Seul et sans oxygène : le Japonais qui veut conquérir l'Everest
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La montagne invisible des grandes villes
« Je continue à affronter la très haute montagne même lorsque je retrouve mon quotidien loin des hauts sommets. La montagne invisible des grandes villes me paraît encore plus haute et plus redoutable que les sommets de l'Himalaya » nous dit Kuriki, un homme de petite taille (1,62 mètre pour 60 kilos). Ce jeune homme ordinaire est un alpiniste d'un nouveau genre qui s'est lancé un nouveau défi : gravir en solitaire, sans oxygène et en direct sur Internet, le plus haut sommet du monde, l'Everest.
« Je veux transmettre mon ascension en direct sur la Toile. Cela nécessite des frais considérables pour acheter et transporter le matériel, et couvrir les coûts énormes de la diffusion par satellite. La montagne invisible des grandes villes, plus redoutable encore que l'Himalaya, c'est l'effort que je dois faire pour rassembler cet argent », explique-t-il en riant. « Je donne des conférences presque tous les jours, et quand je n'en ai pas, je cherche tout seul des sponsors. J'ai un agenda très chargé. Mais je ne me décourage jamais. Imaginons par exemple qu'une société s'intéresse à ce que je fais mais décide de ne pas me financer. Eh bien, dans un tel cas, je demande au PDG de me recommander auprès de ses amis que je vais ensuite voir. Vous savez, les amis des PDG sont souvent riches », ajoute-t-il dans un nouvel éclat de rire. « Je suis prêt à aller jusque là pour continuer à grimper. »
Il y a une dizaine d'années, Kuriki commence à se présenter en jean et en T-shirt, sac au dos, dans les entreprises où il cherche des sponsors et à qui il parle de ses rêves. Cette façon de faire lui attire un nombre sans cesse grandissant de parrains, entreprises et célébrités.
Depuis 2009, il a par trois fois tenté de gravir l'Everest en automne, une saison moins favorable à l'ascension que le printemps, pour abandonner à chaque fois tout près du sommet. Il n'est cependant pas prêt de renoncer.
À ses yeux, les limites ne sont que des illusions que l'on se crée soi-même.
C'est cette conviction qui le pousse à continuer à gravir « la montagne urbaine » et l'Himalaya, dans le but de se lancer vers l'Everest à l'automne.
Son objectif : communiquer le courage de faire un premier pas vers son rêve
« Au Japon, aujourd'hui, 100 yens suffisent pour s'acheter une boulette de riz dans une supérette japonaise, et très peu de gens sont menacés par la faim. Mais au Népal et dans d'autres pays où je suis allé, la situation est loin d'être aussi favorable, et l'abondance n'est pas la règle comme ici. Il ne faut pas, à mon avis, se laisser aller à penser que tout est gagné. Je ne dis pas non plus que cette abondance est mauvaise. Mais parce qu'ils ont peur de la perdre, les jeunes Japonais d'aujourd'hui recherchent la sécurité plus que tout. Ils feraient mieux de considérer cette abondance comme une chance, et d'avoir plus de rêves, de relever plus de défis. » déclare-t-il avec son habituelle expression douce, mais d'un ton enflammé.
« Avec l'alpinisme, mon but est de faire partager mon aventure grâce aux vidéos et à la retransmission sur Internet. Je grimpe avec ceux qui me soutiennent. Eux, ils gravissent des montagnes dans leur quotidien urbain, et parfois ils hésitent. J'espère qu'en me voyant sur l'Everest, ils trouveront le courage de faire le premier pas vers les rêves qui les tiennent vraiment à cœur. »
Kuriki fait circuler sur USTREAM, Twitter, et Facebook les images en direct de son ascension, et il met aussi en ligne des vidéos sur YouTube. Comme il grimpe en solitaire, il apparaît souvent sur les images qu'il transmet et qui ont un réalisme différent de ce que l'on peut voir dans des documentaires aboutis. Elles ne sont pas regardées seulement au Japon, mais aussi dans le reste du monde.
