« Japonais, ayez plus d’appétit ! » déclare l’ancien Premier ministre Nakasone Yasuhiro
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La politique actuelle est d’une frivolité sans précédent
—Aujourd’hui, ce n’est plus seulement la population locale qui s’inquiète de la confusion qui règne sur la scène politique japonaise, mais également la communauté internationale. Que vous inspire les causes de cette situation ?
NAKASONE YASUHIRO Je pense que les hommes politiques d’aujourd’hui manquent d’une vision claire de notre époque. Le socle de l’action politique, c’est de savoir accorder cette action avec une perspective à long terme, avec une vision globale de la société confirmée par une profonde réflexion de ce que l’histoire nous enseigne. Un savoir que les hommes politiques actuels n’ont pas acquis. Ils ne possèdent ni direction, ni stratégie politique basée sur une compréhension scientifique. Ils ne s’efforcent pas suffisamment à approfondir leur sens des valeurs essentielles ni leur capacité de jugement face aux situations. Le résultat est que, à l’heure actuelle, ils sont incapables de prendre la mesure de la situation politique réelle dans laquelle se trouve le pays.
Ils semblent se contenter de discuter de la direction des actions à mener contre les problèmes une fois qu’ils ont éclatés. Leur champ visuel ne dépasse pas le stade d’une joute entre la majorité et l’opposition, joute qui ne quitte pas le terrain de la rhétorique la plus vaine : des échanges de paroles sans consistance. Comment s’étonner que le peuple s’amuse du spectacle offert par la politique comme s’il s’agissait de disputes de salon ! Nous avons complètement perdu la profondeur et la grandeur de la politique, actuellement d’une frivolité sans précédent.
Il est capital de posséder une vision de l’histoire et une philosophie
—Dans son livre « L’Ennemi de la démocratie – Pour une alternance politique » (Minshu no teki — Seiken kôtai ni taigi ari , éditions Shinchôsha, 2009], l’actuel Premier ministre Noda Yoshihiko (Ndlr : à la date de l’interview, c’est à dire de 2011 à 2012) parle de vous en termes élogieux : « M. Nakasone fut le meilleur Premier ministre du Japon d’après-guerre, et le plus respecté ». Quels conseils lui proposeriez-vous ?
De notre temps, des politiciens tels Ogata Taketora, Yoshida Shigeru, Hatoyama Ichirô et moi-même avions une profonde conscience de nos valeurs et de notre situation. Autrement dit nous avions étudiés les principes de base de la politique. Nous étions entraînés, intellectuellement et physiquement, pour déployer une action politique sur une base rationnelle et théorique.
Nous éprouvions par ailleurs à notre époque un grand intérêt pour la religion. Aussi bien Yoshida, Hatoyama et tous les politiciens de la génération au-dessus de la mienne étaient en relation avec des hommes de religion. Ils pouvaient par exemple inviter un bonze zen à venir de Kyoto pour l’écouter s’exprimer, ou se rendaient eux-mêmes dans une salle de méditation pour faire du zazen. À un titre ou à un autre, nous suivions tous un enseignement spirituel. Moi-même, je me rendais chaque semaine au temple Zenshôan du quartier Yanaka, à Tokyo, pour une séance de méditation.
Nous entretenions également des relations étroites avec des intellectuels reconnus. Les endroits pouvaient être différents. Pour Hatoyama, c’était à son domicile personnel. Yoshida, c’était dans sa résidence officielle de Premier ministre, mais plusieurs fois par mois, tous organisaient des salons de discussion, et se créaient ainsi l’opportunité de s’entretenir avec des spécialistes. Et Ogata en faisait de même. Comprenez que nous, hommes politiques d’avant et d’après-guerre, nous nous retrouvions autour d’un principe commun : un individu dépourvu de convictions n’avait pas le droit de devenir homme politique. Avant de s’engager dans cette voie, il fallait avoir fait reconnaître la preuve de ses capacités intellectuelles et de son sens moral, par ses paroles et ses actes.
Aujourd’hui, Il me semble que les hommes politiques n’ont plus d’occasions d’aiguiser leur pensée et leur philosophie. Ce qu’on demande aujourd’hui à un homme politique, c’est une capacité de réplique verbale au Parlement, une rhétorique de slogan publicitaire, ils ne savent plus s’exprimer autrement que par phrases courtes. Le cœur de la politique s’est déplacé vers le terrain de la manœuvre verbale. La politique est devenue futile, elle n’a plus de poids. Ou dit autrement, la politique est devenue bien trop journalistique, l’académisme a disparu.
