« Les Cinquante-trois stations du Tôkaidô » : l’art de la grand-route, par Hiroshige
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Lyrisme et nostalgie
À sa naissance, en 1797, Utagawa Hiroshige, fils d’un pompier d’Edo (aujourd’hui Tokyo), s’appelait Andô Tokutarô. Après le décès successif de ses deux parents, survenu en 1809, la charge de sa famille lui a échu. Dés son plus jeune âge, il s’est trouvé immergé dans l’art et, en 1811, il est devenu apprenti du peintre d’ukiyo-e Utagawa Toyohiro. Il adopta le nom Hiroshige, en empruntant un caractère au nom de son mentor, et obtint l’autorisation de s’appeler Utagawa. En 1823, il renonça à sa position au sein de sa famille au profit d’un parent, et mit un terme formel à sa carrière de pompier en 1832, pour se consacrer à l’art jusqu’à sa mort, en 1858.
L’œuvre maîtresse de Hiroshige, Les Cinquante-trois stations du Tôkaidô, est constituée de 55 estampes représentant la totalité des stations de la route du même nom, ainsi que le point de départ, situé à Nihonbashi (à Edo), et le lieu de destination, le pont Sanjô Ôhashi de Kyoto. Le Tôkaidô lui a inspiré par la suite plus de vingt séries, mais celle-ci, appelée édition Hôeidô d’après le nom de son éditeur, a connu un immense succès à l’époque, et elle est restée plus que toute autre inscrite dans les mémoires. Pourtant, Hiroshige était virtuellement inconnu, et Hôeidô un nouvel arrivant. Quel secret se cache derrière le succès de la série ?
Inagaki Tomoko est l’un des conservateurs du Musée d’art d’Okada, à Hakone, où se tient jusqu’en décembre 2024 une exposition en deux parties de la version Hôeidô des Cinquante-trois stations du Tôkaidô. Elle explique que les guides illustrés des endroits célèbres publiés depuis la fin du XVIIIe siècle nourrissaient une appétence de voyage. Puis le roman comique Tôkaidôchû hizakurige, de Jippensha Ikku (traduit en français sous le titre À pied sur le Tōkaidô), publié au début du XIXe siècle, a connu un immense succès de librairie, avec l’impact positif que cela a eu sur l’intérêt pour la route du Tôkaidô.
« La démarche inédite de Hiroshige l’a conduit à dépeindre à la fois les voyageurs empruntant le Tôkaidô et les changements du paysage au fil des saisons, du temps qu’il fait et des heures du jour », dit Inagaki. « Si bien que ses estampes débordaient d’un lyrisme, absent des peintures précédentes des lieux célèbres, qui touchait le cœur des gens ordinaires. La pluie, par exemple, figure fréquemment dans les œuvres de Hiroshige, mais il opère une distinction délibérée entre, disons, les lourdes averses vespérales, les abondantes chutes d’eau et les bruines légères. Á sa reproduction réaliste et vivante de la nature venait s’ajouter une restitution saisissante du climat et des gens. C’est la source d’une sorte de nostalgie qui va droit au cœur. »
Le patchwork de Hakone
L’estampe des Cinquante-trois stations du Tôkaidô représentant Hakone est célèbre entre toutes pour le raffinement de sa beauté. La nature montagneuse du terrain faisait de cet endroit le plus difficile à parcourir de tout le Tôkaidô, et Hiroshige a rendu compte de cela par la richesse de sa palette, alliant le vert, le bleu, le jaune et le brun. Au loin, le mont Fuji se dresse modestement tout de blanc vêtu, portant son manteau de neige hivernale.
« Une procession de seigneurs féodaux avançant vers le point de ralliement le long d’un chemin étroit et escarpé est représentée exclusivement par des chapeaux », dit Inagaki. « Le tableau se déploie progressivement, jusqu’à ce qu’apparaissent le lac Ashi et le mont Fuji, avec le sens du passage du temps qui en découle. »
Hiroshige est célèbre pour ses estampes sur bois, mais dans ses dernières années, il a également peint de nombreux tableaux pour le clan Oda du domaine de Tendô (aujourd’hui préfcture de Yamagata). Au nombre de ceux-ci figure une paire de rouleaux, exposée au Musée d’art d’Okada, dans le style doux et raffiné apprécié des samouraïs. On voit à gauche le lac Ashi, et le mont Fuji au-delà, tandis qu’à droite se trouve une source chaude, sans doute Tônosawa.
Il existe un débat parmi les chercheurs pour savoir si Hiroshige a vraiment voyagé plus loin que Hakone, certains disant que ses œuvres des Cinquante-trois stations ne prennent pas leur source dans des observations personnelles. L’un de ses disciples a écrit que le shogunat lui a donné l’ordre de suivre le Tôkaidô jusqu’à Tokyo en 1832, mais la vérité de cette affirmation n’est pas attestée.
Selon Inagaki, « Pour les représentations de lieux situés à l’ouest de Shizuoka, il y a davantage de cas où ses références proviennent du livre source Tôkaidô meisho zue (illustrations d’endroits célèbres du Tôkaidô). Dans le même temps, on peut sentir l’authenticité des scènes de route jusqu’à Hakone, et cela incite certains à dire qu’il a vraiment parcouru ce tronçon. Mais il existe peu de témoignages, et il est donc impossible de se prononcer en toute certitude. »
Hokusai, un rival ?
