Avec Hokusai, « La Grande Vague de Kanagawa » a déferlé sur le monde
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La vague qui a déferlé sur le monde
Trente-six vues du mont Fuji est le titre d’une série de gravures ukiyo-e de Katsushika Hokusai (1760-1849), qui était septuagénaire lorsqu’il a produit cette œuvre. Cette série, qui a coïncidé avec un élan d’intérêt pour les pélerinages dans les montagnes sacrées chez les citadins d’Edo (aujourd’hui Tokyo), a rencontré un succès immédiat, qui a conduit à l’ajout de dix gravures supplémentaires. Elle a consolidé la place occupée par la représentation des paysages de « lieux célèbres » en tant que genre populaire et inspiré une pléthore d’artistes talentueux, dont Utagawa Hiroshige. Le chef-d'œuvre de Hokusai a constitué un jalon dans l’histoire de l’art japonais — un jalon dont l’impact s’est immédiatement fait ressentir bien au-delà de l’Archipel.
La série puise son inspiration dans le mont Fuji, la montagne qui est depuis des siècles emblématique du Japon. En 2013, elle a été intégrée dans la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco et, depuis lors, elle orne les pages des passeports japonais. Constituée de peintures composées avec une grande maîtrise, la série représente la montagne vue de près et de loin, mais une image en particulier exerce une forte impression dans le monde entier : la montagne vue d’en-dessous la Grande vague de Kanagawa. Sa renommée internationale n’est sans doute pas étrangère au choix de cette gravure comme motif destiné à orner les nouveaux billets de 1 000 yens qui ont été mis en circulation depuis le 3 juillet 2024.
La gravure représente trois bateaux de pêche ballottés par une mer agitée et apparemment sur le point d’être engloutis par une puissante vague, sous le regard distant et serein de la lointaine cime escarpée. Cette peinture, connue internationalement sous le nom de Grande vague, a fait son apparition sur un timbre français et sur les murs d’un gigantesque ensemble résidentiel de Moscou. Elle est devenue un élément incontournable de la culture mondiale de masse, familier à des millions de gens qui n’ont jamais mis les pieds au Japon ou entendu le nom de l’artiste.
Les prix sur le marché international de l’art reflètent la renommée et la popularité des œuvres de Hokusai. En 2024, un ensemble complet de 46 gravures de la série s’est vendu aux enchères aux États-Unis pour 3,6 millions de dollars. Peut-être plus impressionnant encore, l’année précédente une gravure unique de la Grande vague a atteint 2,8 millions de dollars. C’était un tirage précoce, fait avant l’érosion des plaques de bois due à un usage répété. Les tirages de la première génération sont appréciés des collectionneurs pour leur clarté et leur netteté. Ceci étant, le prix était remarquable pour une gravure qui circule en centaines de copies contemporaines.
L’impact de La Vague sur l’avant-garde européenne
On peut faire remonter la popularité de La Vague de Hokusai à l’exposition de Paris de 1867. Cet événement a marqué les « débuts » du Japon moderne sur la scène mondiale, après plus de deux siècles de repli à l’écart des affaires internationales. Les expositions d’estampes de type ukiyo-e et autres œuvres d’art exerçaient un fort attrait sur les Européens en raison de l’exotisme de leurs sujets et de la fraîcheur de leur style. L’art japonais a attiré de nouveau l’intérêt lors des expositions de 1878, 1889 et 1900, qui ont inspiré le mouvement appelé japonisme. (Voir notre article : Aux racines du boom japonais : le japonisme)
Dans la France du XIXe siècle, la peinture académique était soumise à une stricte hiérarchie des genres, avec au sommet les peintures historiques de scènes bibliques ou mythiques, suivies par les représentations et les scènes de la vie quotidienne. Les paysages et les natures mortes n’étaient pas considérés comme dignes d’un examen critique sérieux. Mais les estampes ukiyo-e plaisaient aux gens ordinaires en raison de l’immédiateté de leurs sujets, souvent tirés de la nature, comme les fleurs et les insectes. Ces images ont aussi inspiré des artistes d’avant-garde, qui ont intégré des idées et des techniques japonaises, et elles ont en ce sens exercé une influence déterminante sur le mouvement impressionniste en voie d’émergence.
La Vague de Hokusai, dont la lame gigantesque domine la composition, a eu un impact particulièrement fort sur les artistes occidentaux. Vincent Van Gogh était un collectionneur avide de gravures japonaises. Une lettre adressée en 1888 à son frère Théo contient une description frappante de la peinture : « Ces vagues sont des griffes, dans lesquelles le bateau se trouve pris, vous pouvez le sentir. »
La sculptrice française Camille Claudel a produit une œuvre qui associait une vague gigantesque et trois beautés classiques en train de se baigner au bord d’une plage. La première édition de la partition de La Mer de Claude Debussy était ornée de l’image d’une vague inspirée
Hokusai rentre chez lui
À l’origine, la contemplation des estampes ukiyo-e était une fantaisie peu coûteuse, puisqu’elles se vendaient à peu près au même prix qu’un bol de nouilles de soba, si bien que le concept d'« art » qui prévaut de nos jours était étranger aux gens qui les produisaient. Leur modèle d’activité consistait à produire et vendre en vrac les plus grosses quantités possibles. C’est pourquoi les artistes et leurs éditeurs suivaient toutes les tendances populaires, produisant des images d’acteurs célèbres du kabuki et de belles femmes (similaires aux « idoles » d’aujourd’hui), des images de lieux célèbres ressemblant à des affiches et des shunga, d’une pornographie sans complexe.
