Le Japon perçu par un malvoyant

Société Vie quotidienne

Surmontant sa cécité, Mohamed Omer Abdin est arrivé du Soudan à l’âge de 19 ans. Il parle aujourd’hui parfaitement le japonais et maîtrise tout aussi bien son smartphone. A travers l’ouïe, l’odorat et le toucher, comment perçoit-il le Japon ?

Mohamed Omer Abdin Mohamed Omer Abdin

Né en 1978 à Khartoum au Soudan. Malvoyant de naissance, il est frappé de cécité à l’âge de 12 ans. Après des études à la faculté de droit de Khartoum, il arrive au Japon en 1998, où il étudie le braille et l’acupuncture à l’Institut pour aveugles de Fukui. En 2001, il intègre le département systèmes informatiques de l’Institut universitaire technologique de Tsukuba, dont il sort diplômé en 2003, puis il rejoint le département de japonais de l’Université des langues étrangères de Tokyo, où il commence un troisième cycle en 2007. Dans ce cadre, il mène actuellement des recherches sur la résolution du conflit au Soudan. Il est l’auteur de Waga môsô (Ma pensée aveugle), publié en 2013 aux éditions Poplar.

Voyage au cœur de la vie quotidienne japonaise

« Autour de l’école, il n’y avait que des rizières, les odeurs et les sons étaient donc limités. Mais cela ne me déplaisait pas. Je suis content d’avoir d’abord vécu à Fukui. »

Près de chez lui : « C’est un quartier calme, un bon endroit pour élever des enfants. »

Avant de partir au Japon, Mohamed Abdin a mis trois mois à convaincre son père, opposé à ce projet : « Tu as été admis à la faculté de droit de Khartoum, c’était ce que tu voulais, alors pourquoi partir apprendre l’acupuncture à l’autre bout du monde ? » Mais il n’a pas lâché prise : au Japon, il trouverait un environnement scolaire adapté aux malvoyants. Son père, convaincu, a fini par le laisser partir. Pendant trois ans, Mohamed Abdin a étudié le japonais, le braille et l’acupuncture. Il vivait en résidence universitaire, mais le week-end, il découvrait la vie des Japonais dans une famille d’accueil. Il a aussi visité le Japon en train, des voyages inoubliables.

« J’ai acheté une carte de voyage illimitée, et je suis même allé jusqu’à Kumamoto. J’aime bien les dialectes régionaux. Je ne prenais pas le train rapide. Parce que j’ai aimé sentir le moment où l’on passait d’un dialecte à l’autre. De nouvelles personnes montaient à bord, c’était amusant. En journée, surtout, il y a beaucoup de femmes, j’écoutais leurs conversations. Le plus souvent, elles disaient du mal de leur bru. Quand les esprits s’échauffent, le dialecte ressort, les intonations sont de plus en plus fortes. J’avais parfois du mal à m’empêcher de rire. »

La maîtrise du japonais, une question de vie ou de mort

Quelques instants de lecture dans le bus : « Au Soudan, je n’avais pas d’appareil qui me permette de lire. »

Au Japon, en terre inconnue, Mohamed Abdin a aussi rencontré de nombreuses difficultés. Il est venu après avoir étudié le japonais durant un mois seulement. « Je faisais semblant de savoir parler, mais je ne tenais pas dix secondes ! », se rappelle-t-il en riant.

« Au début, j’avais l’impression de parler en code, ça ne ressemblait même pas à des mots. C’est une langue tellement différente de l’arabe. Mais j’aimais bien le rythme. Et puis, même sans comprendre les mots, les émotions passent. Pour commencer, je me suis concentré sur les intonations et l’atmosphère dans des situations de colère ou de joie.

Lorsque je veux faire quelque chose, je dois demander de l’aide. Quand on est aveugle, on a besoin des autres. Impossible de survivre sans maîtriser les formules de politesse ! Parvenir à communiquer avec son entourage est crucial. Heureusement, j’ai eu la chance de pouvoir m’immerger dans un environnement complètement japonais. »

Mohamed Abdin a apprécié l’apprentissage des kanji.

« Mon professeur à l’institut pour aveugles m’a fabriqué des kanji en pâte à modeler. J’ai appris leur forme en les touchant. Comme il y a beaucoup d’homophones en japonais, si on se fie uniquement à la prononciation, tout se ressemble, alors j’ai commencé par me construire une sorte de base de données. Par exemple, le mot kôgi (protestation) est formé avec le caractère "kô" qu’on retrouve aussi dans hankô (révolte), qui a le sens de manifestation ; "gi" s’utilise également dans l’homophone kôgi (conférence). Il faut d’abord comprendre la signification des mots pour s’en imprégner et pouvoir les utiliser. »

Lorsqu’on l’interroge sur son kanji préféré, Mohamed Abdin répond « kashimashii » (姦, bruyant), un caractère que de nombreux Japonais ne savent pas écrire.

« On écrit trois fois le caractère de la femme (女) pour exprimer le mot "bruyant", et c’est tellement vrai ! Les femmes parlent toutes en même temps, sans écouter les autres. Dans une conversation entre femmes, je me demande parfois si elles écoutent vraiment leur interlocuteur. Et c’est vrai dans le monde entier, c’est un kanji parfaitement pensé. »

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