Le mont Fuji figure dans sept des estampes de la série. Alors que Hiroshige cherche la diversité à travers un équilibre entre des saisons et des climats variés, les apparitions du mont Fuji ont tendance à se produire en hiver.
Le Fuji matinal qu’on voit sur l’estampe de Hara fait ressentir l’ampleur écrasante de la montagne. Alors qu’ailleurs dans la série il joue un rôle d’appoint, vu au loin par des voyageurs, il occupe ici une place centrale. Baigné dans la lueur incandescente du matin, il se dresse au milieu du tableau, son sommet sortant du cadre.
Une femme parcourant la route en toute hâte se retourne au cri d’une grue et soulève son chapeau pour regarder le mont Fuji. Hiroshige rend superbement sa façon d’être figée dans l’instant, réticente à continuer d’avancer. « La composition ingénieuse met en valeur la sublimité du mont Fuji dans le soleil matinal », dit Inagaki.
Le maître de l’ukiyo-e Hokusai était célèbre pour ses estampes du mont Fuji. Hiroshige était son cadet de plus de trente ans, mais il semble avoir été animé par un fort esprit de rivalité. Dans une introduction à son ouvrage Cent vues du mont Fuji (Fujimi hyakuzu), il a écrit que Hokusai se préoccupait avant tout de mettre en valeur ses compositions, dans lesquelles le mont Fuji n’était souvent qu’un élément parmi d’autres. Hiroshige, quant à lui, disait que ses œuvres étaient des esquisses de la montagne telle qu’il la voyait.
« En tant qu’artiste cherchant à représenter la réalité, la fierté que lui inspirent ses paysages ressort », dit Inagaki.
Un guide du gourmet sur la route du Tôkaidô
La dégustation des spécialités locales est l’une des joies du voyage, et il en allait de même à l’époque d’Edo. Des mets fameux figurent aussi dans Les Cinquante-trois stations.
Pour prendre un exemple, l’estampe de Kusatsu montre un relais de poste où sont vendus des mochi ubaga, ou « mochi de nourrice », qui sont des mochi en forme de poitrine enveloppés de pâte de haricots anko. On dit que cette friandise remonte à 1569, quand une nourrice de l’arrière-petit-fils d’un daimyô (seigneur) vaincu a caché l’enfant à Kusatsu, sa ville natale, et a gagné de l’argent pour l’élever en confectionnant des casse-croûte à base de mochi qu’elle vendait dans la rue.
Kusatsu était une plaque tournante, où le Tôkaido et le Nakasendô, une autre route reliant Edo et Kyoto, se croisaient après avoir divergé à Nihonbashi. Au premier plan de l’estampe, quatre hommes, perche à l’épaule, portent un gros colis. Alors qu’ils avancent vers la droite, ils sont croisés par cinq hommes qui se dirigent en toute hâte vers la gauche en portant une litière, dont l’occupant s’accroche pour ne pas tomber.
L’estampe suivante est consacrée à Ôtsu, la dernière des cinquante-trois stations avant Kyoto, et, en l’occurence, des mochi hashirii sont en vente. Le mot hashirii, qui veut dire « eau printanière bouillonnante », aurait, dit-on, été utilisé dès l’invention de la spécialité en 1764. Ces fins gâteaux de riz remplis d’une douce pâte de haricots sont façonnés en forme d’épée, en hommage à un célèbre forgeron du temps jadis.
Sur l’estampe de Mariko, deux hommes, dont l’apparence suggère qu’ils pourraient être les personnages comiques du livre À pied sur le Tôkaidô, dégustent le plat local de soupe tororo (igname râpée) accompagné de saké. Peut-être Hiroshige a-t-il puisé une partie de son inspiration dans le roman à succès.
D’autres produits locaux apparaissent aussi dans les estampes. Dans la représentation qu’il donne de la station Narumi (située dans l’actuelle Nagoya), Hiroshige place une boutique vendant des tissus teints d’Arimatsu. Des matériaux aux riches couleurs sont empilés derrière le rideau et il semble qu’un client soit en train de marchander avec le tenancier. À l’extérieur de la boutique, une femme vêtue d’un élégant kimono descend la colline transportée dans un palanquin. Peut-être a-t-elle acheté des tissus. L’estampe témoigne de la façon dont le réalisme de Hiroshige peut inciter ceux qui regardent ses œuvres à imaginer leurs propres scénarios.
« Leurs qualités esthétiques mises à part, Les Cinquante-trois stations servaient aussi de guide », dit Inagaki. « C’est sans doute l’une des grandes raisons de leur succès. »
Outre les 55 estampes des Cinquante-trois stations du Tôkaidô, l’exposition du Musée d’art d’Okada présente aussi de nombreuses œuvres célèbres liées au Tôkaidô, créées principalement par des artistes et des écrivains d’Edo et de Kyoto. Parmi les grands noms figurent le potier Ogata Kenzan, les artistes d’Edo Sakai Hôitsu et Suzuki Kiitsu, et les peintres de Kyoto Itô Jakuchû et Maruyama Ôkyo.
L’exposition se déroulera en deux parties, la première allant du 9 juin au 12 septembre 2024, et la seconde du 13 septembre au 8 décembre. Seule l’une des parties présentera des œuvres originales des Cinquante-trois stations du Tôkaidô, mais des copies seront proposées pour les estampes non exposées.
(Photo de titre : l’estampe de Kyoto des Cinquante-trois stations du Tôkaidô d’Utagawa Hiroshige. Avec l’aimable autorisation du Musée d’art d’Okada)