Offrir sa tête à manger, une mise en garde contre la cupidité
J’ai interviewé Yanase Takashi pour la dernière fois au printemps 2013, afin de préparer un livre de ses expériences de la guerre. À l’époque, il avait 94 ans, nous avions donc convenu que chaque entretien ne durerait pas plus d’une heure, mais la conversation s’éternisait toujours plus que prévu.
Sur la guerre, un jour il m’a raconté ceci :
Je pense que les causes de la guerre sont la « faim » et la « cupidité ». Piller un autre pays pour se procurer de la nourriture parce qu’on a le ventre vide, ou vouloir plus alors qu’on a déjà assez de territoire ou de ressources, voilà ce qui conduit à la guerre » (Boku wa sensô wa daikirai « Je déteste la guerre », de Yanase Takashi, compilé par Nakano Haruyuki, éditions Shôgakukan)
Cette idée est clairement exprimée dans son œuvre la plus célèbre, Anpanman. Ce personnage vole au secours des enfants qui ont faim et surmonte leurs difficultés en leur offrant son propre visage fait d’anpan (petit pain fourré de haricots sucrés) à manger. Anpanman incarne l’idée de créer un monde sans faim et met en garde les gens contre la cupidité.

Yanase Takashi (au centre) lors de son 90e anniversaire. Il tient le certificat du Guinness des records qui reconnaît Anpanman comme l’œuvre contenant le plus grand nombre de personnages dans une seule œuvre d’animation. En juillet 2009, à Tokyo. (Jiji Press)
La douleur et la honte de ne pas pouvoir manger ont été le point de départ
Yanase est né dans la préfecture de Kôchi en 1919. Lorsqu’il était enfant, son père, qui travaillait comme correspondant pour une société de presse, est mort à Shanghai, laissant sa famille à Tokyo. Sa mère s’est remariée et lui et son jeune frère, Chihiro, deux ans de moins que lui, ont été accueillis par leur oncle, médecin à Kôchi. Takashi était douée pour le dessin et partit à Tokyo pour étudier le design à l’École technique des arts et métiers de Tokyo (aujourd’hui la Faculté d’ingénierie de l’Université de Chiba). Après avoir obtenu son diplôme, il travailla au service de publicité d’une entreprise pharmaceutique à Tokyo.
En 1941, âgé de 22 ans, il est mobiisé et affecté à une unité de l’armée impériale basée dans la ville de Kokura (aujourd’hui Kita-Kyûshû). La guerre sino-japonaise était déjà devenue un bourbier et, en décembre, le Japon lança l’attaque sur Pearl Harbor, plongeant le pays dans la Guerre du Pacifique contre les nations alliées des États-Unis et de la Grande-Bretagne. En 1943, il fut envoyé à Fuzhou en Chine, où il participa à des activités telles que le décryptage de messages militaires et le travail de propagande pour encourager les résidents locaux à coopérer. Il se rendait dans les villages voisins, présentant ses propres spectacles de bandes dessinées sur le thème de la nécessité de la coopération et de l’harmonie entre les deux pays, avec des phrases telles que « le Japon et la Chine sont comme des jumeaux ».
Sur le chemin de Shanghai à la fin de la guerre, l’unité de Yanase fut bombardée par l’armée chinoise. Une bombe explosa à proximité et une balle passa près de son oreille. Les soldats japonais et chinois mouraient les uns après les autres. La guerre le dégoûta ». À Shanghai, il contracta le paludisme et endura une fièvre de plus de 40 degrés pendant plusieurs jours. Il n’avait pour se nourrir que de la bouillie de riz liquide deux fois par jour, au petit-déjeuner et au dîner. Il fut contraint de consommer de l’herbe pour apaiser sa faim. Yanase réalisait à quel point il était douloureux et honteux de ne pas avoir à manger.

