Kadono Eiko : l’imagination débordante de l’auteure de « Kiki la petite sorcière »
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C’est à Kamakura, ville chargée d’histoire dans la préfecture de Kanagawa, située sur les collines dominant l’océan Pacifique, qu’habite Kadono Eiko. Extrêmement prolifique – elle a publié plus de 200 livres – mais aussi éclectique, puisque parmi ses œuvres figurent des livres d’images, des contes pour enfants, des traductions et même des essais. Ses œuvres les plus connues sont la série « Des petits fantômes, par-ci, par-là » (Chiisana obake atchi, kotchi, sotchi ) et le livre pour enfants Kiki la petite sorcière (Majo no takkyûbin) qui a inspiré l’un des chefs-d’œuvre de Miyazaki Hayao.
En 2018, elle a reçu le prix Hans-Christian-Andersen dans la catégorie auteurs, le prix le plus prestigieux au monde pour la littérature pour enfants. 2019 a également été une année particulière pour elle puisqu’elle marquait le cinquantième anniversaire de son premier livre. Ces dernières années, une fois par mois, elle a donné des lectures publiques, attirant une foule de curieux, petits et grands. Un musée consacré à son travail et à la littérature pour enfants en général devrait ouvrir ses portes à Tokyo en 2022. C’est dans un café entouré de forêts dans les collines qui dominent la ville de Kamakura que nous avons rencontré Kadono Eiko. Elle nous a révélé quelques secrets de sa capacité magique à inventer de nouvelles histoires et de son imagination quasi infinie.
La naissance de Kiki la petite sorcière
Kiki la petite sorcière est en fait une série d’histoires dont le personnage principal est Kiki, fille unique d’une mère (qui est une sorcière) et d’un père (qui n’a pas de pouvoirs magiques). À l’âge de 13 ans, elle quitte la maison et dans un parcours initiatique, elle commence à apprendre la magie.
Tout a commencé lorsque Kadono Eiko vit un dessin de sa fille Rio, alors âgée de 12 ans : une sorcière sur un balai, avec une radio accrochée à son manche, d’où émanent des notes de musique. Ce dessin a piqué au vif l’imagination de Kadono Eiko.
« Je me suis dit que ce serait amusant d’écrire une histoire sur une sorcière qui vole sur son balai en écoutant la radio », dit-elle. Un autre élément est à l’origine de Kiki la petite sorcière : des clichés de nuit de la ville de New York depuis les airs qu’elle avait vus dans le magazine Life alors qu’elle était adolescente. « Je me suis dit que si j’écrivais une histoire sur une sorcière, ce serait comme si moi aussi je volais ! » dit-elle en riant.
Kadono Eiko a eu une enfance difficile. Elle a perdu sa mère alors qu’elle n’avait que cinq ans et elle se souvient d’avoir souvent pleuré lorsqu’elle était petite. Le fait de ne pas savoir où était partie sa mère suscita chez elle une véritable fascination pour les mondes invisibles et les choses que l’être humain ne peut voir. « J’ai commencé à imaginer qu’il existait un endroit où aller, où tout était mieux. Et une fois que j’ai appris à lire, je l’ai trouvé : je me suis réfugiée dans le monde des livres. »
Nourrissant son récit de ses propres souvenirs, Kadono Eiko a de façon tout à fait naturelle imaginé l’histoire d’une sorcière, Kiki, qui quitterait le cocon familial pour prendre son envol. La jeune apprentie sorcière a 12 ans lorsque l’histoire s’ouvre ; elle se trouve à l’aube de l’adolescence. « Je me suis dit que c’était une époque difficile à décrire, mais intéressante. »
Juchée sur son balai magique, la jeune Kiki parcourt les cieux et relève les nombreux défis de la gestion d’un service de livraison aérien. Elle livre ainsi toutes sortes de colis, d’un voile de mariée à un hippopotame malade. Les mésaventures de la jeune sorcière se poursuivent sur six tomes. Kiki se prend à éprouver tour à tour de la jalousie et de la tristesse et essuie de nombreux coups durs. Elle finit par trouver l’élu de son cœur, se marie et donne naissance à des jumeaux.
