
Protéger sa vie et le paysage naturel : une boîte de conserves « Fuyez ! » pour sensibiliser au tsunami
Catastrophe- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
En décembre 2024, une conserverie du secteur public-privé située à Kuroshio, dans la préfecture de Kôchi, et Company Futagami, une chaîne d’hypermarchés de la préfecture, ont présenté un projet original de prévention des catastrophes. Il s’agit du projet « Conserves Nigeru » (Nigeru signifie littéralement « Fuyez ! »).
Les conserves, des boîtes bleu vif avec le dessin d’une personne qui court, inspiré par les pictogrammes des sorties de secours, seront d’abord vendues comme rations d’urgence dans les hypermarchés de la région comme stock de prévention des catastrophes. Des préparatifs sont en cours pour un lancement à l’échelle nationale lors de la Journée de la prévention des catastrophes en septembre.
Une boîte de conserve « Fuyez ! » contenant du riz à la bonite, d’un goût excellent même à température ambiante, en cours de développement par la conserverie.
Pourquoi une boîte de conserve de ce type et avec un tel message ?
Il est établi que Kuroshio pourrait être frappé par un énorme tsunami de plus de 30 mètres en cas de tremblement de terre dans la fosse de Nankai.
Lors de la conférence de presse, Tomonaga Kimio, directeur de la conserverie, a lancé cet appel :
« À Kuroshio, plutôt que de tenter de nous protéger par un mur, nous sensibilisons la population à la prévention des catastrophes avec le slogan : Si ça tremble, fuyez ! Nous voulons diffuser cette idée dans le monde entier par le biais des conserves. »
Un tsunami plus de deux fois supérieur à celui du 11 mars 2011
Kuroshio est une municipalité d’un peu moins de 10 000 habitants, située dans l’ouest de la préfecture de Kôchi. C’est une ville de pêcheurs qui possède l’une des plus grandes flottes de bonitiers (thoniers listao) à ligne unique du Japon.
En mars 2012, la ville est sous le choc.
Des estimations de la diffusion de l’intensité sismique et de la hauteur des tsunamis en cas de tremblement de terre majeur au niveau de la fosse de Nankai, une fosse sous-marine au large de l’océan Pacifique, à l’ouest du Japon, ont été publiées. Dans le cas d’un séisme de magnitude égale à celle du Grand tremblement de terre du l’Est du Japon du 11 mars 2011, une zone extrêmement étendue allant du Kantô (Tokyo et ses environs) aux régions de Shikoku et de Kyûshû (sud-ouest) pourrait être frappée par des séismes et des tsunamis de grande ampleur. Kuroshio en particulier pourrait être frappée par un raz-de-marée d’une hauteur de 34,4 mètres.
Les estimations de la préfecture de Kôchi indiquent également qu’un tel tsunami serait responsable de 90 % des victimes, dont le nombre pourrait se monter à près de 2 300, dans la commune uniquement.
Même lors du séisme de mars 2011, qui a fait de nombreuses victimes, le tsunami a atteint une hauteur maximale de 16,7 mètres à Ofunato, dans la préfecture d’Iwate. Le chiffre de 34,4 mètres, soit plus du double, a tout d’abord provoqué un sentiment de résignation parmi les habitants de la ville. Une femme âgée a composé ce poème :
Si le tsunami arrive, nous mourrons ensemble, m’a encore dit mon fils. Maintenant, je sais que je n’ai pas de bonnes jambes.
La leçon du « miracle de Kamaishi » : soyez le premier évacué !
Au printemps 2013, Onishi Katsuya, alors maire de la ville de Kuroshio (réélu en septembre 2024), a rendu visite à un universitaire. Katada Toshitaka, professeur spécialement nommé à l’université de Tokyo et figure-clé derrière le « miracle de Kamaishi », une municipalité touchée par le séisme du 11 mars 2011. En effet, alors que le tsunami y a fait de nombreuses victimes au moment de la catastrophe, les 570 élèves des écoles élémentaires et des collèges situés dans la zone face à la baie ont couru vers des terrains plus élevés, s’aidant les uns les autres, et s’en sont tous sortis sains et saufs.