Immédiatement après la fin du conflit, des prisonniers de guerre japonais ont été capturés par la marine américaine à Shanghai. Yanase fut interné dans un établissement situé dans une ville près de Shanghai. En septembre 1945. (Photo 12/UIG/Getty Images)
La guerre en Chine était terminée. Il se souvient de ces jours de 1945 en ces termes :
J’ai vu combien les soldats du pays vaincu étaient misérables. Mon supérieur, qui avait été si arrogant, sans son grade, n’était plus qu’un simple paysan. Il n’avait aucune autorité. (…) Après l’inspection, nous étions divisés en groupes et affectés à des LCS (navires de combat côtiers). Chacun de nous était gardé par un soldat américain armé d’un fusil » (« Je déteste la guerre »).
Pourquoi sommes-nous nés et pourquoi vivons-nous ?
De retour à Kôchi, sa ville natale, en 1946, Yanase apprit que son jeune frère, Chihiro, était mort au combat. Il était devenu lieutenant de marine et se rendait aux Philippines en mission spéciale lorsque son navire fut coulé par un navire de guerre américain.
L’expérience douloureuse du champ de bataille et la mort prématurée de son frère furent les principales forces motrices de la création d’Anpanman. L’armée, qui brandissait sa bannière de « justice » tout en crevant de faim sur le champ de bataille, a toujours été un « héros misérable » pour Yanase. De plus, cette « justice » n’était pas fiable. Lorsque le conflit prit fin, le mal et la justice d’hier furent soigneusement intervertis. Les questions « Qu’est-ce qu’un héros ? » et « Qu’est-ce que la vraie justice ? » demeurèrent longtemps dans le cœur de Yanase.
On dit que 2,3 millions de soldats japonais sont morts pendant la Guerre du Pacifique, comme son jeune frère. Les paroles de la chanson thème de l’anime, « La marche d’Anpanman », peuvent être interprétées comme un requiem pour les jeunes hommes qui ont perdu la vie pendant la guerre. Bien que Yanase ait dit qu’il n’avait jamais pensé jusque-là, je crois que ses sentiments se sont exprimés inconsciemment.

Yanase Takashi a lui-même décidé du titre de son livre « Je déteste la guerre, réflexions de Yanase Takashi sur la paix » (éditions Shôgakukan).
Un homme aux multiples casquettes
Après la guerre, Yanase a travaillé au service éditorial du mensuel Kôchi Shimbun, le journal local. C’est là qu’il fait la connaissance de Nobu. Fortement attiré par cette femme joyeuse, franche et inébranlable dans ses convictions, il la suit à Tokyo en 1947, et la demande en mariage. La capitale souffrait encore des effets de la guerre, avec des dégâts causés par les bombardements et des pénuries alimentaires. Le couple s’unit sans organiser de cérémonie et commence sa vie conjugale en louant une chambre chez un ami.
Yanase a commencé à publier des mangas dans des journaux et des magazines alors qu’il travaillait au service de publicité du grand magasin Mitsukoshi à Tokyo. Lorsque son travail de mangaka s’est intensifié, en 1953, il est devenu indépendant, sous les encouragements permanents de son épouse. Il a travaillé comme scénographe, parolier, personnalité de la télévision, concepteur de personnages pour des films d’animation et rédacteur en chef de magazine. En clair, un homme aux multiples casquettes, mais avec un complexe : il n’avait aucune œuvre d’importance à son actif.
Impopulaire auprès des adultes... mais très apprécié des enfants
La première apparition de la forme actuelle du personnage d’Anpanman remonte à 1973. Le héros au visage de pain rond fourré n’a cependant pas connu des débuts faciles. L’idée de nourrir les gens en donnant sa tête à manger a suscité les critiques des adultes. « Cruel », « idiot » étaient des qualificatifs que l’on pouvait entendre dans la bouche d’enseignants de maternelle et de critiques éducatifs, et même le rédacteur en chef en charge avait déclaré que Yanase « n’en publiera pas d’autre ».
Mais si les adultes étaient inquiets, les enfants, eux, prenaient la mesure de l’attrait du personnage. Ce n’était pas seulement un héros doté d’une grande force, mais aussi une personnage au bon cœur qui partageait sa joie. Anpanman a conquis le cœur pur des enfants. Yanase a été surpris lorsque le propriétaire d’un magasin d’appareils photo qu’il connaissait bien lui a dit que les enfants lui demandaient de leur lire Anpanman tous les soirs.

