Théâtre de marionnettes japonais : l’un des derniers maîtres-sculpteurs de têtes
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Le théâtre de marionnettes bunraku, un art de la scène en perte de vitesse
Les débuts du théâtre de marionnettes japonais remontent à l’époque Azuchi Momoyama (1573-1603). Ce genre dramatique s’est manifesté sous la forme du ningyô jôruri qui combine la manipulation à la main de marionnettes de grande taille et la récitation de textes avec accompagnement au shamisen (un luth à trois cordes). Au cours du XVIIᵉ et du XVIIIᵉ siècle, il a eu un grand succès auprès du public et s’est développé de façon particulièrement spectaculaire non seulement dans les villes d’Osaka et de Kyoto, mais aussi dans l’île d’Awaji et la province d’Awa qui correspond à l’actuelle préfecture de Tokushima, dans l’île de Shikoku. À un moment donné, le Awa ningyô jôruri aurait même donné lieu à des représentations sur près de 300 scènes de village.
Mais le théâtre de marionnettes a vu sa popularité diminuer de façon considérable entre le milieu de l’ère Taishô (1912-1926) et l’ère Shôwa (1926-1989). Il a en effet été supplanté par d’autres formes de spectacles notamment le cinéma, le manzai (dialogue comique entre deux comédiens) et le rakugo (histoires courtes souvent satiriques dites par des conteurs). C’est pourquoi un grand nombre de salles de théâtre de marionnettes ont fermé leurs portes après la Seconde Guerre mondiale.
Des maîtres-artisans de moins en moins nombreux
Amari Yôichirô est l’un des derniers maîtres-artisans qui perpétuent la tradition de la fabrication des têtes de marionnettes du théâtre japonais. Nous lui avons rendu visite dans son atelier de Tokushima où il a bien voulu nous donner des précisions sur son métier et sur le théâtre de marionnettes japonais.
« Les têtes des marionnettes du Awa ningyô jôruri sont plus grandes que celles du bunraku. Les marionnettes d’Awa étaient utilisées lors de spectacles qui avaient lieu sur des scènes de villages le soir et pendant la nuit. N’étant éclairées que par des lampes à huile et des chandelles, elles n’étaient pas très visibles. On a donc fait des têtes des marionnettes plus grandes de façon à ce qu’on puisse les voir de loin », raconte le maître-artisan de Tokushima. « La scène du bunraku étant très bien éclairée, il y a formation d’un halo avec une réflexion diffuse de la lumière. Dans le Awa ningyô jôruri en revanche, l’éclairage est nettement moins fort si bien que les marionnettes sont plus brillantes et qu’elles ont l’air plus vivantes. »
Cela fait une quarantaine d’années qu’Amari Yôichirô fabrique des têtes de marionnettes qu’il sculpte dans du bois avant de les laquer. Quand il était enfant, il avait déjà un canif de Higonokami et il a commencé à s’exercer à la sculpture en faisant des figurines de type Hakata ningyô et des casiers à bouteilles de vin.
« Je me suis lancé dans le métier de créateur de têtes de marionnettes lorsque le maître-artisan du vieux théâtre de jôruri qui se trouvait à côté de chez moi a quitté les lieux. J’ai travaillé pendant cinq ans en tant qu’apprenti chez un maître spécialisé en la matière. Aujourd’hui, il n’y a plus que trois ou quatre artisans qui ont une expérience de longue date. L’Association des fabricants de têtes de marionnettes d’Awa compte moins de 40 membres dont la plupart sont des amateurs », explique Amari Yôichirô.
Un travail d’une grande minutie
« Pour réaliser une tête, il faut environ un mois. Je commence par sculpter le corps de la tête et je termine avec les oreilles. Je crois qu’au total j’ai dû faire à peu près 150 têtes de marionnettes. Mais j’estime en avoir réussi seulement une ou deux », affirme Amari Yôichirô.