Katada était responsable de l’éducation aux catastrophes naturelles dans la ville de Kamaishi jusqu’à quelques années avant le tremblement de terre.
Il s’inquiétait de ce que les parents avaient appris à leurs enfants, à savoir qu’ils étaient en sécurité grâce aux digues, qu’il n’y avait pas lieu d’évacuer en cas d’alerte au tsunami. Ses efforts ont visé à changer les consciences. Il n’avait cessé de répéter que se sauver la vie dépendait en fait d’évacuer par soi-même vers les terrains en hauteur, en se basant sur les « trois principes de l’évacuation » : ne pas être lié par des suppositions ; faire de son mieux, et être le premier à évacuer.
Onishi, le maire de Kuroshio, était plutôt démoralisé lors de sa rencontre avec Katada à Tokyo. « Je ne sais pas si je suis capable de protéger mes concitoyens. J’ai rendu visite à des experts en prévention des catastrophes, mais je n’ai trouvé aucune réponse. Que dois-je faire ? »
C’est alors que Katada lui a répondu par une plaisanterie :
« Voyons, monsieur le maire, vous êtes « le meilleur », c’est bien pour ça que vous êtes maire, non ? »
La discussion a alors pris un virage à 180°.
« De quoi avez-vous peur ? Ne me dites pas que le séisme du 11 mars a changé quelque chose dans la relation qui lie votre municipalité et la mer ! »
Onishi s’est trouvé pris au dépourvu.
Katada a continué :
« Depuis les temps anciens, je suis persuadé que votre ville, Kuroshio, a reçu de nombreux bienfaits de la mer. Des bienfaits innombrables… et de temps en temps, oui, quelques catastrophes. C’est ce que signifie vivre des bienfaits de la nature, et c’est ainsi que votre Kuroshio a continué à fonctionner depuis les temps anciens. Si vous croyez être à la tête d’une ville qui ne vit que dans le danger et s’effraie d’un phénomène qui survient une fois tous les mille ans, vous faites erreur ! »
Un tsunami géant est supposé se produire une fois tous les 1 000 ans, mais les chiffres eux aussi sont basés uniquement sur des simulations. Une seule chose est certaine, c’est que si un tremblement de terre majeur se produit, le tsunami qui suivra sera majeur lui aussi. Nous devons continuer à nous préparer au mieux pour protéger la vie des habitants et vivre dignement comme avant, en profitant des bienfaits de la nature, c’est ce que nous devons faire.
L’expression d’Onishi s’est détendue un peu à la clarté du discours de son interlocuteur.
« Écoutez, monsieur le maire. Vous êtes le citoyen n°1 de votre ville, et vous avez une chance de changer l’état d’esprit de ses habitants. »
Peu après, la municipalité de Kuroshio a nommé Katada conseiller et a élaboré un plan de gestion des catastrophes. La « détermination » de la ville a été inscrite au début du plan :
« Avec comme priorité absolue la protection de la vie des résidents, nous continuerons à promouvoir ce lieu riche des bienfaits de la mer. […] Kuroshio affrontera fermement le tremblement de terre de la fosse de Nankai et stimulera le développement de la ville sur la base du plan de prévention des séismes et des tsunamis. »
L’éducation de la population à la prévention des désastres est une priorité absolue. L’accent sera mis sur la nécessité de fuir en cas de tremblement de terre. Rejoignez un endroit plus sûr dès que possible. La municipalité encouragera également l’éducation à la vie en direction des enfants, afin de renforcer leur joie de vivre. »
Les exercices réguliers d’évacuation de la ville de Kuroshio apprennent aux élèves à emprunter le chemin le plus court entre leur école ou leur maison pour rejoindre un terrain plus élevé. Dans les zones où un tsunami géant est attendu, ou si l’évacuation est difficile, ils s’entraînent à courir jusqu’à une « Tour à Tsunami ». (Photo avec l’aimable autorisation de la ville de Kuroshio)
Sur la base de ce programme, plus de 500 exercices d’évacuation ont été répétés à l’échelle de la ville ou de la région côtière. Dans les zones où l’évacuation est difficile, des « Tour à Tsunami » ont été construites et des ateliers ont été organisés au cours desquels les communautés apprennent à s’entraider pour atteindre la zone refuge la plus proche possible, de jour comme de nuit.