Les politiciens actuels se répandent en paroles frivoles. Songez simplement à Noda, qui se laisse surnommer « le gobi », ou encore à cette phrase d’un ministre : « hop, tu es contaminé par la radioactivité » [NDLR : Hachiro Yoshio, ministre du commerce, a été contraint de démissionner le 10 septembre 2011, après seulement huit jours en poste, suite au tollé suscité par cette "blague" à propos de la radioactivité autour de la centrale de Fukushima.]. La politique japonaise a perdu toute dimension spirituelle, toute dimension philosophique, à mon avis il faut voir qu’elle est devenue une sorte de jeu télévisé. Je pense qu’il faut faire retrouver à la politique son académisme, ses valeurs spirituelles et philosophiques, et que le personnel politique en soit imprégné.
—Le journalisme a peut-être une part de responsabilité dans ce phénomène ?
NAKASONE Certainement, oui.
« Les hommes politiques actuels manquent de volonté d’apprendre »
—L’état de confusion qui règne sur la scène politique japonaise influence également nos relations avec les autres nations. De grands changements devraient avoir lieu en 2012, année où plusieurs pays importants pourraient changer de dirigeants politiques. Quelles orientations préconiseriez-vous quant à notre politique étrangère ?
NAKASONE Parmi les hommes politiques en vue ces temps-ci, peu me semblent capables de développer une pensée cohérente en la matière. Or il est essentiel que les leaders politiques japonais, qui sont amenés à traiter avec leurs homologues étrangers, outre une perspicacité internationale et une stratégie politique nationale, acquièrent une stratégie diplomatique personnelle. C’est quelque chose que les hommes politiques étrangers possèdent fermement. Sur cette base rigoureuse, ils représentent leur pays dans leurs relations internationales.
Autrefois, au Japon aussi le domaine de la politique étrangère relevait d’hommes qui avaient étudié les fondements des différents régimes dans le monde. Comme je le disais précédemment, il serait nécessaire de repenser les valeurs que doit porter la politique et donc revenir aux fondamentaux, aux savoirs académiques que tout homme politique doit posséder pour tenir fermement sa fonction.
—Vous pensez donc que les fondements sont essentiels à la formation des hommes politiques, tant sur le terrain de la politique intérieure que sur celui de la diplomatie ?
NAKASONE Pour connaître nos points d’appui et comprendre l’époque contemporaine, il est crucial de pouvoir compter sur des valeurs, une philosophie, une conception de l’histoire solides.
C’était autrefois la condition requise pour exercer en politique. Mais les hommes politiques actuels manquent de volonté d’apprendre.
Aiguiser son sens des valeurs, sa philosophie personnelle, approfondir sa vision de l’histoire, c’est aussi acquérir une plus grande carrure en tant qu’homme.
En ce qui concerne la diplomatie, ce n’est pas au ministre des affaires étrangères qu’il appartient de diriger la politique internationale d’un pays. Il reste le bras droit du Président de la république ou du Premier ministre à qui demeure le leadership de l’action diplomatique. Je considère de fait la diplomatie des rencontres de chefs d’État comme la quintessence de la diplomatie. Je vois les relations internationales comme une compétition mettant en œuvre la force et la sagesse des chefs d’États et de gouvernements. C’est dans ce sens qu’il m’arrive de comparer la diplomatie des sommets de chefs d’État aux Jeux olympiques. Il est nécessaire alors pour un leader politique de gagner en carrure, c’est-à-dire, par sa vision aiguë de l’histoire mondiale, sa conscience du présent, sa vision du monde personnelle, de rivaliser avec ses homologues étrangers, voire de dépasser ses homologues étrangers. C’est cette perspicacité-là qu’il s’agit d’acquérir.
Lors d’une rencontre de chefs d’États, il ne faut pas plus de dix minutes pour se faire une idée des capacités de son interlocuteur. Même s’il parle une langue étrangère, on peut déduire ses capacités de son attitude en tant qu’orateur. Dans certains cas, il peut s’agir simplement de reconnaître que nous partageons les mêmes valeurs, mais ces valeurs peuvent aussi être antinomiques. Dans une situation d’affrontement, être capable d’inspirer du respect à son adversaire devient un atout pour son pays. La confiance acquise entre dirigeants lors d’une rencontre au sommet entraîne ensuite l’action diplomatique. Et la capacité à gagner la confiance des chefs d’États étrangers repose sur les capacités personnelles des hommes politiques. Mais l’éducation dispensée depuis la réforme du système scolaire après-guerre me semble bien insuffisante pour former des leaders possédant ces capacités.
La mission de l’homme politique
—L’année 2011 a été marquée par le Grand tremblement de l’Est du Japon et l’accident nucléaire de Fukushima. En quoi la capacité d’un homme politique à incarner un véritable leader est-elle importante dans une telle situation de crise ?
NAKASONE Un leader politique porte le destin du pays sur ses épaules. Pendant que vous occupez le poste de Premier ministre, un séisme ou un accident nucléaire majeur peuvent se produire, un conflit international ou une crise financière peuvent éclater, tout cela, c’est ça c’est le destin de l’homme politique.
