Sous le regard des grands arbres mystiques du Japon
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Comme le dit Baudelaire, les arbres sont de vivants piliers.
La nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers. (« Correspondances », 1857)
Souvenirs d’enfance
Imposants et vénérables, ces arbres sont parcourus d’une puissante force vitale. On dit même qu’ils abritent des esprits sacrés. À leur ombre pluriséculaire, la vie humaine semble bien brève.
Depuis les temps les plus reculés, qu’ils soient dans des forêts ou dans l’enceinte sacrée de sanctuaires shintô, les arbres ont fait l’objet d’un culte car on voyait en eux des divinités protectrices ou la manifestation d’esprit d’ancêtres. Année après année, ils ont résisté aux vicissitudes du temps et du climat, leur silhouette a été modelée par les siècles et leur cortège d’épreuves. Certains sont tordus et noueux, d’autres se faisant parfois parasite ont entrelacés leur tronc à d’autres arbres et se fortifiant les uns les autres vivent en symbiose. Beaucoup ont pris de l’âge, ont dépéri ou ont fini par mourir, ailleurs ils continuent de pousser, feuilles et branches élancées vers le ciel. Les êtres humains ont voulu lier leur destin à celui des arbres, voir en eux un avertissement, un médium de purification ou une raison de reprendre courage.
J’ai grandi dans le Tôhoku, au nord-est du Japon. J’habitais dans un village pauvre et retiré, dans une zone montagneuse où les hivers étaient froids et rigoureux. La neige s’amoncelait tant que nous devions passer par les fenêtres du premier étage pour entrer et sortir de la maison. Si l’on s’aventurait un peu trop loin, la nature reprenait ses droits, la forêt se faisait épaisse et lugubre tant les arbres y étaient immenses. Notre maison était située au bord d’un ruisseau, dans un village qui vivait de l’extraction du cuivre. La mine a fermé quand j’étais petit et je me souviens du chemin étroit parcouru main dans la main avec mes parents, quand, effrayé de partir, j’ai dû laisser définitivement notre village derrière moi. Il y avait des rigoles des deux côtés de la route, probablement des eaux usées venant de la mine qui s’accumulaient et formaient d’étranges tourbières d’un blanc verdâtre et laiteux. J’avais peur de glisser et d’y finir englouti. Je pensais qu’elles étaient comme des portes menant directement aux enfers. Je ne sais combien de fois leur teinte d’outre-tombe m’est apparue en rêve.
Je devais avoir une vingtaine d’années quand j’ai pu retourner avec mon oncle sur les terres de mon enfance. La région sauvage et montagneuse avait été envahie par la végétation, on sentait bien que le temps avait passé. Le chemin avait disparu, il fallait se frayer un chemin parmi les hautes herbes. Puis nous sommes finalement arrivés à un endroit qui devait avoir été habité. Non loin de là courait une rivière dont le lit était envahi de mauvaises herbes. On décelait ça et là des pans de murs, les seules preuves qu’autrefois les lieux avaient effectivement abrité la vie.
« On doit être sur le site du village », dit mon oncle.
C’est en ce lieu que je suis né. En été, on entendait résonner le chant des cigales dans les montagnes. C’est de là que je viens. Cet endroit avait bercé ma prime enfance. Après le décès de mes parents, des souvenirs me sont revenus, par bribe, peu à peu. Maintenant ils sont puissamment ancrés aux tréfonds de mon être. Je n’étais pas sûr de vouloir donner une forme photographique à ces souvenirs, mais cela a finalement donné lieu à « En pèlerinage, les arbres sacrés » (Jurei Junrei), une série pour laquelle j’ai parcouru le Japon caméra à la main à la recherche des arbres géants.
Des colosses aux formes étranges
Grâce à la photographie, j’ai vécu de merveilleux moments, chacun très différent, mais certains arbres m’ont particulièrement marqué. Laissez moi vous parler d’un très bel akô (Ficus superba var. japonica) rencontré à Fukue dans l’archipel des îles Gotô (préfecture de Nagasaki). Deux arbres s’étaient entrelacés en grandissant. L’un d’eux avait pris le dessus et son tronc soutenait le treillis végétal mais ils se dressaient ensemble vers le ciel, comme debout sur leur deux jambes ligneuses, en marche vers le sanctuaire shintô. Au sol le réseau de leurs racines ressemblait au lacis du système nerveux humain, un enchevêtrement dont il se dégageait une grande force vitale et dont la présence physique pure écrasait tout ce qui se trouvait alentour. En passant sous l’arche formée par leurs deux troncs — comme on le ferait avec un portique torii pour entrer dans l’enceinte sacrée d’un sanctuaire — j’ai été parcouru d’un frisson. Ils étaient comme les gardiens d’un temple, dressés là pour empêcher l’accès aux personnes mal intentionnées, veillant à ne laisser passer que les âmes vertueuses.