« La première ascension que j'ai retransmise sur Internet était celle du Cho Oyu, en 2007. Il s'agissait d'un projet de Nippon TV 2, un site de diffusion, dont le titre était "Niito no arupinisto, hajimete no Himalaya" (Un alpiniste NEET [Not in Employment or Educational Training] fait ses débuts sur l'Himalaya), explique Kuriki en riant. Pendant que je grimpais, j'ai reçu de nombreux messages de Japonais qui appartenaient à ce groupe de jeunes qui n'ont ni travail et ne suivent aucune formation professionnelle, ainsi que de jeunes hikikomori (jeunes Japonais qui vivent cloîtrés chez eux, car ils sont incapables de faire face à la société). Ils étaient souvent négatifs, on me disait que je n'y arriverais pas, et que je ferais mieux de crever ! Mais les mails qu'ils m'ont envoyés une fois que j'avais atteint le sommet avaient une toute autre teneur, ils me remerciaient. Avant cette ascension, je grimpais seul, mais de l'avoir fait cette fois-là en touchant ceux qui me suivaient m'a procuré une joie bien plus intense. Depuis, l'idée de partager l'aventure est devenu mon thème. »
On crée soi-même ses limites
Comme le titre de l'émission de Nippon TV 2 le laisse deviner, Kuriki n'est pas un alpiniste qui a su dès l'enfance que sa vocation était de grimper.
« J'ai commencé à m'intéresser à la montagne quand je me suis fait plaquer à l'université par une fille qui aimait l'alpinisme. J'avais quitté Hokkaido pour Tokyo avant d'entrer à l'université où je ne suis pas resté longtemps. J'ai commencé à vivre de petits boulots, et pendant un temps je suis presque devenu un hikikomori, incapable de sortir de chez moi. La fille avec laquelle je sortais à l'époque m'a dit qu'elle ne pouvait envisager le mariage qu'avec un fonctionnaire, diplômé de l'université et propriétaire d'une voiture. Cela m'a décidé à retourner à Hokkaido pour reprendre mes études tout en travaillant afin de pouvoir m'acheter une voiture. Et je bossais beaucoup, car je voulais réussir un concours de la fonction publique. Ça ne l'a pas empêchée de me plaquer », continue-t-il avec un autre éclat de rire. « Comme j'étais encore amoureux d'elle, et qu'elle aimait la montagne, je suis entré dans le club d'alpinisme de mon université, parce que j'avais envie de découvrir de mes propres yeux ce qu'elle y voyait. »
Malgré cette raison plutôt particulière, la découverte de l'alpinisme a été un tournant pour Kuriki.
« Les membres du club d'alpinisme étaient très exigeants, et ce qu'ils me faisaient faire tellement dur que j'ai eu souvent envie d'abandonner. Avec eux, j'ai participé à une randonnée d'une semaine dans la neige autour d'un premier janvier, entre le col de Nakayama qui se trouve à Sapporo, à une altitude de 835 mètres, jusqu'à Zenibako, un quartier de la ville d'Otaru. Là aussi, je me suis dit à plusieurs reprises que j'avais atteint mes limites, et j'ai eu envie de renoncer. Pourtant, j'ai réussi à continuer, et cela m'a permis de découvrir des paysages comme je n'en avais encore jamais vu. C'est à ce moment-là que je me suis rendu compte que ses limites, on les crée soi-même, et qu'il suffit de faire le premier pas pour les dépasser pour découvrir de nouveaux horizons. »
Le mont McKinley, contre l'avis de tous
Kuriki se sert habilement des réseaux sociaux, et il dit avoir remarqué un changement d'attitude à son égard ces derniers temps.
Après cette randonnée, Kuriki a décidé de gravir le mont McKinley en solitaire. Mais pour y arriver, il a dû franchir d'autres montagnes invisibles. En effet, ses camarades du club se sont violemment opposés à son projet : ils n'étaient pas prêts à accepter qu'un étudiant aussi inexpérimenté que lui se lance dans une aventure aussi téméraire. Kuriki est quand même parti en Alaska, en sachant que cela lui vaudrait d'être exclu du club et rejeté de la communauté des alpinistes, et cela dans un monde où l'apprentissage ne se fait pas dans les livres, mais sur le terrain, grâce aux conseils de ceux qui ont accumulé de l'expérience. Perdre ses camarades était pour lui un vrai problème.