Mais à partir des années 1850, après l’ouverture forcée du Japon aux puissances occidentales, le pays a été envahi par les influences étrangères, et l’atmosphère a changé. Les gens se sont mis à mépriser la culture populaire de l’époque d’Edo (1603-1868) qu’ils jugeaient peu sophistiquée, féodale et embarrassante. Contrairement à l’Occident, où le japonisme a alimenté pendant un certain temps une fascination pour tout ce qui était nippon, l’intérêt pour l’ukiyo-e n’a pas tardé à s’estomper dans l’Archipel, et les collections d'œuvres d’artistes jusque-là populaires ont été dispersées à l’étranger. Les œuvres de Hokusai n’ont pas fait exception à la règle — dès la Restauration de Meiji, ses estampes ont été utilisées comme matériau d’emballage pour des objets plus précieux expédiés outre-mer. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que des gens se sont mis à nouveau à reconnaître la valeur artistique des estampes, désormais célèbres et recherchées à l’étranger.
En 1999, soit 150 ans après sa mort, Hokusai a été désigné par la revue Life comme l’une des « 100 personnes du millénaire », devenant par la même occasion le seul Japonais à figurer sur la liste. Sa renommée internationale a continué à s’envoler au XXIe siècle, et les grandes expositions de son œuvre qui ont eu lieu au Grand Palais de Paris (2014), au British Museum (2017) et au Musée des beaux-arts de Boston ont attiré des foules considérables.
Ces dernières années, le Japon a consacré lui aussi un certain nombre d’expositions à son œuvre, et beaucoup de belles estampes sont revenues de l’étranger. On est en droit de dire que la réévaluation de l’importance de Hokusai dans son propre pays est dans une large mesure imputable aux admirateurs étrangers qui ont collectionné et préservé ses œuvres.
Les racines internationales de La Grande vague de Kanagawa
Pourquoi cette peinture particulière a-t-elle connu une telle popularité en dehors du Japon ? « L’une des raisons que l’on peut avancer réside peut-être dans le fait que Hokusai lui-même a été influencé par l’art non japonais », dit Okuda Atsuko, conservatrice en chef du Sumida Hokusai Museum, à Tokyo. Okuda a récemment participé à l’organisation d’une grande exposition consacrée à la Grande vague : L’impact de la Grande vague de Hokusai, qui est ouverte jusqu’au 25 août 2024.
Peut-être l’aspect le plus frappant de la gravure réside-t-il dans l’usage étonnant du bleu vif. Il s’agit en l’occurrence du « bleu de Prusse », inventé en Allemagne au XVIIIe siècle. Au Japon, ce pigment était connu sous le nom de « Bero-ai » (Bero pour Berlin, ai signifiant indigo), et cette nouvelle importation a permis à Hokusai de produire des bleus plus frais et plus attrayants que tout ce qu’on avait vu jusque-là.
Les estampes de Hokusai représentant le Fuji faisaient aussi appel à la perspective à l’occidentale. Dans la fameuse image de la vague, le cadre est habilement composé de façon à naturellement détourner l'œil de la vague, en position dominante à l’avant du tableau, pour l’attirer vers le mont Fuji représenté à l’arrière-plan. Okuda compare la célèbre gravure à une autre version du même sujet, produite quelque 30 ans auparavant, représentant une vue de la mer au large de Honmoku, à Kanagawa. « Cette œuvre plus précoce montre des signes suggérant l’apparition de ce sens de la profondeur et de la perspective », dit-elle.
La représentation précise et détaillée de vagues était l’une des cartes de visite de l’école de peinture Rinpa à laquelle Hokusai appartenait dans les premières années de sa carrière. Cette école a joué un rôle important dans le développement du style yamato-e, brillant et coloré, de la peinture japonaise, qui empruntait souvent ses sujets à la nature. Hokusai a également tiré parti du réalisme des peintures chinoises représentant des oiseaux et des fleurs (huaniao-hua), et utilisé ces techniques pour saisir la fragile crête d’une vague sur le point de se disperser en embruns.
Hokusai a dédié sa vie à son art. Au cours de ses 88 années d’existence, il a déménagé à 93 reprises, créant sans relâche partout où il allait. À sa mort, il laissait derrière lui plus de 30 000 œuvres. Il se qualifiait lui-même de « démon de la peinture », et c’est peut-être la voracité de cet appétit démoniaque qui lui a permis de s’approprier des techniques provenant des traditions japonaises, chinoises et occidentales, et de les combiner pour produire des œuvres empreintes d’un équilibre remarquable entre réalisme et exagération visant à un effet.
La Vague de Hokusai est devenue un classique qui a inspiré d’innombrables hommages et parodies. Aujourd’hui encore, les artistes continuent à s’inspirer de son style et de sa composition. Il y eut un temps où les œuvres de Hokusai étaient traitées comme des morceaux de papier sans valeur. Un siècle et demi plus tard, elles se vendent pour des millions de dollars. Et désormais, son image la plus célèbre a été imprimée sur la devise nationale, où des millions de personnes la voient tous les jours. Comme l’artiste serait content de constater l’impact qu’a eu sa grande vague, qui, aussi changeante que la mer, captive l’imagination de tant de gens partout dans le monde !
(Photo de titre : l’assemblage des images a été réalisé par Nippon.com. [au centre] Le verso du nouveau billet de 1 000 yens © Stanislav Kogiku / SOPA Images via Reuters Connect. [dans le sens des aiguilles d’une montre depuis le haut gauche] Exposition sur Hokusai au British Museum de Londres le 10 janvier 2017 © Carl Court/Getty Images. Exposition au Caumont Centre d’Art, à Aix-en-Provence, le 6 novembre 2019 © AFP/Jiji. La Vague représentée avec des legos, au Danemark le 28 décembre 2022. © LEGO Group/Cover Images via Reuters Connect.)
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