Ogawa Yôko, la romancière de la mémoire et de la perte
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Un roman écrit il y a un quart de siècle, qui connaît aujourd’hui un nouveau souffle grâce à sa traduction, est en passe de devenir un best-seller. Cristallisation secrète, publié en 1994 au Japon et en 2009 en France, a paru en 2019 aux États-Unis dans sa version anglaise, où il a figuré parmi les finalistes du National Book Award ; en mars 2020, au moment de la rédaction de cet article, il était également nominé au Booker Prize britannique. Ce roman qui a séduit les lecteurs grâce à sa thématique intemporelle sur la mémoire et la perte, est également lu comme une dystopie illustrant ce sur quoi pourrait déboucher la société actuelle.
Ogawa Yôko, à travers ses interviews dans les médias américains, a pu voir que son œuvre avait touché des lecteurs dans une autre langue, sans perdre de sa force, mais elle a également eu la surprise de constater que les journalistes y trouvaient des liens avec la situation politique actuelle aux États-Unis : « On m’a posé des questions politiques, ce qui n’était pas arrivé il y a 25 ans. Je n’ai pas cherché à mettre en scène un futur proche plein d’inquiétude pour dénoncer une quelconque politique, au contraire, mon intention était de dépeindre un temps passé, remontant à bien avant ma propre naissance. En relisant ce livre pour la première fois depuis longtemps, j’ai été surprise de voir que j’y avais décrit un tsunami. Si ce texte résonne avec le futur tel qu’envisagé par les gens aujourd’hui, c’est effrayant. »
Hommage au Journal d’Anne Frank
Cristallisation secrète se déroule sur une île où la « disparition » progresse en raison de l’effacement de la mémoire. Oiseaux et fleurs, photographies et calendriers, toutes les choses et créatures du quotidien et jusqu’aux concepts disparaissent – et les humains sont incapables de se rappeler ce qu’ils ont perdu. Certains, qui parviennent à garder leur mémoire, sont poursuivis par la police secrète et emmenés dans un lieu inconnu. C’est dans ces circonstances que la narratrice, une écrivaine, cache un jour son éditeur dans sa cave.
Cette œuvre peut en effet être lue comme une dystopie, un futur proche où une dictature érigerait une société de surveillance et aurait la mainmise sur l’information. Mais lors de sa rédaction, ce à quoi pensait Ogawa Yôko était tout autre : c’était un hommage au Journal d’Anne Frank, lu à l’adolescence. Un livre qui lui a appris que mettre des mots sur ses pensées est une liberté qui nous appartient.
« J’ai réalisé que c’est parce que j’avais lu le Journal d’Anne Frank que je suis devenue écrivaine. Le jour où l’éditeur gagne sa cachette, il pleut à verse. Comme le jour où Anne s’est cachée. À cause de la pluie, tout le monde marche vite, tête basse : on ne le remarque donc pas. Ce passage est un hommage à Anne Frank. »
Ogawa Yôko cherchait à intégrer Le Journal d’Anne Frank dans son propre récit. Dépeindre une personne qui est dépouillée de tout, dans l’injustice la plus totale, permet de faire ressortir la monstruosité de la société ; en même temps, la romancière souhaitait détailler le mécanisme d’effacement de la mémoire. Ces deux fils narratifs tout d’abord séparés ont fini par se rejoindre pour former l’histoire d’une île.