Et pour entretenir l’influx de la préparation aux tremblements de terre, la conserverie de Kuroshio a été créée en tant que projet du troisième secteur de gestion des catastrophes, et les ventes ont augmenté.
Les plans d’évacuation sont communiqués à la communauté locale et les exercices sont répétés. Ceux-ci permettent également de renforcer la communication entre les habitants. (Photo avec l’aimable autorisation de la ville de Kuroshio)
Non aux digues qui cachent le paysage !
Le projet des boîtes de conserve « Fuyez ! », quant à lui, est né du « malaise » d’un designer, habitant de la préfecture de Kôchi.
Dans son appartement de la ville de Kami, dans l’est de la préfecture, Umehara Makoto regardait des photos sur son ordinateur, quand il est resté bouche bée.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Sur l’image, on voyait une digue qui s’étendait le long d’une route côtière dans les zones touchées par le séisme du 11 mars 2011. On savait au premier coup d'œil que la mer s’étendait au-delà de la digue, mais la route n’offrait aucune vue sur la mer.
« Ça ne va pas du tout ! »
Le budget de reconstruction pour le déastre du 11 mars s’est élevé à 32 000 milliards de yens sur 10 ans. Sur ce montant, 1 300 milliards de yens ont été investis dans les digues (année fiscale 2020), avec environ 432 km de digues construites le long des côtes des trois préfectures touchées (Fukushima, Iwate, Miyagi).
Umehara Makoto déclare :
« Comment peut-on se préparer à un tsunami en recouvrant tout de béton ? Est-ce vraiment ce que voulait la population sinistrée ? Toute la nation devrait y réfléchir. »
Umehara, qui est né et a grandi dans la préfecture de Kôchi, une région au patrimoine naturel très riche, a toujours eu une passion pour le « paysage ». Les agences gouvernementales et les producteurs de l’industrie primaire, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la préfecture, font appel à lui comme source de sagesse. Il a travaillé en tant que designer sur toutes sortes de projets, depuis les produits locaux jusqu’à des plans globaux pour les gouvernements locaux.
L’une de ses œuvres représentatives est le Musée de la Plage, ouvert depuis 1989 sur la plage d’Irino, ville de Kuroshio.
La plage d’Irino dans la ville de Kuroshio est également une digue naturelle. « Ce paysage est profondément ancré dans la vie des habitants », explique Tomonaga à propos de l’usine de conserves. (Photo avec l’aimable autorisation de la ville de Kuroshio)
Le concept du Musée de la Plage est de considérer les quelque quatre kilomètres de plage de sable, la mer et le ciel — autrement dit, le paysage naturel — comme une œuvre d’art. Le site officiel inclut un extrait de la proposition qu’Umehara à la ville il y a un plus d’un quart de siècle :
Il n’y a pas de musée dans notre ville.
La belle plage de sable est notre musée.
L’événement le plus important du Musée de la Plage est l’exposition annuelle de « T-shirt Art ». L’exposition s’est également tenue à l’étranger, dans des pays comme Hawaï et la Mongolie. La vue des T-shirts flottant au vent sur la plage de sable est spectaculaire. (Photo avec l’aimable autorisation de la ville de Kuroshio)
Dans l’esprit de Umehara, le Musée de la Plage est une forme de « résistance ». Dans les années 1980, le Japon était en pleine bulle économique et le développement des stations balnéaires était en plein essor, même dans les zones rurales, dans le but de « redynamiser » les zones locales. Un plan de développement a également été présenté à la ville de Kuroshio, mais Umehara, consulté par la ville, a fait une contre-proposition, qui était le Musée de la Plage.
Dans les boîtes de conserve « Fuyez ! », il y a le même sentiment de « résistance » contre ceux qui ont détruit le paysage des zones sinistrées.
