Les défis artistiques de Natsuki Mari
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Succès international au théâtre
L’une des œuvres les mieux reçues de Natsuki Mari est sa série de spectacle conceptuel Inshôha (Impressionniste), qui explore sur un mode très personnel la question de la performance physique face à l’art, au langage et à l’espace. La série a reçu un accueil enthousiaste en Grande-Bretagne, France, Allemagne et Pologne. La série se compose aujourd’hui de 10 spectacles, dans lesquels Natsuki Mari est à la fois auteur et interprète. Elle a fondé en 2007 la compagnie MNT (Mari Natsuki Terroir) pour former de jeunes performers dans l’espoir de produire leurs spectacles à la fois au Japon et à l’étranger. En 2014, le dernier opus de la série Impressionniste était une adaptation de Cendrillon, avec une nouvelle approche du conte classique comme incarnation de la beauté.
NATSUKI MARI J’ai commencé la série Impressionniste en 1993. Je suis allée jouer le spectacle en France et en Pologne parce qu’il n’avait pas été bien accepté au Japon. Parce que c’était une œuvre d’avant-garde, il n’a pas été compris ici, au point que les journaux en ont dit que je me complaisais dans l’autosatisfaction. Alors je suis allée à l’étranger pour voir quelle réaction il recevrait, et nous avons été abreuvés de bravos à Paris, en Pologne et en Allemagne. C’était le jour et la nuit comparés à la froideur de la réception que nous avons eue au Japon. Et comme je suis du genre à donner le meilleur de moi-même pour peu que je me sente encouragée, j’en ai écrit un autre et nous l’avons fait tourner en différents lieux majeurs du théâtre comme Avignon et Edinburgh. De retour au Japon, je me suis vraiment demandée pourquoi je n’arrivais pas à faire venir le public japonais à mon spectacle et j’ai lancé ma propre compagnie pour que la série Impressionniste puisse se poursuivre.
——Peut-être le public étranger a trouvé votre spectacle positif et stimulant ?
NATSUKI En effet. On m’a dit que les artistes japonais en tournée à l’etranger entretenaient presque obligatoirement toute une quantité de traditions, comme le kimono, mais qu’il n’y avait rien de japonais chez moi. En même temps, ce que j’ai senti difficile à l’étranger, c’est quand, lors de ma première interview, on m’a posé des questions sur la politique. J’ai également eu des questions sur ma philosophie, et ces expériences m’ont aidée à devenir plus forte et à polir mon jeu. Je savais que si je voulais amener Impressionniste jusqu’au bout, je devais me blinder et m’y donner à fond.
Soutenir les mamans et les enfants d’Éthiopie
——Je suis également intéressé par votre action de soutien en Éthiopie, où en 2010 vous avez initié le projet One of Love Project. Qu’est-ce qui vous a poussé à faire cela ?
NATSUKI Du fait que je n’ai pas d’enfants moi-même, au début j’ai simplement choisi trois pays où je n’étais jamais allée, et j’ai envoyé de l’argent en tant que sponsor pour des enfants. Plus tard, j’ai trouvé un partenaire pour ma vie en la personne d’un musicien [Saitô Nobu, percussionniste – N.D.L.R.], nous envisagions de voyager et nous avons décidé d’aller rencontrer ces enfants en apportant des instruments de musique. En définitive nous sommes revenus enchantés de ce voyage, et nous avons créé une organisation appelée One of Love Project afin d’apporter encore plus d’aide.
Le projet a commencé en Éthiopie, où nous aidons à l’amélioration de l’environnement éducatif des enfants et l’environnement de travail des femmes. Nous levons des fonds que nous envoyons en Éthiopie, en organisant un concert live chaque année le 21 juin à l’occasion de la fête internationale de la musique, et la vente de roses avec des fleuristes qui nous soutiennent.
L’inspiration de Janis Joplin
——Quelles sont vos racines musicales ?
NATSUKI Je dirais que mes racines viennent de la musique classique. Mon père était employé dans une maison de commerce, mais il adorait la musique, et j’ai grandi en l’écoutant jouer du piano classique. Donc voilà où elles sont, mes racines ! Puis j’ai grandi, et à l’adolescence j’ai écouté du rock occidental, et les chansons et la voix de Janis Joplin m’ont tellement électrifiée que j’ai voulu devenir chanteuse comme elle. C’est sa voix qui m’a réellement capturée. Ça a été la première fois que j’ai réellement réfléchi à faire carrière dans la musique. Mais quand j’ai réussi à obtenir une proposition pour devenir chanteuse et un premier album, c’était pour faire dans le genre de la pop japonaise ordinaire de l’époque, qu’on appelait kayôkyoku. Pendant très longtemps, la musique de Janis est restée uniquement ce que j’écoutais pour moi seule. C’est 30 ans plus tard, quand j’ai formé mon propre groupe, que j’ai pu chanter ses chansons et faire réellement du blues rock.
