Un Japonais rend hommage aux victimes américaines de Hiroshima…
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Un Japonais passionné par une énigme de la Seconde Guerre mondiale
Mori Shigeaki est l’un des survivants du bombardement nucléaire de Hiroshima. Pendant plus de 40 ans, il s’est efforcé – en dépit de l’inertie et des critiques larvées des autorités – de reconstituer l’histoire de douze soldats de l’armée américaine tués en même temps qu’une centaine de milliers de Japonais par la première bombe A utilisée en temps de guerre, le 6 août 1945.
Les recherches patientes de Mori Shigeaki sont en grande partie passées inaperçues jusqu’au jour où Barry Frechette, un réalisateur américain des environs de Boston, en a entendu parler par le plus grand des hasards. Il se trouve en effet que le grand-oncle de ce cinéaste et l’un des 12 prisonniers de guerre américains de Hiroshima étaient amis du temps où ils allaient à l’école.
Barry Frechette dit qu’il a tout de suite compris que la quête de Mori Shigeaki pour trouver la vérité ferait un superbe documentaire mais qu’il était loin de se douter à quel point ce projet changerait la vie de tous ceux qui s’y sont trouvés impliqués.
« Pendant 40 ans, M. Mori s’est passionné pour l’énigme posée par ces 12 Américains et il a cherché à la résoudre jusque dans ses moindres détails », explique le réalisateur. « Il voulait leur rendre hommage, perpétuer leur mémoire et dire à leurs familles ce qui s’est passé. Et c’est ce qu’il a réussi à faire. »
Des bombardiers américains abattus à la fin de la Seconde Guerre mondiale
Cette histoire extraordinaire a commencé à la fin du mois de juillet 1945, bien avant la naissance de Barry Frechette. Deux bombardiers B-24 Liberator de l’armée de l’air – appelés respectivement Lonesome Lady et Taloa – et deux bombardiers en piqué de la marine des USA ont été abattus au moment où ils attaquaient des cibles japonaises.
Les hommes ayant survécu au crash de leur avion ont été pour la plupart conduits à Hiroshima, l’agglomération importante la plus proche, et retenus prisonniers au siège de la police militaire de la région du Chûgoku. Le lieutenant Thomas Cartwright, qui pilotait le B-24 Lonesome Lady, a été séparé de ses camarades et envoyé à Tokyo pour y être interrogé.
Thomas Cartwright a eu ainsi la vie sauve. Le siège de la police militaire du Chûgoku se trouvait en effet à moins de 400 mètres de l’épicentre de l’explosion de « Little Boy » larguée sur Hiroshima, le 6 août 1945, à 8 heures 15 du matin.
Neuf des soldats américains emprisonnés à Hiroshima ont dû vraisemblablement périr sur le champ. Le sergent Hugh H. Atkinson, originaire de Seattle, dans l’État de Washington, a survécu par miracle à l’explosion, mais il est décédé peu après, en raison de l’irradiation aigue qu’il avait subie. Deux autres prisonniers, le sergent Ralph J. Neal et le soldat de troisième classe des services aériens de la marine, Normand R. Brissette, qui avaient été emmenés dans une autre partie de la ville pour y être interrogés, se trouvaient beaucoup plus loin quand la bombe a explosé au-dessus de Hiroshima, à environ 600 mètres de hauteur. Malheureusement, ils étaient encore trop proches de l’épicentre pour avoir une chance de survivre. Ils sont morts deux jours plus tard à cause de l’intensité des radiations, en dépit des soins prodigués par un médecin japonais.
Trois jours après, le 9 août, les États-Unis ont largué une seconde bombe A, cette fois sur Nagasaki. Et le Japon a capitulé 6 jours plus tard, le 15 août 1945.
Le chaos indescriptible consécutif à l’explosion de la bombe A
Durant la période chaotique qui a immédiatement précédé et suivi la capitulation japonaise, les autorités militaires américaines ignoraient ce qu’il était advenu des prisonniers de guerre incarcérés à Hiroshima. Tout ce qu’elles ont été en mesure de faire a consisté à dire à leurs proches qu’ils étaient portés disparus. Ce discours a continué à servir de version officielle des faits bien après que les familles eurent abandonné tout espoir de les revoir vivants. Il a fallu attendre l’année 1983 pour que Washington confirme, non sans réticence, que les prisonniers de guerre américains de Hiroshima étaient morts pendant le bombardement atomique.
Au moment de l’explosion de la bombe A, Mori Shigeaki avait tout juste 8 ans et il a failli périr lui aussi dans le déluge de feu qui s’est abattu sur sa ville natale.
« Je me trouvais à environ 2,5 kilomètres du centre de l’explosion, sur une colline située à côté de mon école, au nord-est de la ville », précise-t-il. « Le souffle m’a projeté dans un cours d’eau et puis j’ai été enveloppé par le nuage en forme de champignon. Il faisait si sombre que je ne pouvais pas voir mes mains, même quand je les mettais à 10 centimètres de mon visage. L’onde de choc était d’une violence inouïe. J’ai vu des choses projetées dans les airs tout autour de moi. J’ai cru que c’est la Terre elle-même qui avait explosé. Par miracle, je n’ai pas été blessé. »
Après la guerre, Mori Shigeaki a essayé de recommencer à vivre normalement, comme les autres survivants de la bombe atomique. À l’école, il était particulièrement brillant en histoire, mais il n’a jamais pu réaliser son rêve d’enseigner cette matière. À la fin de ses études universitaires, il a travaillé d’abord dans une grande entreprise d’investissement puis pour Yamaha Corporation, une firme japonaise spécialisée, entre autres, dans la fabrication d’instruments de musique.