« J'ai vraiment bien fait de grimper le mont McKinley. Sans ce succès, je ne serais pas la personne que je suis aujourd'hui. Je pense que ceux qui voulaient me retenir se faisaient tout simplement du souci pour moi. Mais aucun d'entre eux n'avait essayé de faire cette ascension en solitaire. Je me suis dit qu'ils ne pouvaient donc pas savoir si c'était possible ou non, et j'ai décidé de me lancer dans l'aventure. »
Riche de cette expérience, Kuriki a un message pour les jeunes :
« Quand on a des rêves, il faut oser les réaliser. Aujourd'hui au Japon, on valorise la sécurité. L'école elle-même est orientée dans ce sens, on décourage les jeunes de relever les défis. Il ne faut jamais oublier que la personne qui donne des conseils n'est pas celui qui les reçoit, et qu'elle ne cherche pas les mêmes choses que celui à qui elle les prodigue. Souvent, ces personnes n'ont pas du tout vécu la même chose. Mieux vaut échouer en essayant que regretter de n'avoir jamais essayé. D'ailleurs, moi, j'ai échoué trois fois dans mes tentatives de gravir l'Everest », s'exclame-t-il en riant. « Reinhold Messner est le seul homme à avoir jamais réussi à le grimper seul et sans oxygène. Personne n'a jamais réussi l'ascension de la paroi sud-ouest, celle par laquelle je veux passer. Je continuerai à essayer de réaliser ce rêve même si je dois échouer encore plusieurs fois, tant que je ne renonce pas. Je continuerai à relever ce défi jusqu'à ce que j'y arrive ou j'y renonce, et cela sera la récompense de mes échecs. »
Créer un monde où l'aventure est partagée
« Avant, les gens qui venaient me parler sur les réseaux sociaux ou après mes conférences me prodiguaient de petites paroles de soutien, et me souhaitaient bon courage pour la suite. Mais ces derniers temps, je reçois de plus en plus de commentaires positifs et concrets, par exemple, "Vous m'avez donné du courage. Moi aussi, je vais essayer de réussir." ou encore "J'ai décidé de relever le défi d'un marathon complet." J'en suis très content, parce que j'ai l'impression que mon message, faire partager l'aventure, est de plus en plus entendu. »
Les réseaux sociaux comportent aussi leur part de risque. Kuriki continue à recevoir des commentaires négatifs comme à ses débuts.
« Sur les réseaux sociaux, on envoie des messages en temps réels, et les critiques ou les calomnies peuvent blesser. Moi aussi je connais l'échec, et la transmission en direct me montre parfois dans des positions peu avantageuses. Mais partager l'aventure, c'est aussi cela. Pour être honnête, cela m'affecte quand les gens disent du mal de moi. » reconnaît-il en riant.
La vraie vie d'un alpiniste qui grimpe dans le monde entier
Kuriki pousse un cri de joie quand il atteint un sommet. Il gémit quand il souffre, et il lui arrive de pleurer de dépit. Parfois il présente ce dont son repas sera constitué avec entrain. Les images qu'il transmet sont très différentes de la représentation des alpinistes stoïques qui était la norme jusqu'à présent. Comme ses images sont transmises presque sans décalage, elles permettent de voir ce qu'est vraiment l'alpinisme, sans fioritures.
« Comme il est impossible de voir la réalité de l'alpinisme à moins d'être au niveau de celui qui grimpe, ce sport comportait jusqu'à présent une part de secret. Quand on parle aux alpinistes célèbres, ils reconnaissent leurs échecs et leurs souffrances, mais quand ils évoquent leurs ascensions dans des livres ou à la télévision, ils les laissent de côté pour n'évoquer que les beaux moments. D'où l'impression que les alpinistes sont déifiés grâce à cette image de stoïcisme. Et la manière dont je me montre peut conduire les gens qui aiment cela à m'en vouloir parce mes excentricités nuisent à cette image. Mais mon objectif est de montrer comment je relève mes défis et permettre ainsi aux gens du monde entier de percevoir l'alpinisme comme quelque chose de proche. »
Ces derniers temps, grâce à Internet, Kuriki a acquis une visibilité qui ne se limite plus au Japon mais qui touche aussi l'international. Cette année, il a donné des conférences à Shanghai et Pékin, en République de Corée, à Taiwan, à Londres et à New York. Le nombre de ses fans ne cessent d'augmenter, et deux des membres de Underworld, le groupe de musique électronique anglais chargé de la direction musicale des Jeux olympiques de Londres, le soutiennent avec passion.
« De la même manière que des sports tels que le football, la beauté des paysages de haute montagne, l'attrait et la rudesse de l'alpinisme ont la capacité de franchir la barrière des mots. Les Chinois qui vivent aujourd'hui une croissance économique extraordinaire sont très positifs à mon égard, et quand je leur parle de l'importance de relever des défis, ils sont souvent plus fortement en empathie avec moi que les Japonais. Voilà pourquoi je veux étendre mon idée de partager l'aventure au monde entier. Ce printemps, je tenterai l'ascension du Shishapangma (8 027 mètres), surnommée la montagne de la mort, et cette automne, je ferai une quatrième tentative sur l'Everest. J'ai bien l'intention de continuer à partager mon aventure, fort de l'énergie que m'apporte le soutien de tous ! »
(D'après l'interview publiée en japonais le 3 mai 2012. Photos de l'interview : Igarashi Kazuharu)
Note de la rédaction de Nippon.com : Kuriki Nobukazu est décédé le 21 mai 2018 lors de sa huitième expédition de l'Everest. Nous lui rendons hommage et présentons à tout son entourage nos sincères condoléances.