Les années cabaret
——Vous avez eu des moments difficiles en tant qu’artiste…
NATSUKI Quand je regarde en arrière, pour moi, le pire est d’avoir été une mauvaise chanteuse. Bien sûr, j’ai eu deux ou trois succès, mais si j’avais eu un vrai talent, je pense que ces succès auraient pu en générer d’autres et je serais devenue une chanteuse qui aurait rempli des stades. Mais mes chansons, ma voix… n’avaient pas la magie qu’il fallait. Alors pendant 8 ans j’ai fini par chanter dans des cabarets. Ça a parfois été difficile, comme quand le public m’insultait, ce genre d’expériences déprimantes, mais disons que ça, je savais comment le surmonter. C’est mon manque de talent pour chanter qui me décourageait le plus.
Un jour, j’ai décidé de persévérer dans ce métier au moins tant que je resterais jeune, même si ma carrière ne décollait pas. Puis quand j’ai écouté ma voix de trentenaire, là j’ai dit à mon agent que je laissais tomber. Et un peu plus tard j’ai eu une proposition pour faire du théâtre.
——C’était dans les années 1980.
NATSUKI Oui. Et au début des années 1990, j’ai commencé Impressionniste. Ce n’est donc qu’à mes 40 ans que j’ai trouvé ce que je voulais vraiment faire. Toute ma carrière jusque là n’avait été qu’un prologue. Au théâtre, j’ai eu la chance de progresser, des petites productions jusqu’aux comédies musicales, et travailler avec des metteurs en scène comme Ninagawa Yukio ou Suzuki Tadashi m’a beaucoup aidée à mettre ma carrière d’actrice sur la bonne trajectoire. J’ai eu de la chance. Maintenant, mon travail se développe dans trois directions : Impressionniste, chanter, et One of Love Project, et l’idéal serait que je puisse vivre et créer de ces trois facettes.
Actrice de doublage pour un film de Miyazaki
——Vous avez fait la voix de la sorcière Yubaba dans Le Voyage de Chihiro de Miyazaki Hayao…
NATSUKI En 1990, j’ai passé six mois à New York, où j’ai appris à me vendre. J’avais envoyé une vidéo de mes spectacles de la série Impressionniste au Studio Ghibli, en leur demandant d’y jeter un œil. Je pense que c’est le producteur Suzuki Toshio qui les a vues et qui m’a contacté. Ensuite, quand il a entendu ma voix, Miyazaki Hayao a créé les personnages de Yubaba et de sa sœur jumelle Zeniba pour moi, et c’est comme cela que j’ai été engagée.
Je n’avais jamais vu de dessin animé avant, encore moins ceux de Ghibli. Je ne me figurais absolument pas de la chance exceptionnelle que c’était de jouer dans un film de Miyazaki, je l’ai fait comme j’aurais fait n’importe quel engagement. Puis j’ai entendu tout le monde très surpris d’apprendre que j’avais fait actrice de doublage pour Le Voyage de Chihiro, alors je suis allée le voir au cinéma, et j’ai trouvé ça bon ! Le film a même remporté un oscar et je suis très heureuse de l’avoir fait. Voilà l’histoire.
——Jouer avec la voix seule doit exiger une expressivité considérable…
NATSUKI J’ai commencé à aimer de travail de doublage à partir du Voyage de Chihiro, car dans le doublage, vous ne pouvez générer une forte présence si vous ne faites pas un usage total de la hauteur de voix, de l’intensité et du rythme – c’est à dire des dimensions élémentaires du jeu de l’acteur – et de les faire passer à travers le personnage que vous interprétez. Quitte à mal me faire comprendre, je dirais que c’est un travail très technique. Travailler comme actrice de doublage m’a énormément appris, et j’aime toujours autant faire de la narration.
——Vous êtes également conseillère auprès du Comité d’organisation des Jeux olympiques et paralympiques de Tokyo.
NATSUKI J’imagine que l’ancien Premier ministre Mori Yoshirô [président du Comité d’organisation des JO de Tokyo 2020] a pensé à moi parce qu’il s’est souvenu que j’avais reçu le Prix d’encouragement pour les Arts à l’époque où il était ministre de l’Éducation, justement.
Du fait que je viens de l’industrie du spectacle et du divertissement, j’ai immédiatement pensé à la cérémonie d’ouverture des Jeux. Les athlètes ont tous des corps magnifiquement sculptés, et je me suis toujours demandée pourquoi on les obligeait à porter des uniformes qui les rendent si difformes lors des cérémonies d’ouverture. Je pense que nous devrions demander à de talentueux jeunes Japonais actifs à l’étranger de réaliser les uniformes, ou alors les confier à un designer prometteur.
« Je me considère toujours comme une débutante »
——Vos spectacles récents dégagent une énergie intense, et sont particulièrement appréciés des jeunes femmes. D’où vous vient toute cette énergie ?
NATSUKI À la base, je me vois comme quelqu’un qui n’a pas de talent. C’est ce qui m’a poussée à commencer ma série Impressionniste en 1993, comme un échappatoire au désespoir. Et j’ai persévéré sur cette série depuis lors. Je me considère toujours comme une débutante qui vient d’être engagée et qui a envie de tout faire. Je ne cherche pas à coller à un soi-disant domaine qui serait le mien. À la place, je découvre de nouveaux aspects de moi-même à travers différentes approches, et peut-être est-ce cela qui donne une impression d’énergie.