« Quand on fabrique une tête, il faut tenir compte du temps. Si l’humidité ambiante est supérieure à 60 %, on ne peut pas procéder au laquage. Sinon la laque risque de se fissurer et de se détériorer. Lorsque que les têtes des marionnettes du bunraku se salissent au cours des représentations, on les remet à neuf en les enduisant d’une légère couche de laque. Mais dans le Awa jôruri, on ne procède jamais à un nouveau laquage des têtes, sauf quand il leur arrive de tomber ou d’être victimes d’un choc. On les utilise telles quelles pendant 30 ou 40 ans. Les têtes des marionnettes du bunraku sont fabriquées, même à l’heure actuelle, avec du cyprès du Japon (hinoki) provenant de préférence de la vallée du Kiso. Mais pour celles du Awa jôruri, qui sont plus grandes, on utilise un bois plus léger, celui du paulownia (kiri). Pour ma part, j’emploie du kiri d’Aizu, dans la région de Fukushima. »
La qualité du travail de l’artisan qui fabrique des têtes de marionnettes tient aussi à celle de l’affûtage des outils qu’il utilise pour sculpter le bois. « Les ciseaux à bois (nomi) jouent un rôle vraiment essentiel. Ce sont eux qui font tout le travail. S’ils ne sont pas bien aiguisés, ils ne sont pas précis. Les spécialistes de l’affûtage n’hésitent pas à aller jusqu’à Kameoka, dans la préfecture de Kyoto, pour acheter leurs pierres à aiguiser. À l’heure actuelle, les pierres à aiguiser naturelles sont rares. »
Le soin extrêmement minutieux que demande la réalisation des têtes de marionnettes du théâtre japonais explique leur prix très élevé. « La tête sur laquelle je suis en train de travailler en ce moment coûte 350 mille yens. Pour une tête de marionnette du bunraku, il faut compter 600 000 yens. Et si on ajoute la chevelure réalisée par un spécialiste, on arrive au chiffre de 800 000 à un million de yens. »
Des têtes de femmes plus difficiles à réaliser que celles des hommes
« La réalisation des têtes des personnages masculins ne pose pas trop de difficultés. Mais il en va tout autrement pour celles des femmes. La difficulté réside dans l’expression de leurs sentiments. Je crois que je fabrique davantage de marionnettes de héros masculins. Sans doute parce que celles de femmes sont plus facilement interchangeables… La souffrance, c’est vraiment quelque chose de fort. Il faut entrer dans la peau du personnage…
L’impression la plus forte que j’ai ressentie dans le cadre de mon métier, c’est quand j’ai fabriqué une marionnette pour le théâtre jôruri de Nose, dans la préfecture d’Osaka. À cette occasion, Kiritake Kanjûrô – le descendant d’une grande lignée de manipulateurs de marionnettes – m’a rendu visite. Il a pris la marionnette pendant quelques instants. J’en ai eu froid dans le dos. Elle avait l’air vraiment vivante. C’était formidable. Un véritable professionnel. Un moment inoubliable. »
Une tête qui change soudainement d’apparence
Les têtes de marionnettes du théâtre japonais sont dotées d’un système permettant de les animer. Ce mécanisme comporte notamment un poil de fanon de baleine qui sert de ressort. « Ce poil devrait en principe provenir d’une baleine franche du Pacifique nord (semi kujira), mais on n’en trouve plus à l’heure actuelle parce que cette espèce est protégée depuis 1935. L’inconvénient des poils de fanon, c’est qu’ils attirent les insectes parce que c’est une matière naturelle. Mais en l’absence de parasites, ils peuvent très bien faire office de ressort pendant 30 ou 40 ans. »
Amari Yôchirô prend une tête de marionnette qui doit incarner le personnage d’une femme appelée Kiyohime dans la pièce Anchin Kiyohime densetsu (Histoire d’Anchin et Kiyohime). Kiyohime tombe amoureuse du moine Anchin. Pour échapper à ses assiduités, celui-ci prend la fuite et traverse la rivière Hidakagawa en bateau. Kiyohime, folle de rage, se jette à l’eau pour rattraper le moine et se transforme en un énorme serpent. Elle change donc subitement d’apparence. Les femmes sont terrifiantes.
Pour illustrer son propos, Amari Yôichirô tire sur une ficelle. La tête de la marionnette se transforme en un instant, au point d’être effrayante. « Voilà comment elles deviennent ! » Et il ajoute « Pour que le changement fasse vraiment son effet, il faut qu’au début, la tête de la marionnette ait l’apparence d’une charmante jeune fille ».
L’influence sur les technologies d’avant-garde
Dans l’atelier d’Amari Yôichirô, il y a un certain nombre de marionnettes à l’allure nettement plus moderne que celles qu’on a coutume de voir sur les scènes de théâtre japonaises. L’une d’elles est une adaptation pour le bunraku de Kuidaore Tarô – un automate ayant l’apparence d’un clown à lunettes jouant du tambour – qui est l’un des emblèmes du fameux quartier Dôtonbori de la ville d’Osaka. « C’est une commande que j’ai réalisée pour le théâtre de bunraku d’Osaka », précise Amari Yôichirô.
« J’ai eu droit à une autre commande peu commune. Un jour, un groupe de chercheurs universitaires est venu me voir. Ces professeurs m’ont dit qu’ils voulaient que je fabrique une marionnette pour eux. Ils m’ont aussi expliqué qu’ils voulaient fixer sept capteurs à l’intérieur. Dans la tête, le cou, les mains et les vêtements. En regardant des pièces de bunraku, ils avaient constaté que les marionnettes étaient parfois plus expressives que les êtres humains et ils avaient donc décidé d’effectuer des mesures sur les mouvements du visage, des mains et du corps tout entier. Ils comptent utiliser les résultats de leurs travaux pour la fabrication des robots. Quand je vois une tradition vieille de quatre siècles influencer des techniques à la pointe de l’avant-garde, j’ai l’impression de rêver ! », conclut le maître-artisan.
Dans la vidéo ci-dessous, Amari Yôichirô présente plusieurs des têtes qu’il a fabriquées. (D’après un article en japonais du 20 avril 2015. L’interview d’Amari Yôichirô a été réalisée dans son atelier de Tokushima. Photographies de Nakano Haruo. Remerciements : Association du tourisme de la préfecture de Tokushima, Théâtre de marionnettes Awa Jûrôbei Yashiki.)