Terajima Shinobu : à la recherche d’un vrai rôle de femme
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Premier film étranger
—— En 2010, vous avez reçu l’Ours d’argent au Festival international du film de Berlin ; cela faisait 35 ans que cette récompense n’avait pas été décernée à une actrice japonaise. Qu’est-ce que cela a changé pour vous ?
TERAJIMA SHINOBU Depuis mes débuts, j’ai toujours eu la chance de pouvoir faire ce que je souhaitais, je n’ai donc pas vraiment constaté de changement à mon niveau. Ma rencontre avec le réalisateur Wakamatsu Kôji(*1), pour Le soldat dieu, a été une réelle chance. Et le regard porté sur moi a évolué grâce à ce prix. Soudain, davantage de réalisateurs étrangers m’ont contactée.
En France, le pays de mon mari, j’ai l’occasion de rencontrer de nombreux réalisateurs. Ils me soumettent beaucoup de projets, ce qui est une bonne chose, mais avec les Européens, souvent, les grands projets s’arrêtent là… Pour l’instant, rien ne s’est concrétisé. J’ai plu au producteur de la série de films Emmanuelle, qui m’a soumis un scénario. Mais à cause de problèmes de financement, le film n’a hélas pas vu le jour. Pourtant, c’était une comédie, le genre de rôle qu’on m’offre rarement, j’étais heureuse de pouvoir relever ce défi. Comme tout se passait en français, j’ai beaucoup travaillé, j’étais vraiment motivée…
Récemment, j’ai joué dans un court-métrage de Kristof Sagna intitulé Savage night. C’est un jeune réalisateur très motivé. C’était mon premier film étranger. J’ai tourné en japonais, mais avec le réalisateur et le producteur, je parlais français. Je souhaitais accorder beaucoup d’attention aux détails du rôle, mais le réalisateur disait « ça ne se voit pas à l’écran », et il coupait ces scènes. J’ai protesté, « un acteur se révèle justement dans les détails, si vous ne comprenez pas cela, ça ne va pas. » Lorsque les sentiments prennent le pas sur la raison, quand je suis en colère par exemple, le français me vient facilement. Cette fois, j’ai compris que j’étais capable d’assurer un tournage en français, c’est un point très positif.
Il n’y a pas que Hollywood
—— Dans le monde du cinéma au Japon, Hollywood représente un objectif majeur pour beaucoup, mais pas pour vous, dirait-on.
TERAJIMA Au départ, j’avais peu de goût pour le cinéma américain. Quand j’étais lycéenne, j’étais plutôt du genre à fréquenter uniquement les salles d’art et d’essai. J’ai toujours préféré les films difficiles à ceux dont la chute est limpide. Avec un bon scénario, je ne dirais évidemment pas non, mais je ne suis pas prête à accepter n’importe quel rôle. Si je pouvais égaler Watanabe Ken, ce serait quelque chose. Certains estiment peut-être que les Oscars sont le pinacle du cinéma, mais pas moi. Ma façon de voir les choses, c’est que s’il y a un rôle intéressant, et que je suis la seule à pouvoir le porter, je le veux, d’où que vienne le réalisateur.
(*1) ^ Wakamatsu Kôji (1936-2012)
Au cours de sa carrière, entre 1963 et 2012, il a réalisé 45 films en abordant presque sans exception les sujets du sexe et de la politique. Ses quatre derniers films ont été sélectionnés aux trois grands festivals internationaux de cinéma : United Red Army (2009) et Le soldat dieu (2010) à Berlin, 25 novembre 1970 : le jour où Mishima choisit son destin (2012) à Cannes, et The Millennial Rapture (2012) à Venise.
Le cinéma japonais en panne d’originalité
—— Dans Le Soldat dieu, vous interprétez avec brio une femme dont le mari a été amputé de ses quatre membres à la guerre. Que vous inspirent ces rôles qui dépeignent la vie de femmes japonaises à des époques variées ?
TERAJIMA Je souhaite faire connaître à l’étranger des films spécifiquement japonais qui présentent avec exactitude la culture japonaise. Dans les films étrangers, les Asiatiques sont souvent tous montrés de la même façon. Un rôle pour lequel le personnage pourrait être Coréen, Chinois ou Japonais n’a aucun sens. Je souhaite vraiment que les films japonais soient reconnus à l’étranger. Par exemple, des films comme ceux de Kurosawa Akira(*2) ou Mizoguchi Kenji(*3).