« Dans le livre, la disparition est une cause de désespoir, mais en tant qu’écrivaine, cela a été très gratifiant à écrire. Par exemple, prenez un oiseau qui prend son envol ou des pétales de fleur qui flottent à la surface d’une rivière. L’instant de leur disparition m’apparaît très clairement sous forme d’image et c’est amusant à décrire, j’y ai pris plaisir jusqu’à la fin. »
Un monde sans enfants
Quand Ogawa Yôko commence à écrire, les images et la rencontre avec un lieu sont ce qui compte le plus, davantage que l’intrigue. « Quand j’y repense, j’ai toujours écrit des histoires où l’on est confiné dans des lieux étroits », souligne-t-elle. Dans ses œuvres, le huis clos – dans une chambre d’hôpital, un musée, une bibliothèque… – joue un rôle central. « Cela a peut-être un lien avec le Journal d’Anne Frank, mais il y a sûrement l’idée qu’un lieu exigu est synonyme de sécurité. Dans mon dernier roman, on conserve des âmes dans de petites boîtes. »
« Les Petites boîtes » (Kobako – 2009), son premier roman en sept ans, dépeint un monde sans enfants. La narratrice vit dans un ancien jardin d’enfants. Dans la salle de spectacle de cette ancienne école s’alignent des petites boîtes en verre où les parents en deuil viennent déposer des objets correspondant à la « croissance » de leur enfant – peluches, gâteaux, cahiers d’exercices ou encore remèdes contre l’acné et même premières bouteilles d’alcool. Quand arrive la saison où souffle le vent d’ouest, les parents montent sur une haute colline et accrochent à leurs oreilles des minuscules instruments très particuliers, comme une harpe fabriquée avec les cheveux des enfants disparus, ou des clochettes en forme de fiole de verre contenant leurs dents de lait et leurs ongles. Et alors, lorsque l’air souffle, eux seuls entendent la musique bouleversante de ces instruments.
Ce thème puise ses origines dans une tradition locale découverte par l’auteure en 2013, à l’occasion d’un voyage dans la région du Tôhoku, le nord-est du pays : pour que les enfants décédés puissent se marier dans l’au-delà, leurs parents déposent au temple des tablettes votives (ema) décrivant leur mariage et des poupées représentant un jeune couple, dans une boîte en verre. Parfois, ces boîtes contiennent des jouets ou des cahiers et des crayons.
Cristallisation secrète décrivait la résistance à l’effacement de la mémoire, mais dans « Les Petites boîtes », c’est avant tout la résignation qui domine. « Si ceux que nous aimons sont voués à disparaître, nous sommes sans doute doués de la capacité de l’accepter. Même la perte d’un enfant relève des lois de la nature. Les parents déposent dans la boîte des objets en offrande à l’âme de leur progéniture et échangent avec lui en écoutant le vent jouer de ces petits instruments qu’ils accrochent à leurs oreilles, ils essaient d’accompagner les lois de la nature. Dans Cristallisation secrète, la disparition de la mémoire et de ceux qu’on aime est orchestrée par les humains, pour des raisons politiques ; dans "Les Petites boîtes", c’est un sentiment de perte très différent. »
L’année suivant la parution de Cristallisation secrète, 1995, a été marquée par le séisme de Kobe et l’attaque au gaz sarin à Tokyo par la secte Aum. En 2001, les attentats aux États-Unis renforçaient l’instabilité mondiale. Et en 2011, le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon suivi de l’accident nucléaire de Fukushima ont fait toucher du doigt à Ogawa Yôko à quel point notre monde était précaire. « Traverser ce quart de siècle m’a fait comprendre que la mort et le deuil n’étaient pas une perte mais un chemin vers certains lieux inaccessibles autrement, vers une autre perception de la vie et de la mort. C’est ainsi que j’ai dépeint ce monde où les enfants continuent à grandir après leur disparition, où ils sont une raison de rester en vie. »
Donner la parole aux morts