Il y avait deux choses que Kadono Eiko avait décidées dès le départ. « Premièrement, il n’y aurait qu’une seule sorte de magie. Donc, pour Kiki, ce serait de voler, et rien d’autre. L’autre chose c’était de découvrir pourquoi les garçons ne pouvaient pas devenir des sorcières. J’ai fini par écrire six livres, racontant l’histoire jusqu’au moment où Kiki se marie et donne naissance à des jumeaux – un garçon et une fille. »
Le premier tome a été publié en 1985. Quatre ans plus tard, le 29 juillet 1989, l’histoire de Kiki sera portée à l’écran en version animée par Miyazaki Hayao et son Studio Ghibli. En 2009, la série Kiki comprenait six volumes. Plus tard, deux histoires dérivées de l’œuvre originale ont suivi.
« Chacun possède au moins un pouvoir magique »
« À mesure que j’écrivais, j’ai commencé à réfléchir : chacun ne possède-t-il pas un pouvoir magique ? » dit-elle le sourire aux lèvres. Elle ajoute qu’un degré de curiosité est nécessaire pour débloquer ce pouvoir magique en nous. « Quand votre curiosité est piquée au vif, c’est là que vous commencez à ouvrir les yeux sur le monde qui vous entoure. Tout à coup, certaines choses vous intéressent. Et au fur et à mesure, votre monde s’élargit. Et plus vous regardez, plus vous en trouvez ; plus vous allez loin, plus vos horizons s’élargissent. »
« Cela doit commencer par quelque chose de personnel », poursuit elle. « Vous pourriez par exemple noter quelque chose dans un carnet secret, écrire ce que vous ressentez à ce moment-là. Ce pourrait être une image. Cela pourrait même être quelque chose de méchant concernant une personne qui vous tape sur les nerfs. En fait, si vous le faites bien, cela peut souvent vous mener à faire de grandes choses ! »
L’un des livres illustrés de Kadono Eiko est intitulé « Arrêter de dire du mal » (Warukuchi shimaimasu ). C’est l’histoire d’une jeune fille qui a été victime de harcèlement à l’école. De retour chez elle, elle se plaint à sa mère. À ces mots, cette dernière lui apporte une boîte et lui dit : « Vas-y. Dis tout ce que tu as sur le cœur et vide-le à l’intérieur. » La jeune fille a alors tellement de choses à dire qu’elle et sa mère ne peuvent plus refermer le couvercle de la boîte.
Kadono Eiko elle-même admet avoir eu quelques appréhensions avant de faire la lecture de cette histoire, mais elle avait tort. L’histoire a tout de suite su trouver écho auprès du public, déclenchant de véritables fous rires parmi les enfants. C’est en fait l’histoire qui a eu le plus succès jusqu’à présent. « Vous savez, les tout petits se rendent compte de ce qui se passe autour d’eux. Et ils ont beaucoup de choses à dire, même s’ils ne les expriment pas toujours. »
Comment l’imagination mène à la création
« Ce sont vos émotions qui nourrissent votre magie », explique Kadono Eiko. « Dans la vie, vous trouvez des choses qui suscitent votre intérêt. Des fleurs, des graines, ce peut être n’importe quoi. Il faut attacher de l’importance à cet intérêt et apprécier le sentiment d’excitation procuré par cette découverte. C’est ce sens de la curiosité qui contient les graines de votre propre pouvoir magique. Attention : vous devrez l’entretenir et en prendre soin. »
« Cette magie née de la curiosité et de l’excitation peut vous donner de la force dans la vie, dit-elle. Vous devenez bon dans les choses que vous aimez. Vous ne pourrez jamais vraiment mettre tout votre cœur dans quelque chose si vous n’y prenez pas plaisir. »
Bien sûr, il ne s’agit pas de vivre toute sa vie sans tenir compte des êtres et des choses qui vous entourent, mais simplement copier les autres n’est pas la bonne façon de faire non plus. Il est important de voir et de penser par soi-même, de faire ses propres choix et d’en prendre les responsabilités. Pour Kadono Eiko, l’imagination façonne en grande partie la vie de chacun.