Aujourd’hui, si on vous demande ce qu’est le cinéma japonais, il n’est pas aisé de répondre. La Chine sait faire de grands films à gros budgets, la Corée du Sud excelle dans les films dramatiques, très humains dans tous les sens du terme. Mais quelle est la particularité du cinéma japonais ? Un univers comme celui d’Ozu Yasujirô, par exemple, monotone et calme, c’est peut-être cela la beauté du Japon. A une époque où ce type de films est rare, Tel père, tel fils de Kore-eda Hirokazu(*4) a récolté de nombreux prix à l’étranger, cela a été une grande joie en tant que Japonaise. Kawase Naomi(*5) aussi bénéficie d’une réelle notoriété à l’étranger. J’ai envie de travailler avec des réalisateurs comme eux.
—— Le cinéma japonais contemporain aborde souvent des thèmes sans envergure.
TERAJIMA Les histoires axées sur un premier rôle âgé d’une vingtaine d’années sont nombreuses, c’est attristant. Dans les films européens, des personnes de tous âges sont dépeintes. Pourquoi le Japon n’y arrive-t-il plus ? Le marché est principalement orienté vers les jeunes, me semble-t-il.
Il est triste aussi que peu de réalisateurs souhaitent travailler avec des femmes mûres. C’est peut-être pour cela qu’il y a peu de films axés autour d’une héroïne. Naruse Mikio(*6) et Itami Jûzô(*7) ont merveilleusement dépeint la femme. Sans doute parce que leur motivation à tourner avec des femmes, à tout prix, était extrêmement forte.
Si j’ai eu envie de jouer dans Le soldat dieu, c’est parce que ce film mettait véritablement en avant la femme japonaise. J’ai estimé pouvoir ainsi montrer au monde la force des femmes japonaises, sous diverses facettes. Beaucoup de jeunes réalisateurs japonais se disent embarrassés de tourner avec des femmes, c’est à se demander s’ils blaguent. On trouve des rôles très superficiels de femmes mignonnes, mais peu savent exprimer les sentiments profonds des femmes. Quand je lis les scénarios, je m’étonne souvent du caractère superficiel des rôles féminins. Bien entendu, c’est aussi à l’actrice de remplir le rôle. Mais pour vraiment montrer les femmes, le réalisateur doit absolument les aimer. Depuis Vibrator avec Hiroki Ryûichi(*8), je n’ai pas rencontré d’autre réalisateur de ce type. A part Wakamatsu Kôji, bien entendu. Lui, c’est un génie.
—— En qui placez-vous vos espoirs, dans la jeune génération japonaise ?
TERAJIMA J’espère beaucoup des jeunes réalisateurs, je m’efforce donc de ne pas laisser passer leurs films. Sakamoto Ayumi(*9), qui a reçu l’année dernière le grand prix de la section Asie du Festival international du film de Tokyo, a attiré mon intérêt. En apparence, on dirait une jeune femme ordinaire, mais ses films sont très profonds. Elle dépeint très bien les multiples facettes de l’être humain, cela m’a bouleversée. Généralement, les acteurs prennent les rôles qui leur sont proposés, mais ils doivent aussi dénicher de jeunes talents et les approcher pour travailler avec eux. Pour l’avenir du cinéma japonais aussi, je souhaite davantage relever ce genre de défi.
(*2) ^ Kurosawa Akira (1910-1998)
L’un des grands maîtres du cinéma japonais, réalisateur de trente films parmi lesquels Les Sept samouraïs, Rashômon et Ran.
(*3) ^ Mizoguchi Kenji (1898-1956)
Réalisateur célèbre pour sa touche réaliste dans la description de femmes au destin torturé. Les Sœurs de Gion, La Vie d’O’Haru femme galante, Contes de la lune vague après la pluie et Les Amants crucifiés comptent parmi ses œuvres emblématiques.
(*4) ^ Koreeda Hirokazu (1962-)
Réalisateur considéré comme l'un des plus prometteurs du cinéma japonais. Parmi les neuf films qu’il a réalisé, quatre ont été sélectionnés au Festival de Cannes : Distance (2001), Nobody knows (2004), Air Doll (2009) et Tel père, tel fils (2013). Ce dernier a reçu le Prix du jury.
(*5) ^ Kawase Naomi (1969-)
Réalisatrice distinguée aussi bien pour ses fictions que pour ses documentaires autobiographiques. Elle a obtenu de nombreux prix internationaux, notemment la Caméra d'or pour Suzaku (1997) et le Grand prix du jury pour La Forêt de Mogari (2007) au festival de Cannes.