Mais il y a aussi ce châtaignier pleureur découvert à Tatsuno, dans la préfecture de Nagano, où je m’étais rendu un hiver. Ses branches qui avaient ployé sous les feuilles retombaient en volutes tout autour de son tronc. On avait l’impression qu’il arborait une mise en plis dont les mèches se faisaient vague sous la houle. Cela lui conférait une aura de bizarrerie baroque et un air méchant assez dérangeant. Comme cet arbre est dans une région où il neige abondamment, en hiver il est impossible de s’y rendre en voiture et il faut des heures de marche pour aller jusqu’à lui. Je me souviens encore de l’impatience ressentie sur le chemin.
Je voudrais vous parler aussi d’un ginkgo sacré de la préfecture de Saitama dont le tronc fait onze mètres de circonférence, il aurait plus de 700 ans. Nous sommes dans l’enceinte d’un temple bouddhique à l’ambiance sereine, creusé à même la roche. Les racines apparentes de l’arbre ont encerclé un gros rocher. Le spectacle qui s’offre à la vue est extraordinaire, on dirait un enchevêtrement de serpents.
Certains arbres ont des « racines aériennes » qui ressemblent à des stalactites accrochées au plafond d’une grotte. Par leur forme, certaines peuvent laisser penser à des seins, on se rend donc sur le site dans l’espoir que les accouchements se passent bien ou que les enfants restent en bonne santé.
Une expérience qui donne des frissons
Il n’y a pas si longtemps, un phénomène mystérieux s’est produit alors que je photographiais un hinoki (cyprès japonais) dans la préfecture de Fukushima, avec un appareil 8x10. Pendant la séance photo, j’ai senti comme une présence oppressante, quelque chose d’inhospitalier émanant de l’arbre. Je me suis donc arrêté un instant et dans la seconde, la sensation a disparu. Puis j’ai installé l’appareil photo sur son trépied. Comme il faisait chaud, j’ai enlevé ma veste et l’ai posée sur une clôture voisine. Tout d’un coup, le ciel jusqu’alors calme s’est transformé. Une puissante bourrasque est venue balayer les lieux, faisant rugir la forêt au loin. Le vent a fait tomber mon trépied et mon appareil photo et d’imposantes branches de l’arbre qui me surplombait sont tombées au sol avec fracas. En un instant, je me suis retrouvé au cœur de la tourmente et le hinoki que j’essayais de photographier s’est transformé sous mes yeux en une épave échevelée. Pire encore, dans sa chute son appareil à armature de bois avait été endommagé, certains des composants métalliques se retrouvaient tordus.
J’ai alors remarqué qu’il y avait une stèle expliquant que cet arbre sacré abritait l’esprit des guerriers décédés pendant une bataille de la période Sengoku (1467-1568). Saisi de peur, je me suis dit que la bourrasque signifiait peut-être que les guerriers ne voulaient pas être photographiés et je me suis alors incliné pour leur demander pardon. J’étais sur le point d’abandonner mon projet quand j’ai remarqué que l’objectif et le mécanisme de l’obturateur n’avaient pas été cassés. J’ai réparé mon appareil à la va-vite et j’ai pris plusieurs photos de l’arbre, même s’il lui manquait alors plusieurs branches arrachées par le vent quelques instants auparavant.
De ces arbres magnifiques émane une force, un esprit qui nous touche, nous affecte et transforme tout ce qui les entoure. Certains sont sacrés. Pluriséculaires, ces colosses ont survécu aux hivers les plus rudes. Je leur suis reconnaissant d’exister et chaque fois que je les prends en photo, je me rappelle que je leur dois respect. Quand je pose mes mains sur leur écorce, je sens leur souffle et je perçois cette force vitale qui pulse en eux, qu’ils partagent avec moi et dont ils me gratifient à chaque photographie.