Mizumura Minae : la langue japonaise pourrait disparaître ?

Société Culture Le japonais

La concentration de l’élite intellectuelle mondiale dans le monde anglophone, où se construit une gigantesque « bibliothèque du savoir », place les autres langues, dont le japonais, dans une position délicate. Dans ce contexte, quel avenir peut avoir la littérature japonaise ?

Mizumura Minae MIZUMURA Minae

Romancière et essayiste, elle est née à Tokyo mais part vivre aux Etats-Unis à l’âge de 12 ans. Elle étudie la littérature française à l’Université de Yale, puis enseigne la littérature japonaise contemporaine dans plusieurs universités américaines, Princeton, Michigan et Stanford. Elle est l’auteurs de plusieurs romans, dont un seul Honkaku Shōsetsu, est traduit en français sous le titre Tarô, un vrai roman, ainsi que d’essais.

Le japonais en passe de devenir une langue mineure

——A partir de l’âge de 12 ans, vous avez quitté le monde du japonais pour aller vivre dans celui de l’anglais. Mais vous avez fini par revenir ici pour écrire vos romans en japonais. Quelle a été la raison déterminante de ce choix ?

MIZUMURA  La littérature moderne japonaise, dans laquelle je baignais depuis mon enfance. J’avais le désir de participer à cette littérature, en écrivant en japonais. Ironiquement, à peu près à l’époque où j’avais fini d’écrire Zoku Meian (Clair-obscur, la suiteMeian, Clair-obscur est le roman inachevé sur lequel travaillait Natsume Sôseki au moment de sa mort), j’ai pris conscience du fait que le japonais était une langue mineure sur le plan mondial, et plus j’en étais consciente, plus je regrettais de ne pas avoir choisi l’anglais comme langue d’écriture. Mais à bien y réfléchir, la plupart des habitants du monde n’ont pas l’anglais comme première langue. J’ai alors renouvelé ma résolution de vivre en tant qu’écrivain japonais. Cela n’est cependant jamais simple.

Pour en revenir à ce dont nous parlions, je pense que la tendance actuelle, qui voit les esprits talentueux subir l’attraction du monde anglophone, ne peut que se renforcer. La fuite linguistique des cerveaux, c’est-à-dire l’usage de l’anglais comme langue d’expression écrite quel que soit le pays où l’on habite, va certainement continuer. En toute honnêteté, je ne suis pas optimiste pour l’avenir et je ne suis pas certaine que dans un siècle, des Japonais qui aient abandonné leur langue dans cette fuite des cerveaux y reviennent pour écrire, et je ne sais pas non plus si le japonais réussira à garder le niveau qu’il a eu pendant le siècle qui vient de s’écouler.

Tout cela fait qu’il est indispensable de former de bons lecteurs. Lorsque Sôseki était en Grande Bretagne, il savait qu’il y avait au Japon des gens comme Masaoka Shiki, des gens capables de comprendre pleinement ce qu’il écrivait, et cela lui a permis de revenir dans le monde du japonais.

Les Japonais ont de la chance : pour lire des classiques, ils n’ont pas besoin de remonter jusqu’au Genji Monogatari (Le Dit du Genji). Que nous ayons des classiques aussi anciens est une excellente chose, mais parce la langue japonaise a réalisé un changement important à partir de l’ère Meiji, seuls les spécialistes de langue ancienne sont aujourd’hui capables de les lire. Nous avons cependant une littérature moderne. Les œuvres écrites à l’ère Meiji, Taishô (1912-1926), au début de l’ère Shôwa (1926-1988), constituent des classiques proches de nous, tant du point de vue de la langue qu’elles utilisent que de leur point de vue sur le monde, et leur lecture ne nous demande qu’un effort minime. Très peu de pays non-occidentaux ont cette chance.

Exprimer en japonais la réalité japonaise

——Qu’entendez-vous lorsque vous dites votre résolution à vivre comme écrivain issue d’un autre monde linguistique que l’anglais ?

MIZUMURA  Je doute en permanence d’une chose : les Japonais d’aujourd’hui regardent-ils vraiment le Japon ? Pour moi, c’est lié à une tendance forte de l’après-guerre, nier le Japon d’autrefois, mais j’ai aussi le sentiment que les Japonais sont aujourd’hui, dans leur tête, inféodés aux Etats-Unis, et que les romans japonais d’aujourd’hui utilisent une structure américaine pour présenter un contenu qui ne suit que superficiellement ce qu’est le Japon. Les Japonais ne perçoivent-ils pas l’asymétrie énorme entre les deux pays ? Je pense qu’il faut absolument que la littérature japonaise confronte cette asymétrie, cette réalité qu’elle croit peut-être voir mais en réalité ne voit pas. Offrir un point de vue local, différent de ceux de l’anglais, est important. Les films d’Ozu Yasujirô en offrent un bon exemple. Ozu ne les a pas réalisés pour qu’ils soient appréciés par les spectateurs étrangers. Ils montrent le quotidien des japonais d’une manière très vivante. Les gens qui les voient ont l’impression de découvrir un monde inconnu. C’est ce qui leur plaît. On ne peut pas placer au même niveau les films et la littérature, mais ce que je veux dire, c’est qu’il est important d’exprimer en japonais la réalité du Japon. De ne pas se laisser emporter par le courant de la mondialisation et d’écrire en japonais de manière réaliste la vie des Japonais. Pour moi, c’est notre mission en tant qu’écrivains japonais, qui disposons depuis longtemps d’une langue nationale, le japonais.

(Propos recueillis en janvier 2009 par Kôno Michikazu, ancien éditeur en chef de Chûô Kôron)

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