. »

Maintenant ou jamais

Il a fallu cinq ans à Watanuki Junko pour que son projet prenne forme. Durant ce laps de temps, elle a discuté avec d’anciens membres de l’expédition JARE et lu des livres sur le pôle Sud. Et c’est quand son fils est entré au lycée, qu’elle a décidé qu’il était temps de passer à l’action. « J’ai pensé que c’était le moment ou jamais. Si j’attendais plus longtemps, je risquais d’avoir à m’occuper de mes parents et de ne plus pouvoir partir. »

Chaque année, l’Institut national des recherches polaires japonais accepte des candidatures en provenance du grand public pour l’expédition japonaise de recherches dans l’Antarctique. La première fois que Watanuki Junko a postulé, son dossier a été rejeté sans qu’elle ait droit à un entretien. La deuxième fois, elle n’a pas eu davantage de chance, bien qu’elle ait été convoquée pour une interview. Loin de se décourager, la jeune femme s’est à nouveau portée candidate en janvier 2015. Elle a passé avec succès les épreuves de sélection et l’entretien, après quoi on lui a annoncé que sa candidature était retenue. « Mais tant que je n’avais pas reçu de lettre officielle du ministère de l’Éducation, mon statut restait celui d’une postulante. J’ai donc passé encore six mois dans l’incertitude. »

Une fois qu’elle a été fixée sur son sort, Watanuki Junko a commencé à se préparer pour son séjour au pôle Sud en effectuant entre autres toute une série d’examens médicaux et deux types de formation – l’une pour les membres de l’expédition qui ne restent que l’été sur place et l’autre pour ceux qui y passent l’hiver. C’est alors que son mari et son fils ont réalisé qu’elle était vraiment résolue à se lancer dans cette folle aventure. Ils ont toutefois accepté en toute sérénité l’idée qu’elle s’absente pour une durée de seize mois. Le jour J, au moment où Watanuki Junko s’apprêtait à dire au revoir à son fils sur le point de partir au lycée, celui-ci a ouvert tout grand ses bras et il l’a longuement serrée contre lui.

Shôwa (appelée aussi Syôwa), la base de recherches dans l’Antarctique japonaise la plus importante, se trouve sur l’île d’East Ongul, à 4 kilomètres du continent Antarctique et à quelque 14 000 kilomètres de Tokyo. Les conditions climatiques sont particulièrement rigoureuses. En hiver, le thermomètre descend jusqu’à –45°C. Pendant 30 ans, les équipes de chercheurs qui se sont succédé sur place à partir de la toute première expédition de 1957 (JARE-1) ont été exclusivement composées d’hommes. Ce n’est qu’en 1987 (JARE-29) qu’une première femme a été autorisée à se joindre aux day trippers, « les excursionnistes » de l’expédition qui ne restent sur place que l’été et doivent leur surnom au fait que, durant leur séjour, le soleil ne se couche pratiquement jamais. Et il a fallu attendre dix ans de plus pour qu’une Japonaise puisse prendre part à une expédition complète (JARE-39), qui s’est déroulée entre 1997 et 1999. À l’heure actuelle, une dizaine de femmes participent chaque année à cette aventure, mais le nombre de celles qui passent l’hiver au pôle Sud varie beaucoup d’une fois à l’autre.

La 57e édition du JARE se composait au total de 30 membres à savoir le chef de l’expédition, 12 chercheurs et 17 techniciens recrutés en tant que personnel auxiliaire. Elle comprenait cinq femmes affectées respectivement aux postes de médecin, d’administrateur général, de responsable de la météorologie, de préposé à l’observation de la géosphère et de cuisinier. Outre Watanuki Junko, spécialiste de cuisine japonaise, l’équipe chargée de la préparation des repas incluait deux hommes spécialisés dans la gastronomie française.

En route pour le pôle Sud et le soleil de minuit

Rejoindre la base antarctique Shôwa constituait déjà une véritable épreuve. Les membres de la 57e expédition polaire japonaise ont commencé par se rendre en avion de Tokyo jusqu’à Fremantle, un port situé sur la côte occidentale de l’Australie, dans la banlieue de Perth. Là, ils ont rejoint le brise-glace Shirase des Forces maritimes d’autodéfense japonaises (JMSDF) qui avait à son bord quelque 250 personnes, y compris des membres des JMSDF. La traversée a duré près de trois semaines. D’après Watanuki Junko, « il faut compter au moins deux fois plus de temps pour le trajet de retour ». Après avoir souffert du mal de mer dans les eaux turbulentes de l’océan Austral, les passagers du brise-glace ont été déposés en hélicoptère sur la base polaire japonaise Shôwa. « Sur les seize mois qu’a duré au total l’expédition, nous en avons passé plus de deux à bord du Shirase. »

Pendant les deux mois qui ont suivi, l’équipe recrutée pour passer l’hiver sur place, les « excursionnistes » et le personnel des JMSDF se sont tous retrouvés sur la petite île d’East Ongul. La préparation des repas était assurée par les cuisiniers des Forces maritimes d’autodéfense, les membres proprement dits de l’expédition étant accaparés par le déballage de leur équipement et diverses tâches d’entretien et de construction. « J’avais mal partout », avoue Watanuki Junko.

Et puis au mois de février, tout le monde est reparti à l’exception des trente personnes dont le séjour devait se prolonger durant l’hiver. Et c’est alors que la cuisine de la base a commencé à fonctionner.

Watanuki Junko dans la cuisine de la base antarctique japonaise Shôwa. Au pôle Sud, les vents sont si violents qu’ils faisaient souvent trembler l’édifice et que les plats empilés sur les étagères en inox s’entrechoquaient bruyamment.
Watanuki Junko dans la cuisine de la base antarctique japonaise Shôwa. Au pôle Sud, les vents sont si violents qu’ils faisaient souvent trembler l’édifice et que les plats empilés sur les étagères en inox s’entrechoquaient bruyamment.

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