Mais sa mission, c’est de dépasser ces situations. Les analyser avec pertinence, les intégrer parfaitement, et tirer le pays vers l’époque suivante. C’est cela, le travail de l’homme politique. C’est pour cela qu’il lui est nécessaire d’étudier et de se former quotidiennement. Ogata, Yoshida, Hatoyama et moi-même avons tous suivi cette voie en notre temps.
—Lorsque vous étiez Premier ministre, le mont Mihara situé sur l’île d’Izu Ōshima est entré en éruption. Tous les habitants furent promptement évacués et cette situation de crise parfaitement maîtrisée...
NAKASONE Faisant partie d’une génération qui a connu la guerre, j’étais préparé à l’état d’urgence. J’avais étudié le comportement à tenir en tant que dirigeant grâce à mon expérience dans l’armée navale japonaise. Lorsque je suis entré en politique, je savais donc déjà parfaitement ce qu’un responsable avait à faire si une telle situation se présentait. Quoi qu’il arrive, je savais comment agir avec rapidité. Aucun besoin de demander d’abord conseil à quelqu’un. C’est pourquoi, même devenu alors Premier ministre, je n’étais jamais pris par surprise, je n’agissais jamais par précipitation. Il s’agissait simplement d’appliquer l’enseignement que j’avais étudié.
Les hommes politiques actuels n’ont pas vécu de la même manière et n’ont pas non plus l’opportunité de se former. Il n’y a qu’à étudier par soi-même ou sous l’égide de ses aînés. C’est d’ailleurs le devoir des aînés de transmettre leurs expériences et connaissances. Malheureusement, cette relation d’aîné à cadet a quasiment disparu et les opportunités d’acquérir une formation pratique pour les politiciens ont également disparu.
Pour ce qui est de la gestion de crise, on peut dire qu’aujourd’hui ce sont des amateurs qui sont en charge des responsabilités politiques. C’est d’ailleurs tout aussi vrai dans d’autres domaines : je pense que le Japon fait face à un véritable problème de formation des dirigeants.
L’« avidité » est nécessaire pour se construire en tant qu’humain
—Hormis cette question de l’éducation, de quoi le Japon a-t-il besoin pour préparer l’avenir ?
NAKASONE Depuis l’époque où j’étais étudiant, j’ai commencé à construire mon socle de futur homme politique par ma formation et mon développement personnels. À peine prise ma décision d’entrer en politique, j’ai dédié ma vie entière à cet objectif, me nourrissant intellectuellement pour fortifier mon mental.
De nos jours aussi, ceux qui veulent entrer en politique consentent certainement d’importants efforts dans ce but. Mais je pense qu’à mon époque nous avions véritablement « faim » du savoir des penseurs anciens, nous étions puissamment attirés par les maîtres zen, nous avions cette ambition d’acquérir leur savoir. Je me demande si cet appétit, cette « avidité », ne manque pas à ceux d’aujourd’hui.
Sans doute le système éducatif en vigueur avant-guerre nous apprenait-il à développer humainement en nous cette sorte d’« avidité ». Le système moderne ne me semble pas favoriser telle ambition. Comment construire des êtres humains, telle est la question. J’entends parfois dire que l’ancien était meilleur. C’est sans doute vrai tant il créait de multiples opportunités d’apprentissage, non seulement dans la salle de classe et par les livres, par la compétition sportive, la vie en pensionnat, les récits des aînés. Nous étions passionnés et étions avides d’acquérir ce qu’ils possédaient. Les gens d’aujourd’hui sont plus terre-à-terre et font moins de sentiments.
—À cause des lacunes de l’éducation nationale, les gens ne seraient plus capables de dépasser les apparences pour pénétrer l’essence de chaque chose ?
NAKASONE Tout à fait. Retrouver cette avidité de la quête de la vérité, n’est-ce pas ce dont nous avons le plus besoin, finalement ?
—Selon vous, le Japon survivra-t-il au XXIe siècle ?
NAKASONE Bien sûr.
—En êtes-vous certain ?
NAKASONE Oui. Se tourner vers les origines de notre longue histoire permet de comprendre qu’en étant en quelque sorte enfermé sur un archipel – appelé Ôyashima en ce temps-là – le peuple japonais possède un très fort sentiment de cohésion, qui se fait discret en temps normal mais qui remonte immédiatement à la surface en temps de crise. C’est l’essence du sentiment d’appartenance à l’histoire et à la nation japonaise. Pour moi, le peuple Japonais a réservé ses forces pour l’avenir. Je ne suis donc nullement inquiet.
(Note de la rédaction : Nakasone Yasuhiro est décédé le 29 novembre 2019, à l’âge de 101 ans.)
(Propos recueillis par Harano Jôji, de Nippon.com, le 30 septembre 2011. Photographie de Kawamoto Seiya)