Une passion qui prend la forme d’une mission
Mori Shigeaki n’a pas pour autant renoncé à son goût pour les recherches sur le passé. Pendant les années 1970, il a entendu dire que, peu avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, un bombardier américain s’était écrasé prés d’Ikachi, un village de montagne qui fait aujourd’hui partie de l’agglomération de Yanai, dans la préfecture de Yamaguchi.
« Je me suis rendu sur place et j’ai demandé aux paysans qui travaillaient dans les montagnes des environs s’ils savaient quelque chose à ce sujet », raconte-t-il. « Les villageois étaient tous au courant de cette histoire et ils m’ont emmené sans trop de peine à l’emplacement exact du crash. »
Mori Shigeaki a constaté que l’avion en question n’était autre que le bombardier Lonesome Lady. Il a ensuite consacré un certain nombre d’années à des recherches qui lui ont permis d’identifier les membres de l’équipage et de confirmer que certains avaient bien été emmenés à Hiroshima, au siège de la police militaire du Chûgoku. Il a également appris que les hommes du B-24 Lonesome Lady avaient été rejoints par ceux de trois autres avions abattus à peu près au même moment par les Japonais.
Mais Mori Shigeaki ne s’est pas contenté de l’identité des prisonniers de guerre américains victimes de la bombe A de Hiroshima. Il voulait aussi retrouver les membres encore en vie de leurs familles pour leur communiquer les informations qu’il avait recueillies. Les autorités ne lui ont pas été d’un grand secours dans sa démarche. À l’époque, le gouvernement japonais considérait que la guerre appartenait à un passé révolu et les États-Unis faisaient tout pour présenter leur ennemi de jadis comme un solide allié. Mori Shigeaki n’en a pas moins entrepris de faire des recherches sur les noms de famille correspondant à ceux des soldats américains morts à Hiroshima. Il a commencé par appeler les opérateurs téléphoniques de l’État de Washington en demandant à ce qu’on le mette en relation avec les personnes dont le patronyme figurait sur sa liste.
« À Hiroshima, il y avait une quantité impressionnante de stèles et de plaques commémorant les victimes de la bombe A, mais pas une seule concernant les prisonniers de guerre américains tués par l’explosion », précise Mori Shigeaki. « Pour moi qui avais survécu, c’était une raison de plus de chercher à contacter les familles de ces hommes pour les informer du sort qui avait été le leur. »
« J’ai pris la décision de continuer sans relâche jusqu’à ce que je trouve les proches de ces soldats américains et que leurs noms soient inscrits sur le registre officiel des victimes de la bombe du Mémorial national de la paix de Hiroshima », ajoute Mori Shigeaki. « Mais la tâche était loin d’être aisée. Les États-Unis sont en effet constitués de 50 états où vivent plusieurs centaines de millions d’habitants. »
Les premiers contacts avec les familles des victimes
Pendant la période où il a effectué ces recherches, les factures de téléphone pour les communications internationales de Mori Shigeaki ont atteint quelque 70 000 yens (environ 570 euros selon le taux de change actuel) par mois. Mais le jeu en valait la chandelle. C’est ainsi en effet qu’il a pu entrer en contact avec Francis Ryan, le frère du soldat James Ryan, qui vivait à Atlanta, dans l’État de Géorgie.
« La première fois que le nom de l’un de ces hommes a été inscrit sur le registre officiel des victimes de la bombe de Hiroshima, j’ai éclaté en sanglots », se souvient Mori Shigeaki. « Personne ne m’avait demandé de faire une chose pareille. Je n’ai bénéficié d’aucune aide et tout le monde était persuadé que je courais à l’échec. Mais j’étais résolu à poursuivre ma tâche, quoi qu’il advienne. »
Mori Shigeaki a réussi à retrouver Thomas Cartwright grâce aux informations fournies par Francis Ryan, en particulier des photographies prises avant une mission. Les deux hommes ont dès lors développé des liens d’amitié qui ont duré 20 ans – au travers notamment d’une correspondance de plus de cent lettres et autres cartes postales –, jusqu’au décès du pilote du Lonesome Lady, survenu en 2015.
En 1999, un autre souhait de Mori Shigeaki s’est réalisé avec l’inauguration d’une plaque de cuivre à la mémoire des prisonniers de guerre américains sur le site du siège de la police militaire du Chûgoku. Le 6 août 2012, jour anniversaire du bombardement de Hiroshima, Mori Shigeaki a rencontré Clifton Truman Daniel, le petit-fils du président Harry Truman (1884-1972) qui avait donné l’ordre d’utiliser la bombe A. Et celui-ci est allé s’incliner et déposer des fleurs devant la plaque commémorant le destin tragique des soldats américains morts à Hiroshima.
