Un maestro du sabre japonais
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Un jeune forgeron « hérétique »
Jadis, le sabre japonais (katana ou nihontô) étaient considéré comme « l’âme du samouraï ». Néanmoins, le port de cette arme leur fut interdite par le gouvernement Meiji en 1876, après 1 000 ans d’histoire (depuis l’époque Heian). Après la Seconde Guerre mondiale, les valeurs du samouraï ont été niées, et sous l’occupation américaine, le GHQ (Quartier Général des forces américaines) avait même interdit la pratique du kendô avec des sabres en bambou. Aujourd’hui, la loi interdit la possession d’un sabre japonais sans autorisation spéciale. Mais les forgerons de sabres n’ont pas disparu pour autant. On compte aujourd’hui 350 forgerons de sabres d’art ou de cérémonie. Maître Miyairi Norihiro, qui a reproduit ceux des collections du Metropolitan Museum of Art de New York, est l’un des maîtres forgerons les plus réputés.
— Pourquoi vos sabres attirent-ils tant de monde ?
MIYAIRI NORIHIRO Il existe cinq grandes écoles ou traditions de forge de sabres japonais : les traditions Yamato, Yamashiro, Bizen, Mino et Sôshû. Chacune possède un style différent. Mon père, mon oncle et toute la famille Miyairi appartenaient à la tradition Sôshû. Mais quand j’ai eu une vingtaine d’année, le premier maître à qui j’ai demandé de me prendre comme disciple était maître Sumitani Masamine, trésor national vivant et chef de la tradition Bizen. Mon maître était aussi un artiste, qui avait réussi à faire apparaître le motif original de « clous de girofle » sur la lame, qui n’appartenait qu’à lui et qu’on appelle depuis les « Sumitani chôji ». Sa créativité, qu’aucun autre maître forgeron n’était capable d’approcher, m’a fasciné. Mais dans le monde très traditionnaliste de la forge des sabres japonais, jamais le fils d’une famille appartenant à une certaine école n’était entré comme disciple chez un maître d’une autre école, et cela m’a valu le surnom d’hérétique, à l’époque.
Après avoir étudié cinq ans sous la férule de maître Sumitani, j’ai poursuivi mon apprentissage pendant neuf ans sous la conduite de mon père. À Tômi, dans la préfecture de Nagano, j’ai construit ma forge, et à 39 ans, je suis devenu le plus jeune maître forgeron de première classe de ma génération. Malheureusement, quand j’ai atteint la cinquantaine, la période de plus forte créativité pour un forgeron, je suis tombé malade. C’est pendant ma maladie que j’ai pris la décision de m’ouvrir aux autres traditions, pas uniquement la tradition Bizen, mais également la tradition Sôshû, et ainsi de ne pas me laisser enfermer dans une seule technique.
Je suis l’héritier d’une maison de forgeron existante depuis la fin de l’époque d’Edo, mais je pense que certains peuvent être intéressés par mon approche, à la fois issu de la tradition, mais également de ma propre conception de loup solitaire. Je veux dépasser les barrières des différentes écoles en créant des sabres innovants et basés sur la fusion de différents styles.
Le pouvoir fascinant des sabres japonais
— Le sabre japonais a toujours voulu répondre à deux valeurs : celle pratique, en tant qu’arme de combat, et celle esthétique, en tant qu’œuvre d’art. Les armes pour usage réel en combat ne sont plus fabriquées actuellement, mais est-il vrai qu’autrefois, pour éprouver leur tranchant, les lames étaient testées en tuant de vrais hommes ?
MIYAIRI À l’époque des samouraïs, on testait les lames en fonction du nombre de cadavres de condamnés à mort décapités qu’elles parvenaient à couper en deux. On entassait les cadavres les uns sur les autres, et si d’un seul coup de sabre on en coupait un, c’était une lame de « 1 corps », si on en coupait deux, c’était une lame de « 2 corps », etc. Ou encore, on sabrait un cadavre de condamné par en bas, et si on parvenait à couper jusqu’à la clavicule, l’endroit le plus difficile à trancher, alors la lame était réputée de « grand œuvre ».
N’oubliez pas que, dans les feuilletons historiques télévisés ou au cinéma, si vous voyez un combattant faire des moulinets à une seule main avec son sabre, c’est parce que son sabre est un faux. Les vrais sabres pesaient entre 1 et 3 kilos, donc loin d’être des choses que vous agitiez à la légère. En duel, la moindre erreur pouvait vous coûter la vie, au point que des sources écrites indiquent que de grands maîtres du sabre, comme Miyamoto Musashi et Sasaki Kojirô, restaient face à face le sabre levé pendant une demi-journée, avant de déclencher une offensive .
— La majorité des chefs-d’œuvre aujourd’hui sont des armes d’apparat, c’est-à-dire des armes à admirer. Une lame qui cherche une valeur esthétique n’a pas nécessairement d’efficacité réelle, par contre, elle requiert une expertise réelle de la part de celui qui l’admire. Alors en quoi consiste cette beauté des sabres japonais ?
MIYAIRI La valeur esthétique d’un sabre japonais réside dans la beauté de sa forme générale, et dans celle des motifs en forme de vagues (hamon) qui apparaissent naturellement sur la lame après sa trempe, et qui témoignent de la qualité du métal lui-même. Les épées d’autres pays aussi ont des motifs gravés ou des parures, mais leurs valeurs sont décoratives, tout comme la bijouterie. La valeur esthétique d’une lame japonaise ne recherche pas la décoration pour elle-même, mais plutôt le savoir-faire artisanal qui laisse la beauté du métal s’exprimer.