Enfant, Ogawa Yôko lisait des livres pour la jeunesse d’auteurs étrangers et au lycée, elle a été bouleversée par Le Journal d’Anne Frank. Elle s’est ensuite tournée vers la littérature japonaise et, en faculté de lettres, ce sont des auteurs comme Kanai Mieko, Ôe Kenzaburô ou Murakami Haruki qui l’ont influencée. C’est à travers les traductions de Murakami Haruki et de Shibata Motoyuki qu’elle s’est de nouveau intéressée à la littérature étrangère. L’écrivain américain Paul Auster, en particulier, a eu un fort impact sur son œuvre, dit-elle : « Auster, c’est la littérature du récit. On a l’impression que quelqu’un nous raconte une histoire. Quand j’ai lu Moon Palace, j’ai compris comment écrire. Mon rôle, c’est de me faire le vecteur des choses qui sont dans le monde extérieur… »
Plus jeune, elle a cherché pendant un temps à écrire pour exprimer sa voix intérieure, mais au fil du temps, son intérêt pour autrui l’a emporté. « Hors de soi, il y a de multiples histoires qui n’attendent que de trouver les mots pour être racontées. Je déchiffre les histoires qui se sont fossilisées faute de disposer des mots nécessaires. Je me suis rendu compte que considérer les choses sous cet angle me permettait d’écrire plus naturellement. »
Quelques années après ses débuts en tant qu’écrivaine, il lui est apparu que tous les personnages de ses romans étaient, en quelque sorte, des morts. « Quand on subit un choc traumatique ou une injustice, on peine à mettre des mots dessus. On peut dire que je m’attache, par le biais de la littérature, à donner des mots à ces personnes, à ceux qui subissent, par exemple, le décès d’un enfant. Il existe la mort physique, mais aussi la mort dans le sens où, dans le monde des mots, on a perdu les siens. Pour dépeindre ces morts-là, le narrateur joue un rôle important. Dans "Les Petites boîtes", la gardienne des boîtes n’a pas perdu d’enfant, et cela crée une distance. Il m’a semblé que choisir une narratrice un peu en retrait permettait d’en faire une observatrice plus objective. »
« Mémoire » un mot-clé
Nombre de ces personnages sont des personnes isolées, en marge de la société. L’intérêt d’Ogawa Yôko pour ces personnes remonte à une expérience vécue dans son enfance : « La famille de mon père tenait un lieu de culte du mouvement spirituel Konkôkyô ; je suis née et j’ai grandi auprès d’eux. Les gens venaient à l’église pour toutes sortes de raisons, en laissant derrière eux leur statut social. Là-bas, on était tous égaux. Dans mes romans, les personnages ont généralement une faille qui les met en marge de la société. C’est peut-être parce que dans mon enfance, j’ai vu beaucoup de gens dans ce cas. Des gens poussés vers le bas-côté, qui vivent sur le fil, prêts à se faire aspirer par les ténèbres. »
Dans « Les Petites boîtes », Ogawa Yôko met en scène des parents ayant perdu leur enfant ; dans son précédent roman, Petits oiseaux (2012), c’étaient deux frères qui parlaient uniquement le langage des oiseaux. La Formule préférée du professeur (2003), devenu un best-seller, dépeignait la relation entre un professeur dont la mémoire s’efface au bout de 80 minutes et son aide à domicile. Ainsi, la « mémoire » est un mot-clé dans son œuvre.
« Dans "Les Petites boîtes" aussi, certains personnages sont aux prises avec la mémoire ; c’est un thème incontournable quand on s’intéresse à l’humain. Les gens sont leur mémoire. Dans La Formule préférée du professeur, c’est en privant le professeur de sa mémoire qu’on voit qui il est et comment il interagit avec ceux qui l’entourent, son aide à domicile et le fils de celle-ci. » L’idée de ce livre lui est venue de la rencontre entre deux motifs : les troubles de la mémoire et les mathématiques.
« Pour mon prochain roman, j’ai envie d’écrire sur le théâtre. Le théâtre, qu’on surnomme "boîte" (hako) en japonais, est un univers à part, sans interaction entre ce qui se passe sur scène et les spectateurs. J’en reviens toujours aux mêmes endroits, constate Ogawa Yôko en riant. Avoir un espace bien délimité me met en confiance pour écrire. Je suis incapable de me lancer dans une histoire qui serait une aventure à travers le vaste monde. »
(Interview et texte de Itakura Kimie, de Nippon.com. Photos : Nippon.com)