« Comparez une personne à un arbre. L’imagination est la nourriture dont l’arbre a besoin pour l’aider à grandir et à devenir fort. Notre imagination est pour nous une source d’inspiration. L’imagination et l’excitation ont le pouvoir d’animer nos cœurs et nos esprits. Et lorsque nous sommes émus, c’est là que l’imagination devient créativité. L’imagination est également utile lors de la communication avec des personnes de langues ou d’horizons culturels différents. »
Certaines répliques dans Kiki la petite sorcière semblent contenir des messages provenant directement de l’auteure. Par exemple, à un moment donné, la mère de Kiki lui dit : « Ne pense pas que tu crées des choses comme si c’était toi qui faisais tout le travail toute seule. Tu ne fais jamais vraiment rien par toi-même, tu sais. »
« Les gens pensent souvent qu’ils ont fait quelque chose sans l’aide de personne, qu’ils l’ont réalisé eux-mêmes, mais ce n’est pas totalement vrai », explique-t-elle. « Autrefois, par exemple, la seule façon dont les gens pouvaient transporter de l’eau était d’utiliser des feuilles et ses mains pour la récupérer. Mais si vous devez apporter de l’eau à un enfant malade, il vous faudra alors chercher une meilleure façon pour transporter plus d’eau et sans la renverser. »
« C’est ce besoin qui est à l’origine de l’étincelle imaginative qui a conduit à l’invention de différents types de récipients et de tasses. Il en va de même pour les appareils électroniques et les technologies de l’information à portée de main aujourd’hui ; ils sont également le résultat de l’inspiration que nous avons eue du monde invisible de l’imagination. »
« Moi qui ai vécu à l’époque où il fallait cuire le riz dans des fours à bois, je comprends d’où viennent tous les rêves à l’origine de l’invention des cuiseurs de riz électriques que nous utilisons aujourd’hui », dit-elle.
Souvenirs d’enfance : Les Misérables
Kadono Eiko est née en 1935 à Fukagawa au cœur du vieux shitamachi, littéralement la « ville basse » le long des rivières à l’est de Tokyo. Elle a été évacuée vers la préfecture de Yamagata pendant la guerre. Après la disparition de sa mère, Kadono Eiko a su trouver refuge dans les livres, y voyant un moyen d’atténuer sa solitude et sa douleur.
Elle se souvient s’être assise comme ensorcelée sur les genoux de son père. « Vous savez, il adorait Les Misérables, une histoire qui la fascinait depuis son enfance. Il me mettait sur ses genoux et me racontait les histoires de Jean Valjean. Il donnait vie à l’histoire en jouant les rôles de chacun. Je me souviens qu’il utilisait beaucoup d’onomatopées. Je pense que cela donnait des histoires assez différentes de l’œuvre initiale mais je prenais beaucoup de plaisir à l’écouter. »
L’utilisation récurrente d’onomatopées est justement l’une des caractéristiques de l’écriture de Kadono Eiko. Pour elle, la richesse des expressions onomatopéiques en japonais s’explique par l’ouverture de la langue aux sons de la nature et de la vie quotidienne.
« Jusqu’à il y a peu encore, les maisons japonaises traditionnelles étaient structurées autour d’imposantes colonnes. Il y avait un toit, avec une grande entrée principale et des fenêtres, puis des portes coulissantes qui reliaient les pièces à l’intérieur. Ainsi lorsque vous vous réveilliez le matin et que vous ouvriez toutes les portes, soudain la barrière entre le monde naturel à l’extérieur et l’intérieur de la maison disparaissait. Je pense que cela explique peut-être pourquoi la langue japonaise est si sensible au gazouillement des oiseaux, à la pluie et à tous les autres bruits de la vie quotidienne. »
Partir à l’étranger
Kadono Eiko avait dix ans à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après son entrée au collège, ce fut la rencontre avec une nouvelle langue, l’anglais, jusque-là considérée comme la langue ennemie. Elle se souvient avoir été frappée par le temps du présent continu en be + -ing. « Je me suis dit que c’était en effet une magnifique façon de voir la vie. Et justement, c’est comme cela que j’ai décidé de la vivre : présent continu et carpe diem. »
Son diplôme de littérature anglaise en poche, elle intègre une maison d’édition et se marie à l’âge de 23 ans. L’année suivante, elle quitte tout et décide de partir pour le Brésil avec son mari, décorateur d’intérieur. À cette époque, le voyage par bateau prenait deux mois. Elle se souvient avoir regardé chaque jour qui passait l’étendue infinie de l’océan et du ciel et la mince ligne d’horizon qui les distinguait. « Mon cœur battait la chamade, comme si j’allais ouvrir un cadeau. »
Quelle ne fut pas la déception de Kadono Eiko lorsqu’elle constata à son arrivée que son anglais était parfaitement inutile au Brésil. Loin de se laisser abattre, elle commença à apprendre le portugais avec un jeune garçon de 12 ans qui vivait dans le même bâtiment, essayant de saisir les rythmes de la langue à la manière d’un morceau de samba, alors qu’ils exploraient la ville ensemble. Kadono Eiko trouve un emploi et reste pendant deux ans à São Paulo. Cependant, elle décide de faire le tour de l’Europe avant de rentrer au Japon en 1961.