(*6) ^ Naruse Mikio (1905-1969)
L'un des plus grands réalisateurs du « second âge d'or » du cinéma japonais dans les années 1950, aux côtés de Mizoguchi, Ozu et Kurosawa. Entre 1930 et 1967, il a réalisé 89 films, muets et parlants confondus.
(*7) ^ Itami Jûzô (1933-1997)
Il a commencé sa carrière d’acteur en 1960 avant devenir réalisateur en 1984 avec Osôshiki (Funérailles). Son deuxième film Tanpopo (1985) a connu le succès à l’étranger, notamment aux États-Unis.
(*8) ^ Hiroki Ryûichi (1954-)
Après avoir débuté en 1982 avec le film érotique Catch the woman out, il a réalisé une soixantaine de films jusqu’en 2014. Vibrator (2003) a obtenu une quarantaine de récompenses au Japon comme à l'étranger.
(*9) ^ Sakamoto Ayumi (1981-)
Après avoir participé au tournage des films de Tsukamoto Shinya, elle a débuté sa carrière en tant qu’éclairagiste. En 2014, son premier long-métrage « Forma », fruit de 4 ans de travail, a remporté le Prix FIPRESCI au Festival de Berlin.
Les bienfaits du mariage binational
—— Quelle influence votre mariage avec un Français a-t-il eu sur votre travail ?
TERAJIMA Mon mari était l'un des directeurs du Festival International de Cinéma de Marseille. Il connaît beaucoup de monde, qu’il me fait rencontrer, et il est calé en cinéma. Cela m’a ouvert de nouveaux horizons. Sous son influence, je m’intéresse aussi davantage aux questions internationales, je comprends que j’étais très ignorante jusqu’à présent. Je me fais souvent la réflexion qu’alors que le monde entier est confronté à de nombreux problèmes, au Japon, tout va bien. Mon point de vue s’est considérablement élargi. Je réalise que j’ai beaucoup à apprendre.
En français, je suis encore en cours d’apprentissage, nous parlons donc en anglais. J’apprends en écoutant mon mari parler français à notre fils. De la même façon, mon mari a fait d’énormes progrès en japonais.
Mon intérêt pour le monde s’est renforcé et, en parallèle, avoir un conjoint étranger me permet de mieux apprécier certains aspects du Japon. Je suis issue d’une famille traditionnelle, étroitement liée à la culture traditionnelle japonaise, mais j’ai l’impression que mon intérêt pour cette culture est aujourd’hui plus profond.
—— En tant que fille d’un acteur de kabuki, n’étiez-vous pas destinée à épouser un Japonais ?
TERAJIMA Absolument pas. Mes parents se sont fait du souci, semble-t-il, mais quand je leur ai présenté Laurent, ils l’ont tout de suite apprécié. Si j’avais épousé un Japonais, je crois que je serais restée dans le giron de ma famille. Avec un conjoint français, il m’est davantage permis de tourner le dos aux conventions japonaises.
Dans la famille, mon frère cadet a fait l’objet de beaucoup d’attentions, en tant que futur acteur de kabuki. Mes parents affirment nous avoir élevés de la même façon, mais de mon point de vue, mon frère a été beaucoup plus gâté ! Les parents et les enfants voient les choses différemment, je le comprends maintenant que je suis mère. Il suffit que je me maquille pour que mon fils sache que je vais sortir. Les enfants possèdent une sensibilité extraordinaire, presque animale. Je l’ai oublié aujourd’hui, mais quand je repense à mon enfance, je crois que j’ai grandi avec un certain complexe quant à ma place dans la famille. De ce fait, je voulais devenir une grande actrice pour eux, la pression était forte. Mais maintenant, je me sens bien. J’ai ma propre famille, indépendante de la famille Terashima, nous sommes sur un pied d’égalité. J’arrive à discuter d’égal à égal avec mes parents. C’est très agréable.
—— Ferez-vous de votre fils un acteur de kabuki ?
TERAJIMA Mon fils dit qu’il aime le kabuki, ce dont se réjouissent mon père et ma mère. Mon neveu devra prendre la suite de mon frère, mais mon fils est plus libre, il pourra le faire s’il le souhaite.
(Extrait d'une interview réalisée à Tokyo, le 18 juillet 2014. Coordination : Yata Yumiko / Photographie : Igarashi Kazuharu / Direction vestimentaire : Kawabe Natsuko - KiKi inc. / Coiffure et maquillage : Matsui Rika - A.K.A / Costume : ENFOLD)
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