Un Japonais se dévoue corps et âme pour conserver Angkor Vat
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Au commencement, une lettre
——Voilà presque soixante ans que vous vous intéressez au site d’Angkor Vat. Pourquoi vous êtes-vous impliqué dans la restauration de ce site archéologique du Cambodge ?
ISHIZAWA YOSHIAKI En 1961, à ma sortie de l’université, j’ai étudié les épigraphes du site, au sein du bureau de conservation des vestiges d’Angkor. À l’époque, je nouais des liens avec les conservateurs, mais nous avons perdu le contact pendant la guerre civile cambodgienne qui a éclaté en 1970, et j’ignorais ce qu’ils étaient devenus. Avec la prise de pouvoir de Pol Pot en 1975 s’ensuivent des années cauchemardesques... En trois ans et demi, 1,5 million de Cambodgiens ont été tués et 1,2 million ont fui le pays.
C’est grâce à une lettre que je me suis intéressé de nouveau au site d’Angkor, endommagé pendant la guerre et enseveli sous la jungle. Nous étions en 1980. C’était une lettre du professeur Pich Keo, conservateur des vestiges d’Angkor, avec qui j’avais travaillé au sein du bureau de conservation des vestiges d’Angkor du ministère de la Culture et de l’Information. Cette lettre, qui m’est arrivée par le biais d’un journal, m’a appris que le bureau avait été fermé, cela faisait plus de dix ans qu’il avait cessé toute activité. Il était écrit que 33 des 36 conservateurs du site étaient morts dans des circonstances suspectes. Les vestiges, laissés en friche, s’étaient dégradés et les actions de conservation menées jusqu’alors menaçaient d’être réduites à néant. Le professeur Pich Keo me demandait de l’aider.
J’ai suivi les instructions qu’il me donnait dans ce courrier et j’ai été le premier spécialiste du bloc de l’Ouest à aller au Cambodge qui se relevait à peine de la guerre civile. J’étais accompagné par une équipe de télévision. À mon retour, j’ai écopé d’un blâme du ministère japonais de l’Éducation, dont je dépendais en tant que professeur d’une université publique, pour m’être rendu dans un pays avec lequel le Japon n’entretenait pas de relations diplomatiques. Mais j’étais déterminé à répondre à l’appel passionné des conservateurs cambodgiens qui avaient survécu ; j’ai donc quitté mon poste pour rejoindre l’Université Sophia, établissement privé. Désireux de rendre hommage aux conservateurs disparus, j’ai organisé une tournée d’inspection de l’état des vestiges, en leur mémoire.
Mais, sur place, la guerre civile continuait à faire rage et la situation politique, toujours instable, ne permettait pas de commencer immédiatement à enquêter. C’est en 1989 que l’Université Sophia a enfin pu envoyer un groupe d’études international au Cambodge. Et c’est à partir de 1991, quand la paix est revenue, qu’il a été possible de débuter vraiment les actions de conservation. Concrètement, un programme de formation sur trois axes a été mis en place. L’objectif était de former des conservateurs capables de diriger les fouilles archéologiques et les actions de conservation et de restauration, ainsi que des restaurateurs et des tailleurs de pierre. Ce programme existe toujours.
La fierté retrouvée des Cambodgiens
——Quel a été votre premier projet ?
ISHIZAWA Nous avons d’abord choisi comme terrain de formation les vestiges du temple de Banteay Kdei(*1), pour y réaliser nous-mêmes des fouilles et des restaurations. Notre objectif était de former de futurs conservateurs cambodgiens à travers ces travaux de terrain. Nous voulions aider à former du personnel pour assurer la restauration « par les Cambodgiens, pour les Cambodgiens », et c’est toujours le cas aujourd’hui.
C’est dans la même optique que nous avons fondé en 1996 à Siem Reap, où se trouve Angkor Vat, le Centre de recherche et de formation asiatique de l’Université Sophia. Pour sauver le site, la présence de conservateurs est indispensable. Et le mieux est que ce soient des gens du pays qui s’en occupent, et non des étrangers. Ils sont les plus à même de comprendre les traditions et la culture propres au Cambodge, et d’expliquer leur portée. Pour les Cambodgiens, Angkor Vat est un symbole d’union. La restauration de ce site par les Cambodgiens eux-mêmes était lourde de sens dans le cadre de la reconstruction du pays.
