Mizumura Minae : la langue japonaise pourrait disparaître ?

Société Culture Le japonais

La concentration de l’élite intellectuelle mondiale dans le monde anglophone, où se construit une gigantesque « bibliothèque du savoir », place les autres langues, dont le japonais, dans une position délicate. Dans ce contexte, quel avenir peut avoir la littérature japonaise ?

Mizumura Minae MIZUMURA Minae

Romancière et essayiste, elle est née à Tokyo mais part vivre aux Etats-Unis à l’âge de 12 ans. Elle étudie la littérature française à l’Université de Yale, puis enseigne la littérature japonaise contemporaine dans plusieurs universités américaines, Princeton, Michigan et Stanford. Elle est l’auteurs de plusieurs romans, dont un seul Honkaku Shōsetsu, est traduit en français sous le titre Tarô, un vrai roman, ainsi que d’essais.

La langue japonaise, un modèle d’avenir

——Dans votre essai, vous retracez le processus de formation de la langue japonaise écrite. Vous montrez que le Japon, tout en étant situé à proximité de la Chine, une civilisation avancée et un pays qui avait développé sa propre pensée, a heureusement bénéficié de conditions géographiques qui l’ont protégé d’un statut de tributaire vis-à-vis d’elle. C’est ainsi qu’on a pu traduire en japonais les textes chinois tout en développant simultanément les kana, et que l’on a vu la naissance d’une littérature qui lui était propre. Vous expliquez aussi que la langue japonaise telle que nous la connaissons actuellement s’est formée parallèlement à l’Etat japonais de l’ère Meiji (1868-1912).

MIZUMURA  Il ne faut pas non plus oublier le développement du capitalisme à l’époque d’Edo (1603-1868). Le Japon maîtrisait les techniques de l’imprimerie, et grâce aux échanges dynamiques entre le bakufu (gouvernement) d’Edo et les domaines provinciaux, ainsi qu’entre ces domaines, il a vu le développement d’une forme de capitalisme, une situation exceptionnelle pour un pays non-occidental. Cela s’est bien sûr accompagné par une progression du taux d’alphabétisation qui aurait même été, au moment de la restauration de Meiji (1868), le plus élevé au monde. C’est ce qui a permis la mise au point très rapide de la langue moderne.

Mais les Japonais ne réfléchissent pas à leur langue et ne voient pas qu’elle est l’aboutissement de cette histoire spécifique. Ils ne perçoivent pas à quel point nous devons être reconnaissants d’avoir eu cette langue du monde non-occidental qui s’est formée si vite et nous a permis d’étudier et d’écrire de la littérature moderne. Au risque de paraître présomptueuse, je pense que le Japon peut fournir un modèle pour les pays qui bataillent aujourd’hui pour créer leur propre langue nationale non-occidentale, et je crois aussi qu’il pourrait y avoir une solidarité entre pays luttant pour préserver leur langue nationale.

Le miracle de la littérature moderne japonaise

——Dans votre essai, vous définissez trois niveaux de fonction linguistique pour une langue. Elle peut être « langue locale », c’est-à-dire une langue utilisée par les habitants d’un territoire qui la parlent, ou « langue universelle », qui permet la transmission d’un savoir universel. C’est le rôle qu’a joué le latin pour la lecture de la bible et que le français a assuré pendant une époque. L’anglais l’a aujourd’hui remplacé dans cette fonction qu’il exerce d’une manière plus absolue. Et entre ces deux fonctions, il y a la « langue nationale ». Une langue nationale naît lorsqu’une langue locale qui n’était qu’orale devient écrite. Elle agit comme un locuteur bilingue, comme une passerelle entre la langue locale et la langue universelle. Cela me semble résumer le processus. Et pour vous, c’est parce que le japonais s’est développé comme une excellente langue nationale qu’il a permis la naissance d’un si grand nombre de chefs d’œuvre.

MIZUMURA  La naissance d’une langue nationale permet nécessairement à des bons écrivains de voir le jour. On l’a vu à l’époque de Heian (794-1185), lorsque le développement des hiragana a vu l’apparition de grandes femmes écrivains, et il en a été de même à l’ère Meiji. Au moment de la restauration de Meiji, le japonais tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existait pas. Puis, parce que le Japon a échappé à la colonisation par l’Occident et qu’il a préservé son indépendance, la langue japonaise a pu éviter le statut de « langue locale » à côté d’une langue universelle qui aurait été celle du pays colonisateur. Et la langue que l’on parlait alors au Japon s’est transformée, grâce aux « traductions » faites par des Japonais bilingues, notamment Fukuzawa Yukichi, en une langue dans laquelle on pouvait formuler les mêmes pensées que dans le reste du monde. Le japonais a réalisé une évolution qui lui a permis de devenir une « langue nationale » de même niveau que celle des autres pays avancés. Ce n’est pas tout. En réussissant cette transformation en une langue qui permettait d’exprimer l’âme japonaise, il est devenu la langue dans laquelle ont été écrits de grands textes par Natsume Sôseki et d’autres. Pour moi, la naissance, il y a plus d’un siècle, de la littérature moderne japonaise est un miracle.

——Mais Natsume Sôseki, votre auteur préféré, est à votre avis intraduisible.

MIZUMURA  Il est en tout cas extrêmement difficile à traduire. Ses romans sont écrits de telle manière qu’on y sent la réalité du Japon dans lequel il vivait, et simultanément ils contiennent une réalité que l’on ne peut voir qu’à travers le japonais. Ils sont remplis d’interrogations sur ce qu’est le Japon dans le monde. Ces textes nous touchent malgré la distance du temps et ils touchent ceux qui peuvent lire le japonais. Mais ils sont à mon avis intraduisibles. Il me semble presque impossible que Sôseki en traduction puisse être apprécié à l’étranger.

——Aujourd’hui, il y a des écrivains étrangers qui écrivent en japonais comme Hideo Levy ou encore Yang Yi qui a obtenu le prix Akutagawa en 2008. Qu’en pensez-vous ?

MIZUMURA  Je suis très heureuse qu’ils aiment la langue nationale qu’est le japonais au point de s’en servir pour écrire. Je trouve d’ailleurs, et cela peut être difficile à comprendre, que le japonais est une langue dans laquelle il est facile d’écrire. C’est encore plus vrai aujourd’hui, puisque trouver le bon caractère est aisé avec un ordinateur. On peut se contenter d’aligner des phrases de la langue parlée et obtenir un texte intéressant. Et si vous me demandiez qui je souhaiterais voir écrire en japonais, je vous répondrais, des gens qui ont beaucoup lu la littérature de leur pays dans leur propre langue et la littérature japonaise en japonais.

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