Au printemps 2024, la conserverie de Kuroshio, qui célébrait son 10e anniversaire, a déclaré qu’elle souhaitait collaborer avec Company Futagami. C’est à l’occasion d’une table ronde visant à connecter les dirigeants de la conserverie et des hypermarchés, que Umehara a fait la proposition suivante :
« Travaillons ensemble, je suis d’accord, mais pour créer quelque chose d’intéressant. Par exemple, que diriez-vous de fabriquer et distribuer des boîtes de conserve “Fuyez !” ? »
La conserverie de Kuroshio. Elle s’inscrit dans le cadre du « projet de prévention des catastrophes » à la suite de la publication de l’étude qui identifie la ville comme le lieu probable d’un tsunami massif en cas de séisme. Le logo de l’entreprise à but non-lucratif indique « 34M » : la hauteur prévue du tsunami. (Photo avec l’aimable autorisation de la ville de Kuroshio)
Umehara, qui était en charge de la conception de l’emballage, a placé un pictogramme d’une personne en train de s’enfuir et le mot « Fuyez ! » sur le devant. Lorsque vous faites tourner la boîte dans le sens du personnage qui fuit, vous pouvez lire « Un repas délicieux en conserve pour la préparation aux catastrophes ». « Commencez par fuir. Une fois que vous serez en sécurité, un délicieux repas vous attend. » C’est le style d’humour d’Umehara.
À l’autre bout du Japon, Takahashi Hiroyuki, président d’Amekaze Taiyô (ville de Hanamaki, préfecture d’Iwate), un site de vente en ligne qui vise à lier les producteurs aux consommateurs et à créer une population connectée entre les zones rurales et urbaines, a déclaré son bonheur en prenant connaissance du projet des conserves « Fuyez ! ».
« C’est une déclaration, une promesse de continuer de vivre en harmonie avec la nature, comme avant, comme toujours, tout en se préparant à un tsunami. J’ai été impressionné qu’un gouvernement local prenne l’initiative d’une chose comme ça. »
Takahashi s’est présenté au poste de gouverneur de la préfecture d’Iwate en septembre 2011, lors des premières élections qui ont suivi le séisme du 11 mars, sur une plate-forme d’opposition aux projets de prévention des catastrophes qui reposaient sur les digues. Malheureusement, il a été battu.
« Il peut y avoir un jour hors nome tous les 100 ans, mais ce qui se passe les 99 années et 364 jours de vie ordinaire qui restent sont un choix que chaque communauté doit faire. Malheureusement, dans la région du Tôhoku (nord-est), la reconstruction s’est déroulée sur la prémisse qu’une situation extraordinaire allait se produire, et le mode de vie et la mentalité des habitants, qui avaient jusque-là toujours vécu en harmonie avec la nature, ont changé. »
L’exode de la population des trois préfectures touchées au cours des dix années qui ont suivi le séisme a eu pour résultat une baisse de 6,6 % de la population de ces régions. Soit plus de trois fois la moyenne nationale (moins 1,9 %).
« C’était quoi, cette reconstruction ? Tout citoyen japonais doit se poser cette question. »
Immédiatement après la tragédie du 11 mars, Tominaga, de l’usine de conserves, est allé apporter son soutien à la zone sinistrée en tant qu’employé de la ville de Kuroshio. Il dit qu’il n’oubliera jamais le paysage dévasté de Rikuzentakata, dans la préfecture d’Iwate, qui avant ressemblait tant à sa ville de Kuroshio.
« C’était douloureux, comme si on me montrait le futur de ma ville. »
Les pensées de Tomonaga vont également aux zones touchées par le tremblement de terre de la péninsule de Noto.
« Dans les discussions autour de la reconstruction de Noto, certains se demandent s’il faut investir dans une région qui va disparaître. C’est vraiment pénible à voir. Mais si ce projet de boîtes de conserve peut sensibiliser à la nécessité de protéger sa propre vie, alors on comprendra qu’il n’est plus nécessaire de consacrer des budgets énormes à des installations de “prévention”, car la seule mission que nous devons accomplir lorsqu’un désastre arrive tient en un mot : fuir. Je veux que les gens réfléchissent à une reconstruction qui préserve le paysage et soutienne les petits modes de vie ».
(Article écrit en collaboration avec Power News. Photo de titre : exercice d’évacuation en cas de tsunami dans la ville de Kuroshio. Avec l’autorisation de la ville de Kuroshio. En haut à gauche : une boîte de conserve « Fuyez ! ».)