À partir de 1997, nous avons invité des étudiants cambodgiens à étudier à l’Université Sophia, pour qu’ils acquièrent les connaissances nécessaires à la conservation et la restauration des sites, ainsi qu’aux fouilles archéologiques. On peut maîtriser les techniques en un an, mais nous souhaitions qu’ils procèdent à la restauration en ayant compris les enjeux sociaux, historiques et religieux de l’époque, en se posant les questions nécessaires. À ce jour, 18 étudiants cambodgiens ont obtenu leur diplôme ici (7 docteurs et 11 masters). L’un d’entre eux est maintenant le recteur adjoint de l’université royale de Phnom Penh, un autre est directeur de l’APSARA, l’Autorité pour la protection du site et l’aménagement de la région d’Angkor/Siem Reap, un autre encore est directeur général du ministère de la Culture et des Arts. Ils sont au cœur des projets de restauration d’Angkor Vat.
——Quelle partie d’Angkor Vat avez-vous restaurée ?
ISHIZAWA Entre 1996 et 2007, nous avons remis en état la moitié nord de la Chaussée ouest d’Angkor Vat (200 mètres de long). Actuellement, nous travaillons sur la moitié restante (100 mètres), des travaux prévus pour durer jusqu’en 2020. Depuis 1993, nous formons de jeunes chômeurs des villages environnants au métier de tailleur de pierre ; ils participent aux travaux en commençant par la démolition de l’ancienne chaussée. Nous nous efforçons de travailler sans brûler les étapes, en reproduisant le plus possible les techniques traditionnelles, avec des matériaux d’origine, même si cela prend du temps. Les fouilles et la conservation étant menées en parallèle, les opérations durent longtemps.
(*1) ^ Temple du XIIe siècle situé à 7 kilomètres au nord-ouest d’Angkor Vat.
Une foi profondément ancrée
——Au cours des opérations de restauration, qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?
ISHIZAWA En février 2001, nous avons excavé 274 statues de bouddha sur le site de Banteay Kdei, choisi comme site de formation. La plus grande mesurait 1,8 mètre et la plus petite, une vingtaine de centimètres. Elles étaient presque toutes en grès, à part deux petits bouddhas en bronze. C’était une découverte fortuite, au bout de dix années de formation aux fouilles archéologiques. Il s’agit de la plus importante mise au jour de statues depuis 1860, quand un archéologue français a fait connaître le site d’Angkor en Occident.
Les huit stagiaires cambodgiens qui participaient à cette campagne de fouilles joignaient les mains devant chaque bouddha exhumé, les nettoyaient d’une main tremblante. Leur révérence, et la foi profonde qu’elle exprimait, m’ont bouleversé.
Ces statues de bouddha, avant d’être enterrées, avaient été sectionnées, la tête détachée du tronc. Peu étaient réparables. Il est fort probable que d’autres statues soient enterrées ailleurs. Après un long séjour sous terre, protégées des intempéries et de l’érosion, ces statues nous livrent le visage des bouddhas d’il y a 800 ans.
——Pourquoi ces statues ont-elles été décapitées ?
ISHIZAWA Est-ce la trace de velléités de rejet du bouddhisme ? De tensions religieuses entre le bouddhisme, la religion des rois khmers, et l’hindouisme ? Ou encore d’une lutte de pouvoir au sein de la famille royale ? Nous avons étudié toutes sortes d’hypothèses, sans résultat probant.
Les statues ont été sectionnées et enterrées avec un grand soin, ce qui laisse penser qu’elles n’ont pas été éliminées dans la confusion. Cela signifie que le pouvoir fonctionnait normalement, que les ordres du roi étaient respectés. C’est à la fin du règne de l’empire khmer que l’interdiction du bouddhisme a été décidée. Jusqu’alors, on considérait que dans ses dernières années, l’empire, affaibli, ne contrôlait plus certaines régions et qu’à la fin, il aurait été défait par les armées du royaume voisin d’Ayutthaya. Mais cette hypothèse semble maintenant moins probable.
