Ban Shigeru : le rôle social de l’architecte
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Un lieu ouvert à tous
—— Pour commencer, permettez-moi de vous présenter toutes mes félicitations pour le Prix Pritzker – la plus haute distinction qui puisse récompenser un architecte – que vous avez reçu le 24 mars dernier.
BAN SHIGERU Ce n’est pas parce que j’ai obtenu un prix prestigieux que les choses vont changer. Je ne veux pas me laisser influencer par ce genre de récompense. Je n’ai l’intention ni d’agrandir mon cabinet d’architecture ni d’accepter des projets plus facilement, même si on me fait des offres très importantes. Je pense que je vais continuer à travailler à une échelle modeste, comme je l’ai fait jusqu’à présent.
—— J’aimerais maintenant que vous nous parliez du Musée d’art préfectoral d’Oita (OpAm), dans l’île de Kyûshû, qui ouvrira ses portes en avril 2015. Comment avez-vous conçu cet édifice ?
BAN Il s’agit, comme son nom l’indique, d’un musée d’art, à ceci près qu’il n’est pas uniquement réservé aux amateurs d’art parce qu’il n’a pas été conçu comme une « boîte noire » dissimulant tout ce qui se passe à l’intérieur. J’ai voulu en faire un lieu ouvert à tous, où les gens qui ne sont pas particulièrement passionnés par l’art puissent eux aussi vivre un moment agréable. Un lieu où il soit possible d’organiser des manifestations et des activités qui ne relèvent pas forcément du domaine des beaux arts. Je pense que l’accès des édifices publics ne devrait pas être limité à une catégorie de personnes. C’est pourquoi j’ai conçu le Musée d’art préfectoral d’Oita comme un « lieu ouvert ».
Pour le Centre Pompidou-Metz, qui a été inauguré en 2010, j’ai utilisé le paysage urbain historique de Metz comme toile de fond et j’ai conçu le bâtiment proprement dit en fonction de son environnement. J’ai adopté la démarche inverse pour le Musée d’art préfectoral d’Oita. C’est une structure ouverte, sans séparations, dont l’intérieur est visible depuis l’extérieur et où l’on peut pénétrer très facilement. Entrer dans un bâtiment sans avoir à franchir d’obstacle, ce n’est pas du tout la même chose que d’y accéder en étant obligé de pousser une porte.
Le Musée d’art préfectoral d’Oita est un édifice qui se caractérise non seulement par son « ouverture » mais aussi par sa grande « flexibilité ». Il est en effet censé abriter des manifestations et des activités autres que des expositions d’art. Les gens qui passent à proximité peuvent être tentés d’y entrer rien que parce que ce qu’ils voient à l’intérieur les attire. La plupart du temps, les musées sont conçus sur le modèle de la « boîte noire ». Impossible de savoir ce qu’il y a dedans avant d’avoir acheté un billet et pénétré à l’intérieur. J’ai voulu faire quelque chose de différent en créant un édifice qui participe pleinement à la vie de la ville par le biais de l’art et de toutes sortes d’autres activités.
—— Dans la préfecture d’Oita, il y a aussi plusieurs bâtiments de l’architecte Isozaki Arata, qui est né à Oita en 1931 et dont vous avez été l’élève, n’est-ce pas ?
BAN C’est exact. J’ai travaillé pour l’agence d’Isozaki Arata pendant environ un an. Je suis aussi allé voir ses œuvres un nombre incalculable de fois, et ce depuis mon plus jeune âge. C’est le hasard qui a voulu que je remporte le concours pour la réalisation du Musée d’art préfectoral d’Oita, mais en tant qu’élève d’Isozaki Arata, je suis enchanté de construire un édifice à Oita, la ville natale de ce grand architecte.
Tokyo est propre, mais pas aussi belle que Paris
—— Que pensez-vous de la situation de l’architecture japonaise à l’heure actuelle ?
BAN Le Japon a cessé d’être un pays ouvert à l’expérimentation en matière d’architecture. Les réformes de la réglementation du bâtiment n’ont fait qu’aggraver la situation surtout depuis « l’affaire Aneha », en 2005, où l’architecte Aneha Hidetsugu a reconnu avoir falsifié des données concernant la résistance antisismique structurelle de plusieurs immeubles résidentiels et autres hôtels. Quand j’ai commencé à utiliser des tubes de carton pour construire des édifices, j’ai obtenu l’aval du ministère conformément à l’Article 38 de la réglementation du bâtiment japonaise, mais aujourd’hui je ne peux plus m’en servir. Les règles concernant la résistance au feu des structures en bois sont devenues incroyablement sévères. Et ceci nuit gravement au développement de l’architecture.
En ce moment, je passe une semaine sur deux à Paris et l’autre à Tokyo. La capitale japonaise est propre, mais pas aussi belle que Paris. À l’inverse, Paris est une métropole superbe mais sale. Pour qu’une ville soit belle, il faut que chacun des édifices qui la composent soit conforme aux critères de la beauté. Et ce, qu’elle réponde ou pas à un plan bien ordonnancé. Je pense que les architectes doivent s’efforcer de construire de beaux édifices.
Architecte : un métier à plusieurs facettes
—— Mis à part vos réalisations dans le domaine de l’architecture monumentale, vous êtes surtout connu pour les structures temporaires en tubes de carton que vous avez bâties dans des lieux ravagés par des catastrophes naturelles ou dans des camps de réfugiés comme au Rwanda, dès les années 1990. Depuis lors, vous n’avez pas cessé de créer des abris recyclables à bas coût, là où c’était nécessaire. Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler dans cette direction ?
BAN Le début de mes activités au Rwanda remonte à 1994. En 1995, peu après le terrible séisme qui a frappé la région de Kobe, j’ai fondé une ONG – VAN (Voluntary Architects Network) – et j’ai commencé à travailler sur place. Et depuis, cette organisation non gouvernementale continue d’intervenir pratiquement chaque année dans des zones affectées par des catastrophes naturelles.
Quand j’ai commencé à exercer mon métier, je me suis rendu compte que le rôle social des architectes était très limité. L’essentiel de notre travail est destiné aux « classes privilégiées ». Celles-ci ont, de tout temps, utilisé l’architecture comme un moyen d’afficher clairement leur richesse et leur pouvoir aux yeux du reste du monde. Les riches et les puissants ont engagé des architectes pour qu’ils construisent de superbes édifices. Aujourd’hui, les choses n’ont guère évolué, même si la composition des « classes privilégiées » est progressivement en train de changer.
Il faut sans doute continuer à construire de magnifiques édifices et des monuments qui viennent s’inscrire dans le patrimoine urbain. Mais ma conception de l’architecture a évolué depuis que j’ai eu l’occasion d’utiliser mon expérience et mes connaissances pour concevoir des bâtiments à l’usage des gens ordinaires ou des victimes de catastrophes naturelles privées d’abri. Et maintenant je propose régulièrement mes services dans les zones sinistrées.
Cela ne signifie pas pour autant que je trouve quoi que ce soit à redire dans l’architecture destinée aux « classes privilégiées ». Je continue toujours à travailler dans ce domaine parce que je considère qu’il a lui aussi son importance. Mais j’essaie constamment de concilier les deux facettes de mon métier que constituent l’architecture sociale et l’architecture monumentale.
(Extrait d'une interview recueillie par Harano Jôji, directeur représentatif de la Nippon Communications Foundation, le 5 novembre 2014.)