Albums Anpanman publiés par Froebel-kan (Nippon.com)
La popularité d’Anpnaman s’est progressivement développée et la suite Let’s Go ! Anpanman a été publié en 1975. Après plusieurs rebondissements, la série d’animation a commencé à être diffusée en 1983, d’abord uniquement dans la région métropolitaine de Tokyo. À l’époque, une diffusion à 17 heures avec une part d’audience de 2 % était considérée comme bonne, et le réalisateur en charge a déclaré : « Ne vous attendez pas à un audimat important ». Lorsque la diffusion a débuté toutefois, elle a enregistré une part d’audience de 7 %. La zone de diffusion de l’émission a été étendue à l’ensemble du pays. À cette époque, Yanase avait 69 ans.
Anpanman est le chef-d'œuvre de Yanase Takashi, réalisé après être passé par de nombreuses difficultés. Les épreuves qu’il a vécues pendant la guerre, les relations qu’il a nouées avec les personnes qu’il a rencontrées ensuite, ainsi que le travail qu’il a accompli, tout a porté ses fruits d’une manière où une autre.
Un personnage populaire, serviable et concret
J’avais demandé un jour à Yanase pourquoi il avait choisi d’utiliser un pain fourré aux haricots sucrés en tant que personnage de son manga. « Il est né au Japon, bon marché et facile à trouver, il se conserve longtemps, il peut être mangé au goûter et aussi remplir le ventre des personnes qui ont faim », m’avait-il répondu. C’est une friandise facile à apprécier. Voici sans doute pourquoi elle a conquis le cœur des enfants.
En 2018, le nombre d’albums d’Anpanman publiés au Japon s’élevait à environ 200 pour les œuvres originales de Yanase et 750 pour celles utilisant les illustrations de l’anime. Selon une étude de la société Tôhan, le nombre total d’exemplaires publiés a dépassé les 81 millions.
Au fur et à mesure de la publication de la série, Yanase a créé une succession de nouveaux personnages, dont le malicieux Baikinman, ainsi qu’une variété de personnages de pain et de nourriture. En 2009, lorsque l’anime télévisé a atteint son 1000e épisode, le Guinness des Records a reconnu les 1 768 personnages (à l’époque) comme le record du monde du nombre de personnages dans une seule série d’animation.
L’anime a été diffusé dans des pays tels que les États-Unis, la Corée du Sud, la Chine, Taïwan, la Thaïlande et le Moyen-Orient. Les ventes de livres et d’articles à l’effigie des personnages se portent également très bien.

Pains à l’effigie de personnages vendus à la « Boulangerie Jam ojisan », qui se trouve à l’intérieur du Musée des enfants Fukuoka Anpanman, dans la ville de Hakata. Photo d’avril 2014. (Jiji Press)
Anpanman a également sauvé le cœur d’enfants victimes de catastrophes naturelles majeures : après le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon en mars 2011, la « Marche d’Anpanman », la musique introductive de l’anime, a été jouée dans les centres d’évacuation des zones sinistrée, comme chanson thème pour le rétablissement.
« Alors allons-y, avec le sourire... »
Entouré de sourires jusqu’à la fin
Yanase est décédé à l’âge de 94 ans en octobre 2013. En février de l’année suivante, une fête d’adieu a été organisée dans un hôtel de Hibiya, à Tokyo, autour du thème : « Merci, Yanase Takashi ! » La fête était grandiose, et les décorations et la mise en scène avaient été planifiées par Yanase avant sa mort. Lors de l’ouverture, il y avait une scène où la silhouette de Yanase chantait et dansait, et la salle était remplie de sourires jusqu’à la fin.

Une photo de Yanase Takashi exposée sur l’autel commémoratif, aux côtés d’une multitude de personnages tirés de l’univers d’Anpanman. À Tokyo, le 6 février 2014. (Jiji Press)
Depuis ma première visite à Yanase Takashi dans son studio d’Akebono-bashi, à Tokyo, au printemps 1998, je l’ai interviewé à plusieurs reprises. Il m’a parlé de son régime de santé, de ses souvenirs de collègues mangakas, de sa ville natale, etc. Le rencontrer était toujours amusant.
Jusqu’à peu avant son décès, il a continué à inventer des histoires d’Anpanman et écrivait des chansons. En repensant à sa vie, il m’a également raconté :
« J’ai eu beaucoup de chance dans la vie. Chaque fois que j’ai eu des ennuis ou des difficultés, quelqu’un est toujours venu à mon secours, tout comme Anpanman. »
(Photo de titre : Yanase Takashi, le 1er mai 2013. Même après sa mort, les personnages qu’il a créés continuent d’être actifs dans le monde entier. Yoshikazu Tsuno / AFP, Jiji)