Respect des valeurs cambodgiennes
——Quels sont les principes à respecter lors des opérations de restauration ?
ISHIZAWA Quand on procède à des restaurations, la subjectivité des restaurateurs joue un rôle très important. Par exemple, la restauration du Taj Mahal par les Anglais intègre leurs canons esthétiques, il y a un a priori sur ce que doit être un site ancien. On peut en dire autant des restaurations effectuées par les Français à Angkor Vat. Certes, il s’agit d’un site asiatique, mais il reflète des valeurs occidentales… Un bon exemple est la création de pelouses. Les Japonais, qui se trouvent d’une certaine manière à la croisée des valeurs occidentales et orientales, sont sensibles à ces choses.
Du point de vue cambodgien, un site archéologique peut très bien abriter des champs, ou du bétail. Les bâtiments peuvent être envahis par la végétation. Conserver ces sites sous une forme qui les intègre à la nature et à la vie quotidienne me semble plus proche de la cosmologie cambodgienne. Il est important de procéder aux restaurations en tenant compte du développement des communautés villageoises environnantes et de la protection de la culture folklorique. Car Angkor Vat est à la fois le site d’une splendeur passée et un lieu sacré où aujourd’hui encore des fidèles viennent se recueillir.
——Vous connaissez bien le site d’Angkor Vat, que vous inspire-t-il ?
ISHIZAWA À force d’étudier la foule de bas-reliefs qui orne les murs, j’en suis venu à me dire qu’il était impossible qu’ils aient été réalisés sous la contrainte. D’un point de vue occidental, on considère que des esclaves ont construit le palais d’Angkor sur les ordres d’un potentat, mais je me demande si la réalité n’est pas un peu différente. Plusieurs dizaines de milliers de tailleurs de pierre et de sculpteurs ont passé des dizaines d’années à construire ce temple, et je pense qu’ils y trouvaient une satisfaction spirituelle.
Ils ne travaillaient pas à contrecœur, sur les ordres d’un roi, c’était pour eux un acte de foi, qui comptait pour leur réincarnation future. Il reste des témoignages qui vont dans ce sens. Seul un travail dévoué pouvait donner forme à une si sublime prière. Angkor Vat, c’est l’incarnation du paradis des Cambodgiens. L’étude historique et religieuse du site, menée en parallèle des fouilles, m’a permis de toucher du doigt ce point.
——En 1992, le site d’Angkor(*2) a été inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, ce qui a attiré des touristes du monde entier. Quel est l’impact sur le site ?
ISHIZAWA C’est une bonne chose que des gens du monde entier viennent visiter ce site magnifique. Mais depuis que le nombre de visiteurs a dépassé le million par an en 2004, il ne cesse de croître : en 2016, ils étaient 5 millions. Cela entraîne de nombreux problèmes, notamment de pollution de l’air et de l’eau, de gestion des déchets, et de protection de l’environnement avec la construction d’hôtels.
L’arrivée de nombreuses personnes sur le site entraîne également des dégradations, d’où une régulation du nombre d’entrées et des horaires pour canaliser les flux. À l’heure du tourisme de masse, il est impossible d’interdire l’accès au site pour le protéger. Et pour la population, cela représente une source de revenus non négligeable, la question est délicate.
Quoi qu’il en soit, c’est aux Cambodgiens eux-mêmes de décider de quelle façon ils veulent protéger le site d’Angkor Vat. Notre rôle à nous, c’est seulement de les y aider.
(Interview et texte : Kondô Hisashi, Nippon.com. Photos : Ôkouchi Tadashi, sauf mention contraire. Photo de titre : le professeur Ishizawa interviewé dans l’espace d’exposition de l’Université Sophia dédié à Angkor Vat)
(*2) ^ Le site archéologique d’Angkor comprend 700 temples et structures de taille variée, parmi lesquelles Angkor Vat et Angkor Thom. Le temple de Preah Vihear a été ajouté à la liste en 2008, et le site de Sambor Prei Kuk en 2017.