Le travail acharné de Mori Shigeaki a fini par porter peu à peu ses fruits, en particulier grâce aux recherches minutieuses qu’il a effectuées dans les archives de la bibliothèque du Congrès américain où sont conservées, entre autres, quelque 10 000 caisses de pièces à conviction. Il a ainsi réussi à retrouver des membres des familles des 12 prisonniers morts à Hiroshima.
Une fois qu’il a eu résolu l’énigme qui lui tenait tant à cœur, Mori Shigeaki n’a pas voulu en rester là. Il s’intéresse à présent au sort des prisonniers de guerre britanniques et hollandais qui étaient à Nagasaki le 9 août 1945, le jour où les Américains ont largué une seconde bombe A.
Un cinéaste américain fasciné par le travail acharné de Mori Shigeaki
La famille de Normand Brissette, un des prisonniers américains tués par la bombe A à Hiroshima, a remercié Mori Shigeaki pour les renseignements qu’il lui a fournis. Elle s’est en outre empressée de transmettre ces informations à l’ami d’enfance de Normand Brissette, Eddie Chandonnet. Et celui-ci a de son côté raconté à son petit-neveu, le cinéaste américain Barry Frechette, comment la famille Brissette avait appris ce qui s’était passé, plus de 60 ans après les faits.
Barry Frechette avoue volontiers qu’il a été « aussitôt fasciné par l’histoire de ces 12 Américains morts à Hiroshima, sans que l’on sache au juste ce qui leur est arrivé. Une histoire incroyable que je ne pouvais pas laisser passer comme ça. »
Le réalisateur américain a contacté Mori Shigeaki au cours du printemps 2013. Et en février 2014, il s’est rendu une première fois au Japon, pour « en avoir le cœur net ». « Je suis allé chez M. Mori et quand je suis rentré dans la salle de séjour, j’ai vu des piles de documents entassées sur le piano et la table basse. M. Mori sait une foule de choses sur chacun des soldats américains de Hiroshima. Mariage, enfants, ville d’origine, présence sur tel ou tel vol. Je me suis tout de suite dit qu’il fallait que quelqu’un raconte cette histoire incroyable. »
« En allant au Japon, je ne m’attendais pas à rencontrer quelqu’un qui en saurait plus sur Normand Brissette que les gens qui passent sans se poser de questions devant la stèle érigée à sa mémoire à Lowell, sa ville natale, dans l’État du Massachussetts. Mais c’est pourtant ce qui s’est passé. »
Pendant les deux années qui ont suivi, Barry Frechette a réalisé un documentaire auquel il a donné le nom de Paper Lanterns. Il est retourné au Japon avec Susan Brissette Archinski, la nièce de Normand Brissette, et Ralph Neal, le neveu du prisonnier américain mort à Hiroshima qui s’appelle exactement comme son oncle.
Les rencontres forcément pleines d’émotion qui ont eu lieu à cette occasion sont devenues un des atouts majeurs de Paper Lanterns. Un film d’une heure qui retrace l’histoire des prisonniers de guerre américains morts à Hiroshima, des membres de leurs familles leur ayant survécu et de l’historien japonais qui les a réunis.
« Il m’a fallu trois années pour réaliser ce projet. Trois années difficiles mais qui en valaient la peine », précise Barry Frechette. « Nous avons réussi à former une incroyable famille et depuis, j’ai l’impression que le monde est beaucoup plus petit. Je souhaite vraiment que le travail énorme accompli par M. Mori soit reconnu à sa juste mesure, c’est important pour moi. Mori Shigeaki est quelqu’un de très bien. »
Bande-annonce de Paper Lanterns, un documentaire de Barry Frechette
Les prisonniers de guerre américains tués par la bombe A de Hiroshima (ordre alphabétique)
Nom | Lieu de naissance | Nom de l’avion abattu |
---|---|---|
Hugh H. Atkinson | Seattle, Washington | Bombardier B-24 Lonesome Lady |
Charles O. Baumgartner | Sebring, Ohio | Bombardier B-24 Taloa |
Normand R. Brissette | Lowell, Massachussetts | Bombardier en piqué Curtiss SB2C |
Joseph E. Dubinsky | Washington, Pennsylvanie | Bombardier B-24 Taloa |
Buford J. Ellison | Abilene, Texas | Bombardier B-24 Lonesome Lady |
John J. Hantschel | Appleton, Wisconsin | Chasseur embarqué Grumman F6F |
John A. Long Jr. | New Castle, Pennsylvanie | Bombardier B-24 Lonesome Lady |
Durden W. Looper | Huntington, Arkansas | Bombardier B-24 Lonesome Lady |
Julius Molnar | Kalamazoo, Michigan | Bombardier B-24 Taloa |
Ralph J. Neal | Corbin, Kentucky | Bombardier B-24 Lonesome Lady |
Raymond L. Porter | Butler, Pennsylvanie | Bombardier en piqué Curtiss SB2C |
James M. Ryan | Binghamton, New York | Bombardier B-24 Lonesome Lady |