——Vous acceptez tout le temps de nouveaux défis.
NATSUKI Oui. Je chante, je joue, je crée… et j’ai passé les quatre dernières décennies à me découvrir à travers tout cela.
——Aujourd’hui, vous en êtes arrivée au point où vous dégagez une présence et une confiance très forte.
NATSUKI C’est probablement de faire ce que j’aime qui me permet de « passer ». Il ne m’est pas facile de maintenir une image cohérente d’une Natsuki Mari qui serait satisfaite d’elle-même. Je débarque toujours avec de nouvelles idées, j’occupe tout l’espace et tout ce que je fais se termine de façon un peu bancale. À un moment donné, je finis toujours par me convaincre que la seule solution pour moi est de continuer ce que je sais faire de mieux : les combats en une seule manche.
Jeunes femmes, écoutez votre cœur !
——Que pensez-vous de la politique qui a été lancée au Japon de tirer parti de la « force des femmes » ?
NATSUKI Certaines femmes disent que le statut des femmes laisse encore beaucoup à désirer au Japon, mais je pense qu’on a tendance à reprocher les choses aux autres quand on manque d’une vision propre. Dans la société actuelle telle que je la vois, vous pouvez facilement monter dans l’échelle pour peu que vous sachiez vous présenter et que vous ayez une philosophie propre à vous. Ce dont les femmes japonaises ont besoin, c’est de savoir communiquer ce qu’elles ont d’aimable. Ce qui inclut les politiciennes.
——Que pensez-vous des jeunes femmes actuelles ?
NATSUKI Elles sont assez intelligentes et sensibles, presque au point d’être un peu trop « malignes ». Depuis qu’internet est universellement accessible, elles dominent absolument tous les domaines de la connaissance. Elles sont éminemment capables, mais elles ont un certain manque humain, comme de faire les choses face à face.
Et puis elles ne prennent pas facilement d’action. Il faut faire des choses pour en découvrir de nouvelles. L’expérience accumulée vous apporte plus de cœur et d’amour. Parce qu’en fin de compte, tout revient à une question d’amour, ses capacités d’amour demandent à être travaillées. Je pense que la vie se mesure au nombre de fois où vous avez eu le souffle coupé, et il n’y a rien de pire qu’un travail qui ne vous touche pas.
Surmonter la culture de l’immaturité
NATSUKI Une fois qu’une femme a lancé sa carrière, la prochaine étape devrait être de se mettre au service des autres. Mais le problème de la culture japonaise, c’est que c’est une culture enfantine, les gens vivent leur vie uniquement centrés sur eux-mêmes. Le volontariat et le don ne sont pas très courants au Japon, alors qu’il y a beaucoup de joie dans le fait d’agir pour d’autres.
Si les femmes japonaises vivaient en disant ce qu’elles ont dans la tête et en exprimant l’amour qui est en elles, je pense que nous aurions un pays plein de belles femmes merveilleuses.
——Vous êtes sur la ligne de front de la société, cela vous fait voir la douloureuse réalité de l’immaturité de la culture japonaise.
NATSUKI Kyary Pamyu Pamyu est la représentation parfaite de ce que l’on appelle « Cool Japan » et cela me dérange pas du tout. Ce qui me dérange, c’est le manque d’équilibre global. Cette façon de se focaliser sur un seul modèle de valeur. Dans les pays occidentaux, les femmes sont considérées comme de plus en plus belles au fur et à mesure qu’elles avancent en âge, et on donne des rôles aux acteurs et actrices de tous âges. Mais au Japon, pour des femmes de mon âge, il n’y a plus que des rôles de grand-mères ! Et les scénarios qui vont avec n’iront pas décrire le passé de ces vieilles, ils se contentent de les cloîtrer dans le décor. Pourquoi n’y aurait-il pas de scénario sur les 80 ans d’histoire de cette femme, si c’est son âge ?
Les hommes japonais ont besoin d’un choc culturel
NATSUKI Quant aux jeunes hommes, je crois qu’ils feraient bien d’aller travailler quelques années dans un pays en voie de développement, où la vie n’est pas aussi facile et confortable qu’au Japon. Cela sonne peut-être un peu radical comme attitude, mais à vrai dire, je serais pour un service militaire obligatoire au Japon. Ils auraient besoin de l’expérience d’un vrai choc culturel. Les Japonais ne savent plus la chance qu’ils ont. Comme les femmes, les hommes japonais restent dans l’enfance, très peu donnent une impression de maturité. Ils ont tous l’air de gentils otakus !
Même dans le monde du cinéma, très peu de réalisateurs sont capables de parler de tous les aspects du film, costumes, musique ou décors. À mon sens, être un véritable réalisateur de films, c’est tout connaître ; la musique, les livres, la mode, la cuisine… tout ! Seul un homme mûr, qui a une prise sur tout, sait comment faire un bon film.
(Propos recueillis par Harano Jôji, directeur représentatif de la Nippon Communications Foundation, le 27 février 2015. Photo de titre : L’Impressioniste NÉO Vol. 2 : Cendrillon, juin 2014, Hiro Kimura)