Motiver les enfants à lire pour éveiller leur curiosité
À son retour au Japon, Tatsunokuchi Naotarô, spécialiste de la littérature anglaise et également l’un de ses mentors à l’université, lui suggère de raconter ses mésaventures au Brésil sous forme de livre pour enfants. Il lui fallut plusieurs fois modifier son texte, mais ses mille et une expériences sont publiées l’année suivante sous le nom de « Le Brésil et mon ami Luizinho » (Luizinho shônen, Brazil wo tazunete). Kadono Eiko avait trouvé sa voie et fait ses premiers pas en tant qu’écrivain.
La publication de son livre est une véritable révélation pour elle. Elle découvre à quel point elle aime écrire. « J’étais le genre de personne qui se lassait rapidement de tout, mais écrire, c’était différent. Je pouvais continuer d’écrire pendant des jours, sans jamais me lasser. Même maintenant, il ne se passe pas un jour sans que je travaille à mon bureau, même lorsque je ne me sens pas très bien. »
Aujourd’hui, nous vivons dans un monde saturé d’informations, où à peu près tout semble être accessible en un clic. Les occasions de laisser cours à notre imagination se font donc de plus en plus rares. Mais un tel monde, où les appareils numériques sont partout, et où le divertissement en ligne est roi, comment pouvons-nous aider les enfants à découvrir des choses qu’ils aiment vraiment ?
« Donner aux enfants la chance de trouver des choses qui les intéressent est essentielle, et ce dès leur plus jeune âge. Cette première graine de curiosité est extrêmement importante. Et les parents doivent faire leur part, en encourageant les enfants dans ce qu’ils aiment et en les incitant à aller encore plus loin. Même si vous avez beaucoup de choses à faire et que vous êtes fatigué par le travail, il y a toujours un moyen de présenter les choses de façon positive à vos enfants. Essayez de piquer leur curiosité à propos de cette chose intéressante que vous, adulte, faites, par exemple. »
« Les parents veulent toujours que leurs enfants lisent. Mais la plupart du temps, ce ne sont pas eux qui lisent. Leur père ou leur mère diront peut-être : “Oh, notre enfant adore les livres”, mais dans la plupart des cas, ce sont les parents qui lisent à haute voix à leurs enfants, et ça, ce n’est pas la même chose. Il y a une grande différence entre lire quelque chose à quelqu’un et lire par vous-même. Et c’est pourquoi ces jeunes années sont si importantes, pour passer de récits que vous aurez entendus à la lecture de récits par vous-même. Et il est essentiel d’entretenir ce degré de curiosité. »
S’ouvrir à de nouveaux horizons
À mesure que les heures passent, depuis la plage de Kamakura, nous regardons au loin vers l’horizon. Pour Kadono Eiko, l’horizon, c’est l’endroit où de nouvelles choses commencent. C’est grâce à notre imagination et à notre curiosité que nous pouvons développer les pouvoirs qui sommeillent en nous. Elle encourage par ailleurs ses lecteurs à faire confiance à leurs propres jugements et sentiments. L’excitation mène à l’imagination et à la créativité, et grâce à elles la vie en vaut la peine. La curiosité de l’auteure de Kiki la petite sorcière ne connaît aucune limite, la poussant vers une créativité sans cesse renouvelée.
(Interview et texte de Doi Emiko, de Nippon.com. Photo de titre : Kadono Eiko à l’entrée du café House of Flavors, à Kamakura. Photos : Kawamoto Seiya, à l’exception des images fournies par le bureau de Kadono Eiko. Remerciements au café House of Flavors, à Kamakura)
Kadono Eiko
Née le 1er janvier 1935 à Tokyo. Après avoir obtenu un diplôme en littérature anglaise et américaine à l’université Waseda en 1957, elle part s’installer à São Paulo, au Brésil en 1959, où elle restera deux ans. En 1970, elle commence une carrière d’écrivain pour enfants. Elle a remporté de nombreux prix tels que le prix Hans-Christian-Andersen dans la catégorie auteur en 2018. Extrêmement prolifique, elle a écrit plus de 200 ouvrages tels que la série « Des petits fantômes par-ci par-là » (Chiisa na Obake Atchi, Kotchi, Sotchi), « Le pantalon du capitaine » (Zubon senchôsan no hanashi), « Une fille nommée Nada » (Nâda to iu na no shôjo), « Dernier tour » (Last run) ou encore « Tunnel 1945 » (Tunnel 1945), où elle raconte ses propres expériences étant enfant pendant la Seconde Guerre mondiale.