Les trois trésors sacrés du Japon sont un miroir, un joyau et une épée. Autrement dit, depuis les temps les plus anciens, les Japonais ont éprouvé le pouvoir mystérieux des objets qui brillent. C’est la raison pour laquelle nous attachons de l’importance à la technique du polissage et que nous la développons depuis si longtemps.
Étudier la beauté des katana permet d’en apprécier de plus en plus la profondeur. Je reçois parfois des commandes d'autres pays, et certains étrangers sont de très bons connaisseurs des sabres japonais.
Le « goût » unique du sabre court munitieusement décoré
À côté de sa maîtrise des audacieux katana, Miyairi possède un autre visage : celui de créateur de tôsu, les sabres courts, qui possèdent une élégance et une délicatesse bien à eux. Les tôsu étaient particulièrement en usage chez les aristocrates de l’ère Tempyô (729-749) pour qui ils étaient également un élément de parure. La mode était alors de les décorer d’une gravure d’ivoire colorée appelée bachiru très raffinée inspirée de la Chine des Tang. Miyairi est aujourd’hui le seul maître forgeron capable de réaliser un tôsu de bout en bout, de la lame à la gravure, uniquement avec les techniques de l’époque.
— Qu’est-ce qui vous permet de passer avec une telle aisance du monde du katana, extrêmement dynamique et tout en puissance, à celui, tout en raffinement et élégance, des tôsu ?
MIYAIRI Forger des tôsu si délicats me permet d’acquérir un regard également plus méticuleux sur les katana. On dit que les tôsu étaient portés par les aristocrates, entre l’ère de Tempyô et l’époque de Heian. Mais même aujourd’hui, je reçois régulièrement des commandes pour des tôsu, comme amulette ou porte-bonheur. Et je suis fier de perpétuer cette riche tradition de la culture japonaise ancienne. En 2009, à la demande de l’Agence de la maison impériale, j’ai réalisé la réplique d’un sabre court appartenant au Shôsôin(*1) à Nara. Mais il ne s’agit pas seulement de copie. Il est important de saisir et d’interpréter les techniques et la qualité des matériaux perdus de l’époque. Non seulement par une étude scientifique, mais également par la compréhension de l’atmosphère de la période concernée. D’autant plus que les pièces du trésor du Shôsôin ne peuvent pas être sorties, pas question de les emprunter pour les emporter dans mon atelier. J’avais des photos, mais pour reproduire cette lame sans avoir l’objet même sous la main, cela m’a demandé de me rendre d’innombrables fois à Nara pour rester avec le tôsu du trésor, pendant des heures et des heures en tête à tête. C’est en me laissant envahir de tout mon corps et de toute mon âme par plus de 1 200 ans de présence que j’ai réussi à le reproduire.
(*1) ^ Pavillon en bois construit dans l'enceinte du temple Tôdaiji à l’ère Tempyô, il abrite une grande partie des trésors impériaux de l’empereur Shômu et de l’impératrice Kômyô. Il est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco avec « l’ancienne capitale impériale de Nara ».
Recréer un sabre légendaire
Maître Miyairi est également en charge de la reproduction du célèbre sabre Shokudaikiri Mitsutada, appartenant au trésor de la famille Tokugawa de Mito. On dit que les plus grands guerriers ont été pris de passion pour ce sabre, à commencer par Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi, Date Masamune et Tokugawa Mitsukuni. Son nom de Shokudaikiri (« le coupeur de chandeliers ») lui vient semble-t-il d’un épisode au cours duquel Date Masamune, voulant châtier l’un de ses subordonnés, le coupa en deux, et coupa en même temps tous les chandeliers autour de lui. Malheureusement, le sabre était devenu tout noir et avait perdu les hamon lors de l'incendie suivant le grand tremblement de terre du Kantô en 1923. Maître Miyairi l’a donc splendidement reproduit, et il est actuellement exposé au public au Musée Tokugawa de Mito. À noter que le célèbre sabre est également un personnage de Touken ranbu (« Dance folle des sabres »), un jeu vidéo très célèbre au Japon, et la nouvelle de la reproduction du Shokudaigiri a très vite fait le tour de la communauté des fans du jeu.
— Comment avez-vous fait pour reproduire le Shokudaikiri Mitsutada qui était devenu entièrement noir depuis un incendie, sans aucune possibilité de vérifier quel était son état original ? Le seul dessin qui en restait pouvait-il suffire pour le reproduire ?
MIYAIRI Le point essentiel dépasse les questions de technologie et de savoir-faire. Réaliser un sabre qui encapsule en lui et dégage la même atmosphère à partir d’un seul document dessiné, c’est impossible avec sa tête, mais seulement si vous utilisez tout votre corps et tout votre esprit. Le « nuage » chapeautant les motifs en forme de vagues apparus sur la lame se nomme utsuri (« reflet »). Mais on ne fabrique plus de sabres avec utsuri depuis les débuts de l’époque de Muromachi (1336-1573). Or, il semble qu’avant de devenir tout noir, le Shokudaikiri Mitsutada présentait un « reflet » tout à fait caractéristique. Pour le refaire, il fallait donc retrouver et maîtriser une technique totalement oubliée depuis des siècles. Réaliser un sabre porteur d’une telle atmosphère se situe bien au-delà de ce qu’une technique peut obtenir. C’est un état d’esprit. Pour reproduire jusqu’à l’atmosphère, il fallait que je m’efface comme individu créateur de sabres et m’engager dans une approche totalement différente de celle que j’adopte normalement lorsque je travaille. Pour cet ouvrage, avant de réussir un Shokudaikiri Mitsutada convaincant, j’ai dû procéder par tâtonnement. C’était un véritable défi, qui m’a demandé d’aller au-delà de mes propres capacités.
(D'après un original en japonais du 15 février 2018. Interview et texte : Kutsuwada Satsuki. Photos : Kimura Naoto)